Bulletins de l'Ilec

Le complémentaire du payant - Numéro 391

01/06/2008

Entretien avec David Fayon, expert en NTIC

Comment la gratuité est-elle possible ? Quels sont ses modes de financement ? David Fayon : La gratuité est possible pour des biens ou des services proposés par une entreprise par le fait que celle-ci dégage par ailleurs d’autres sources de financement pour être économiquement viable. Un modèle économique intégrant tout ou partie de gratuit est possible. Pour le financer, plusieurs solutions sont envisageables. Ce peut être la publicité, comme avec les journaux gratuits de type 20 Minutes, Metro ou Economie Matin). On constate que certains acteurs qui vendaient des produits payants font évoluer leur modèle économique vers de la gratuité. Le New York Times est devenu gratuit en ligne, alors que la consultation de ses archives est payante. La perte de revenu des ventes est compensée par les revenus publicitaires. Ce peut être aussi l’espérance de revenus tirés de services additionnels : une partie du produit est donnée, pour inciter à l’abonnement du consommateur ou à la souscription d’un service premium. C’est le cas des réseaux sociaux LinkedIn ou Viadéo. Par ailleurs, le produit gratuit engendre spontanément un marché énorme par la seule vertu de son ouverture, sans compter les phénomènes de rumeur ou de marketing viral sur Internet, qui permettent de très vite conquérir une large clientèle et d’amplifier le phénomène. Qu’est-ce qui change avec Internet dans l’économie classique de l’échange monnayé fondée sur le concept de valeur travail ? En quoi les technologies numériques constituent-elles un phénomène singulier dans l’économie du gratuit ? D. F. : Les NTIC jouent un rôle d’accélérateur dans la gratuité, notamment pour les services qui ne demandent pas de production physique (par exemple le téléchargement d’un logiciel). Dans l’économie de l’immatériel, après copie du fichier, le propriétaire le détient toujours. Dans ce contexte, le coût marginal du service tend vers zéro. Avec Internet et plus généralement avec le Web 2.0 et les outils collaboratifs, le traditionnel modèle fondé sur des relations entre producteurs et consommateurs laisse place à un modèle de l’ordre de la coopération et de la contribution. Internet voit apparaître un pan d’activités non marchandes, par exemple les contributions bénévoles à l’encyclopédie libre Wikipédia. Les contributeurs qui produisent de l’information reçoivent autre chose qu’une simple compensation financière. Le gratuit peut-il être source de valeur monétaire ? D. F. : Oui. Il peut, par exemple sur Internet, constituer un produit d’appel. Google l’a bien compris en produisant une série d’outils autour de son moteur de recherche qui sont gratuits. Ils servent à fidéliser l’internaute à ses produits, qui reposent sur un même aspect et une même sobriété de l’interface. À côté d’eux, il propose aisément des liens parrainés, acceptés par les internautes, qui lui rapportent beaucoup, avec le système d’AdWords et d’AdSense. Google illustre cette gratuité pour l’utilisateur final même si, in fine, d’autres acteurs supportent le coût de la gratuité (achats des mots clés par des sites et des portails pour bien figurer sur les requêtes délivrées par le moteur). Le gratuit peut-il être un accélérateur d’innovation et de progrès ? D. F. : Oui, proposer du gratuit demande de l’imagination, parce que la gratuité n’est souvent qu’apparente et qu’il est nécessaire de concevoir un écosystème économiquement viable. Par ailleurs, le gratuit bouleverse les biens et services payants, qui doivent s’adapter à cette concurrence déstabilisante. Lorsque des entreprises proposent un téléphone portable ou la climatisation pour un euro, en contrepartie il est nécessaire d’imaginer une offre qui rapporte : par exemple un abonnement pour une période donnée avec dédommagement de l’entreprise en cas de dénonciation du contrat avant son terme. Dans ce contexte, les directeurs du marketing et de la recherche-développement doivent faire preuve d’imagination pour