Bulletins de l'Ilec

La marque en cure d’exigence - Numéro 397

01/02/2009

Entretien avec Denis Gancel, président fondateur de l’agence de communication W&Cie

En quoi les marques dites milliardaires (plus d’un milliard d’euros ou de dollars de chiffre d’affaires) peuvent-elles être considérées comme des armes anticrise ? Denis Gancel : La puissance est, par essence, une arme anticrise, les secousses atteignant moins facilement les groupes puissants. Depuis une vingtaine d’années, la course à la puissance n’a épargné aucun secteur. La concentration a touché aussi bien l’énergie, le pétrole, la chimie, la pharmacie, la banque, l’assurance... Ella a répondu à au moins deux raisons : celle, positive et offensive, qui se traduit par la mutualisation des forces (dont la R&D) pour investir, et celle, défensive, qui permet d’absorber les chocs en cas de crise mondiale. Conséquence sur le plan des marques : les entreprises raisonnent en termes de portefeuille de marques mondiales. Unilever est l’exemple souvent cité d’un groupe qui, au nom de la gestion par les coûts, a rationalisé son portefeuille, en réduisant de 1 400 à 400 le nombre de ses marques, celles supprimées ne représentant que 8 % de ses ventes. Il arrive aussi à des groupes de tuer des marques, comme récemment l’enseigne Champion… D. G. : La proximité est le deuxième enjeu. Les marques mondiales ne sont pas des satellites, elles doivent savoir se poser sur terre. Le risque pour ces marques milliardaires est de tourner autour de la planète sans jamais se poser, et de devenir trop importantes, trop puissantes aux yeux des consommateurs. Ceux-ci veulent être rassurés par la puissance des marques, mais ils veulent également être rassurés par la proximité. Le choix de Carrefour participe de la reconquête du centre-ville, avec Carrefour Market et Carrefour City, deux marques de proximité qui portent l’image puissante du groupe. Les petites marques, ou marques locales, sont-elles plus exposées en période de crise ? D. G. : Elles ont des marchés plus petits, plus étroits, que les grandes marques. Ce qui fait leur raison d’être est soit leur part importante sur le marché local, soit leur technologie, soit la présence d’un manageur doté d’une autorité importante dans le groupe. Pour autant, les petites marques sont menacées, en raison de leur plus faible capacité d’investissement en innovation. On parle de « marques nationales » – souvent internationales – ; dans la compétition internationale, y a-t-il place pour des marques nationalistes qui symboliseraient la puissance de l’Etat, son hégémonie économique et culturelle ? D. G. : L’héraldique, à l’origine de la science des marques, nous donne des clés. L’art des blasons et des écus est né des tournois au Moyen-Age, afin que les chevaliers puissent se reconnaître : pour qui je me bats, avec qui et contre qui ? Quelles sont les valeurs que je défends, mes frères d’armes et mes ennemis, comment les reconnaître ? Analogie avec les marques : il n’y a pas de marque apatride, toutes les marques doivent dire à leurs salariés pour qui et pour quoi elles se battent, elles doivent donc donner des signes de reconnaissance, reconnaître leurs adversaires. Il est vrai que quelques marques portent naturellement le drapeau de leur pays, comme les compagnies aériennes. Voyez le drame national qui est provoqué, quand l’Italie ou les Pays-Bas perdent leur compagnie nationale. On constate aujourd’hui un retour vers le local, vers les identités culturelles, qui caractérise la deuxième mondialisation. On voit émerger des marques indiennes, chinoises, demain russes et brésiliennes, après-demain africaines. Il n’y a pas de marque sans identité culturelle et sans ancrage. Se pourrait-il que les marchés occidentaux matures délaissent la « tyrannie » des marques, alors que dans le même temps les pays émergents rivaliseraient d’ardeur dans la création de marques ? D. G. : Il ne faut pas refuser aux pays émergents ce dont nous avons profité depuis longtemps, durant les Trente Glorieuses. Des temples de la consommation et des marques mondiales s’érigent dans ces pays. En Chine, Internet représente plus de trois cents millions d’internautes, plus qu’aux Etats-Unis, et le seul sujet de conversation accepté et encouragé, à cause de la censure politique, c’est la consommation, donc les marques. Comme la Russie, longtemps fermée, ces pays accueillent les marques étrangères comme un signe de modernité, de liberté, de bien-être et de confort. Les marques sont pour eux de bonnes nouvelles. Pour autant les « BRIC » (Brésil, Russie, Inde et Chine) entendent promouvoir leurs propres marques (les deux premières banques mondiales sont chinoises), car ils ont compris que les marques sont des actifs immatériels, sources de valeur. Parallèlement, dans certains pays développés, la marque est en danger de mort, puisque l’on y observe une forte croissance du maxidiscompte. Le consommateur occidental mature a la possibilité d’exprimer son refus de produits ou services qui ne justifient pas leur prime de marque par la qualité et l’innovation. Nous sommes en présence d’un courant d’exigence très fort vis-à-vis des marques. Le rapport du consommateur à la marque changerait-il au bénéfice de la valeur d’usage et au détriment de la valeur symbolique, distinctive et imaginaire ? Dans cette hypothèse, faut-il parler de comportements de crise, ou de tournant de la société de consommation ? D. G. : La particularité de cette crise est d’être une crise de l’immatériel et de l’intangible (produits de titrisation) aux Etats-Unis. Or une marque est faite de tangible et d’intangible. Mettre en cause l’intangible fragilise la marque. Le véritable enjeu pour les marques est d’inventer un nouvel intangible, acceptable pour les consommateurs. Un intangible non pas superficiel mais utile et qui correspond aux nouvelles attentes. Le patrimoine de la marque, son histoire, peuvent-ils être des outils de valorisation, de distinction ? D. G. : Oui, bien sûr, on en revient aux fondamentaux de la marque, constitués de son histoire, de l’esprit de son fondateur et de son territoire (l’ancrage). La crise appelle-t-elle une redéfinition du concept de marque ? Une approche par trop imaginaire n’occulte-t-elle pas la part d’un capital matériel autant qu’immatériel qui conditionne la capacité à innover ? D. G. : La marque est en danger, mais elle traverse une cure d’exigence qui ne peut que lui faire du bien. Ne resteront que les marques qui auront fait l’effort de se remettre en question, celles qui innoveront réellement. La marque devra se distinguer pour de bonnes raisons, sinon le consommateur la sanctionnera à une échelle sans précédent, grâce à l’audience mondiale d’Internet et des blogs.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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