Bulletins de l'Ilec

Un catalyseur d’utilité - Numéro 391

01/06/2008

Entretien avec Olivier Bomsel, professeur d’économie à l’Ecole des mines de Paris

De quand date la nouvelle économie du gratuit ? Est-ce un phénomène nouveau ? Olivier Bomsel : Le cadeau Bonux, les treize à la douzaine ou les échantillons de parfum existent depuis longtemps. L’économie du gratuit, telle que je la décris, correspond à l’entrée des troisièmes opérateurs de téléphonie mobile en Europe (1997) : en offrant l’accès illimité au répondeur et en forfaitisant les appels sortants, ils ont fait du service permettant d’être appelé individuellement, n’importe où, une utilité quasi gratuite. Est venu ensuite, en 1999, en France, l’abonnement gratuit à Internet concurrençant les offres payantes. Les nouveaux entrants sur le marché de l’accès ont proposé gratuitement des services que leurs concurrents faisaient payer. La nouveauté tient à la nature des innovations numériques, qui doivent, pour se déployer, trouver rapidement des masses critiques d’utilisateurs. Selon vous, ce n’est pas la baisse continue des coûts de traitement et de transport de l’information qui explique l’essor de la gratuité mais les « effets de réseau ». Comment les définissez-vous ? Leur fonctionnement et leur incidence en termes de gratuité ? O. B. : Les effets de réseau désignent la propriété des systèmes de communication, y compris des langages, faisant que plus un produit est utilisé, plus il est utile pour tous ses utilisateurs. Les premiers utilisateurs sont donc pénalisés par rapport à ceux qui adoptent le bien ou le service après eux. En conséquence, la tarification des biens et services numériques s’appuie sur la subvention des premiers utilisateurs : une fois réunie une masse critique, la dynamique des effets de réseau peut s’enclencher. Tous les consommateurs gagnent à ce que d’autres les rejoignent. Le gratuit est ici un catalyseur d’utilité. Conséquence : lorsque des industries produisent des biens complémentaires – musique et iPods, ordinateurs et moteurs de recherche –, la firme capable d’enclencher des effets de réseau, autrement dit une utilité croissante, fidélise ses consommateurs mieux que les autres. De là une concurrence pour offrir du gratuit. Comment fabrique-t-on du gratuit ? O. B. : De trois manières : en faisant payer les autres (les invitants paient pour les invités, les annonceurs pour les récepteurs, les appelants pour les appelés, etc.) ; en groupant des produits (un prêt immobilier à taux zéro ou des chèques gratuits avec un crédit revolving à très fort taux d’intérêt ; un combiné et des appels reçus gratuits avec des textos à forte marge ; une parabole gratuite et des contenus payants ; de l’accès à Internet avec du téléphone illimité et de l’accès à la télévision numérique…) ; enfin, en faisant payer plus tard : des mois d’essai gratuits, des services additionnels payants, etc. L’échange gratuit est-il assorti d’obligations ? O. B. : Le gratuit est un système tarifaire qui induit toujours des contreparties. Il n’y pas de déjeuners gratuits. En économie néo-classique, le prix permet l’allocation optimale des ressources. Qu’en est-il avec le gratuit ? O. B. : Les modèles néo-classiques sont fondés sur une demande potentiellement infinie et décroissante en fonction du prix. Dans l’économie numérique, l’offre est aussi fonction de la demande. Le gratuit sert à lancer des marchés qui ne pourraient exister sans lui. Il participe donc à la bonne allocation des ressources. La question est alors de savoir comment on le finance. Voir ci-dessus. Comment l’économie du gratuit peut-elle faire l’impasse sur les coûts ? O. B. : Elle ne le fait pas. Elle finance l’investissement de création de marché par les mécanismes que je viens d’exposer. La première marque mondiale en termes de valorisation boursière est Google, un fournisseur de services gratuits, et cette valorisation est produite bénévolement par les usagers de chaque contenu… O. B. : Google a trouvé comment faire payer à des annonceurs le service gratuit et de plus en plus utile de recherche sur Internet. Le gratuit peut-il être un accélérateur d’innovations et de progrès ? O. B. : Oui, s’il permet le déploiement d’innovations à effets de réseau. Quels sont les effets pervers du gratuit ? Une destruction de valeur ? Qui est perdant ? O. B. : Le gratuit numérique permet d’enclencher des effets de réseau. Lorsqu’ils se combinent aux effets d’échelle, ceux-ci engendrent très rapidement des monopoles mondiaux incontestables : Microsoft, Google, Apple (iPod)… Ces monopoles peuvent abuser de leur position dominante en amont ou en aval, ou faire payer au consommateur trop cher des produits joints… Diriez-vous, comme Denis Olivennes, que « la gratuité, c’est le vol » ? O. B. : Non. Le vol est le non-respect de la propriété, et rien d’autre. La concurrence pour enclencher les effets de réseau d’Internet incite l’ensemble de la chaîne des équipements et de l’accès à relever l’utilité de leurs services par la fourniture d’accès à des contenus propriétaires non payés. Le vol devient dans ce contexte un quatrième instrument de financement des effets de réseau, en plus des trois manières déjà décrite de « fabriquer du gratuit ». Mais compte tenu du rôle économique de la propriété, il est illusoire de penser qu’elle puisse durablement être remise en cause. Les recommandations du rapport Olivennes (2) proposent-elles des mesures efficaces pour décourager l’offre illégale sur Internet ? O. B. : Oui, puisqu’elles renchérissent le coût du vol par la menace, j’espère crédible, d’être suspendu d’accès. Indépendamment, d’ailleurs, d’autres poursuites légales. Elles relèvent ainsi la compétitivité de l’achat légal. Le rétablissement inéluctable de la propriété revient, en fait, à faire payer le consommateur plus tard. (1). Il dirige au Cerna le laboratoire d’économie industrielle de l’Ecole des mines ; auteur de « Gratuit ! Du déploiement de l’économie numérique », Folio actuel, Gallimard, 2007. (2). Rapport de Denis Olivennes au ministre de la Culture, le Développement et la Protection des œuvres culturelles sur les nouveaux réseaux, novembre 2007.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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