constituer des offres alléchantes. Ce fut le cas pour les opérateurs de la téléphonie mobile avec le forfait Millenium de Bouygues Télécom ou les minutes offertes. Toutefois, ce qui est gratuit pour les uns ne l’est pas nécessairement pour les autres. Par exemple, les journaux gratuits conduisent en aval à un enchérissement du coût des déchets. En un demi-siècle de consommation de masse, tous domaines pris en compte, la sphère du gratuit s’est-elle rétractée ou a-t-elle plutôt grandi ? D. F. : Le bilan est à nuancer. La sphère du gratuit s’est étendue de façon accélérée dans l’économie des services, en particulier depuis une dizaine d’années. Mais parallèlement, les activités régaliennes de l’État se sont réduites, et avec elles une partie de services qui étaient jadis gratuits et financés par l’impôt. Dans Free! Why $ 0.00 is the Future of Business, Chris Anderson proclame l’inéluctable gratuité ou quasi-gratuité, non pour le « tout gratuit », mais comme gratuité en tant qu’élément du marketing mix. Je consacre un chapitre de mon ouvrage Web 2.0 et au-delà à analyser l’émergence du gratuit rendue possible par Internet et les NTIC. Que pensez-vous de la théorie de la « longue suite » (2), où les ventes marginales sont les plus profitables, à l’inverse du principe des « 80-20 » de Pareto, et où échange monétisé et gratuité cohabitent harmonieusement ? D. F.: Cette théorie empirique se vérifie sur Internet. Elle dit également que les ventes de la seconde partie de la suite représentent un poids qui est au moins l’équivalent de celui du début, c’est-à-dire que l’ensemble des niches représente un marché aussi important – sinon plus – que celui des best sellers. Le choix, sur Internet, est plus vaste, et l’internaute peut bénéficier d’une offre de produits et de services quasiment infinie. Les coûts de stockage et de logistique sont moins contraignants pour les produits rares et il devient économiquement intéressant pour des enseignes en ligne de les proposer en catalogue et d’effectuer des approvisionnements en flux tendus, à la demande. Le rapport Olivennes soutient que la progression du marché de l’offre musicale légale dématérialisée est « loin de compenser la perte de revenus liée à l’effondrement du support physique » du fait de la « généralisation du gratuit illégal ». Ce constat n’est-il pas infirmé par la réussite d’Amazon ou d’iTunes, qui justifient l’offre payante par son considérable élargissement et un service supplémentaire (recherche, garantie de qualité…) ? D. F.: La loi DADVSI et le rapport Olivennes sont controversés. L’hypothèse de la licence globale, qui par ailleurs ne satisfaisait pas tous les acteurs, a été abandonnée. On aurait peut-être pu imaginer une troisième voie, comme l’expliqué l’ouvrage L’âge de Peer. (3) Avec Internet et les échanges poste à poste (peer-to-peer), il est vrai que des artistes peuvent subir des manques à gagner, car tout internaute peut télécharger massivement des fichiers MP3 des œuvres et ne presque plus les acheter. Toutefois, certains artistes ne seraient pas connus sans les téléchargements depuis des sites peer-to-peer ou les sites YouTube et Dailymotion, qui permettent de se faire connaître avec les clips vidéo que l’internaute peut télécharger librement. De surcroît, après avoir téléchargé des fichiers MP3 gratuitement, l’internaute aura peut-être envie d’assister à des concerts payants. Amazon et iTunes sont de bons exemples qui montrent qu’à côté du gratuit il existe un marché pour le payant avec des services additionnels. Le modèle gratuit, loin de cannibaliser le classique modèle payant, qui est rassurant, est complémentaire, au même titre que l’économie immatérielle ou nouvelle économie est agrégative à l’ancienne. (1). Auteur de Clés pour Internet et de Web 2.0 et au-delà (parution septembre 2008) chez Economica. (htpp://david.fayon.free.fr) (2). The Long Tail, de Chris Anderson. (3). L’Age de Peer : quand le choix du gratuit rapporte gros, d’Alban Martin,Village mondial, 2006.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.