Bulletins de l'Ilec

Un avantage comparatif fragile - Numéro 397

01/02/2009

Entretien avec Patrick Messerlin, directeur du groupe d’économie mondiale à Sciences Po Paris

En quoi la crise économique et financière actuelle affecte-t-elle particulièrement les marques ? Patrick Messerlin : La crise conduit les consommateurs à privilégier les marques qui tiennent véritablement leur promesse, qui apportent un réel service, à proportion du prix proposé. Les marques doivent plus que jamais parfaitement bien maîtriser, légitimer leur réputation. Car la crise va pénaliser celles qui ne tiennent pas leurs engagements. La crise vous paraît-elle tendre vers un modèle de développement porteur d’une nouvelle hiérarchie entre les pays ? P. M. : Nous observons une évolution, je l’espère inéluctable, où le monde tout entier devient enfin riche, la richesse s’étendant progressivement de pays en pays. Aujourd’hui, un tiers de la Chine a un niveau de richesse équivalant à celui de l’Europe centrale. Cela dit, il est difficile de savoir si la crise va faire dévier, de façon sensible et durable, les trajectoires actuelles de rattrapage de la Chine ou de l’Inde. On parle souvent de « marques nationales », en fait souvent internationales ; dans la compétition internationale, y a-t-il place pour des marques nationalistes qui symboliseraient la puissance de l’Etat, son hégémonie économique et culturelle ? P.  M. : Les marques multinationales tendraient plutôt à s’évader, autant qu’elles le peuvent, de leur Etat d’origine. McDonald’s semble un bon exemple qui adapte son offre aux goûts locaux : nationale, au commencement, la marque devient petit à petit locale. Il fut un temps où Walt Disney a joué le rôle de marque porte-drapeau américain, mais ce rôle s’atténue. Un type de produit peut symboliser la culture d’un pays, comme les pâtes associées à l’Italie. Mais ce n’est que pour un temps, en attendant les pâtes venues d’Asie ! Citons également l’univers du luxe, longtemps symbole de l’art de vivre à la française, et maintenant complètement sous influences mondiales – italienne, russe, chinoise, etc. L’investissement immatériel est-il une réponse à la récession, voire un point de passage obligé pour surmonter la crise ? P.  M. : Oui, l’investissement immatériel est une bonne réponse, puisqu’il permet de découvrir et d’exploiter des niches. L’investissement immatériel, c’est un investissement en réputation, obtenue par la recherche et les droits de propriété intellectuelle. Reste que ces derniers peuvent donner à l’entreprise l’illusion de monopoles éternels. La firme peut alors afficher des prix trop élevés trop longtemps, au risque que les consommateurs deviennent infidèles, attirés par les concurrents, moins chers et meilleurs. Car les bons imitateurs deviennent, eux aussi, des créateurs. Qui, il y a trente ans, aurait parié sur Toyota ? Et ce même Toyota peut craindre, pour demain, les nouveaux constructeurs chinois. Existe-t-il une corrélation entre la croissance économique d’un pays et l’importance des marques et de l’investissement immatériel ? P.  M. : La richesse engendre une plus grande variété de produits, que les consommateurs doivent repérer, ce qui n’est pas nécessairement facile. Aussi la marque est-elle source de réputation, mais aussi d’information. La corrélation entre croissance économique d’un pays et importance des marques paraît donc logique. L’Occident est-il mieux armé pour créer, protéger, développer les marques que les pays émergents ? La marque est-elle le dernier avantage comparatif des pays occidentaux ? P.  M. : Du fait de son ancienneté, l’Occident connaît et maîtrise mieux les marques. Mais, encore une fois, il ne faut pas commettre l’erreur de croire que la marque confère un monopole, car la concurrence est toujours là, qui vient bouleverser les situations réputées acquises. Ajoutons que la marque n’est pas le dernier avantage comparatif des pays occidentaux : n’oublions pas la technologie de pointe, les infrastructures, une plus grande accoutumance à la mondialisation... Le temps, l’épaisseur historique, serait-il le principal atout des marques des économies occidentales ? Faut-il y voir une rente au sens de Ricardo ? P.  M. : Le concept de rente nous renvoie à l’idée de mesure, de curseur. Il y a des rentes justifiées, celles qui naissent du savoir-faire, du savoir-concevoir, de la bonne connaissance du marché. Les autres rentes ne résistent pas à la concurrence. Si rente de marque il y a, est-elle plus particulièrement menacée en temps de crise, du fait d’un repli de la consommation vers les produits à bas coût ? P.  M. : Elle est menacée si on en fait un mauvais usage, c’est-à-dire si la marque ne répond pas aux attentes des consommateurs, si elle trahit sa réputation par rapport à son prix. Nos actifs immatériels ne sont-ils pas déjà trop vulnérables et opéables (activité ordinateur d’IBM racheté par Lenovo, Jaguar racheté par Tata, Heuliez par un investisseur indien, Arcelor par Mittal, les palaces parisiens...) ? P.  M. : On ne peut répondre qu’au cas par cas. Si l’on s’en tient à IBM, le groupe américain n’a jamais été un champion de l’ordinateur portable. Aussi la vente de cette activité au chinois Lenovo lui permet de se concentrer sur sa véritable compétence, son avantage comparatif : l’offre de services informatiques aux entreprises et aux particuliers, ce qu’il fait actuellement. Notre commerce extérieur est-il révélateur de nos faiblesses structurelles dans l’économie de l’immatériel et des marques ? La marque est-elle un attribut de la puissance des nations ? P.  M. : Notre commerce extérieur témoigne de notre difficulté à créer des marques de masse reconnaissables dans le monde entier, et non pas limitées à l’univers du luxe. Celles connues dans le monde, comme le Concorde, EDF ou le TGV, sont très liées aux subventions et aux marchés publics.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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