Bulletins de l'Ilec

De l’égotrophie des marques - Numéro 397

01/02/2009

Entretien avec Benoît Heilbrunn, professeur à l’ESCP-EAP

En quoi un climat de crise économique, financière et sociale affecte-t-il le désir de dépenser ? Est-ce toujours dans le sens de la restriction ? Benoît Heilbrunn : La crise n’est pas qu’une question économique de pouvoir d’achat, mais plus fondamentalement une question de foi dans une économie des marques ayant abusé de son pouvoir symbolique. Si crise il y a, c’est d’abord d’une crise des marques qu’il s’agit, d’une crise du modèle de « prémiumisation », qui va nous obliger à revoir complètement la logique de création de valeur qui sous-tend l’économie des marques. Celle-ci s’est déployée depuis le milieu du XIXe siècle sur l’idée que la force d’une marque se mesure à sa capacité à créer de la survaleur, au-delà de l’aspect strictement fonctionnel des produits ou services, en facturant plus cher que le prix de référence du marché. C’est ce qu’on appelle l’effet premium. Une BMW coûte 25 % plus cher qu’une voiture concurrente aux fonctionnalités équivalentes, parce qu’elle permet à son propriétaire d’afficher une réussite sociale en train de s’accomplir. C’est la force du symbolique qui a permis à l’économie des marques de se construire, par un processus de « défonctionnalisation » visant à transformer des commodités en produits puis en expériences, afin d’en augmenter la valeur perçue. D’où l’importance de la sensibilité à la marque, qui mesure l’importance du nom de marque dans le choix d’un produit ou service. Aujourd’hui, cette sensibilité est en question. Les nouvelles offres bon marché fragilisent la capacité des marques à soutenir des niveaux de premium. La crise favorise une logique critique, une logique d’optimisation du rapport entre valeur perçue et prix. C’est ce type de démarche qui est à la base des mouvements consuméristes dont la France est en pratique dépourvue. La Scandinavie ou l’Allemagne ont construit des sociétés de consommation selon une logique d’optimisation de la valeur marchande, alors que nous avons construit la nôtre sur le registre de l’hyperinvestissement psychique et émotionnel, et de la sacralisation du signe. Est-ce à dire que les marques ont perdu de leur crédit ? B. H. : En effet, la clef de voûte de ce système est la capacité des marques à fabriquer du récit, puisque c’est cela que nous consommons en définitive. La force de Marlboro est de faire tenir ensemble ses codes et ses valeurs grâce à un récit, celui de la conquête de l’Ouest, qui est à la fois un mythe fondateur de la culture américaine et une métaphore de la capacité offerte au consommateur de transgresser ses propres limites. Force est de constater que la plupart des marques ne fondent pas leur construction sur un récit, mais sur des historiettes, qui rabattent trop souvent la dimension narrative sur un simple storytelling publicitaire. Du fait de la propension des marques à opter pour des logiques emphatiques, la crise du symbolique n’est rien d’autre qu’une suspension de la croyance à l’égard de promesses qui ne sont pas légitimées par des fonctionnalités réelles. L’évaluation de la promesse s’appuie sur la capacité du destinateur à tenir des engagements dans la durée, en les assortissant d’une proposition de sanction faite au destinataire en cas de non-respect. Comment justifier un contrat de marque, alors que la plupart des marques font face au nivellement des produits, provoquant l’essor conjugué des marques de distributeurs et des offres à bas coût ? La crise du symbolique annonce la faillite prochaine des marques qui ont décroché l’image et l’usage. Le temps où l’on considérait le consommateur comme un gogo est peut-être révolu. Il faut réintroduire un contrat de confiance dans l’économie des marques, qui s’appuie sur la transparence, la clarté des engagements, une capacité à justifier une valeur ajoutée qui ne soit pas purement émotionnelle, le tout en tenant compte des nouvelles données environnementales. La crise sonne-t-elle le glas de la consommation ostentatoire, du « bling-bling » ? L’heure est-elle à la tempérance et à la consommation raisonnée ? B. H. : Avec la mort du bling-bling c’est d’abord la mort du badging qui s’annonce. Le badging, c’est la pratique qui consiste à ravaler la marque à un logo et à accroître le prix de vente d’un produit en vendant du logo au kilo. C’est ce que fait Ferrari en commercialisant des produits dérivés souvent cogriffés (chaussures, stylos, ordinateurs…) qui visent les aficionados de la marque incapables d’accéder au produit icône, la voiture. Cette logique de survalorisation du logo au détriment d’un savoir-faire lié au produit a entaché la valeur de certaines marques de luxe, qui commercialisent des produits sans valeur autre que d’ostentation. Quelles marques ont le plus de chances de survivre à la crise ? B. H. : Si la marque est un atout pour une organisation, c’est parce qu’elle est à la fois une barrière stratégique et une barrière émotionnelle. Une barrière stratégique, puisqu’une marque forte est un rempart face à la concurrence et surtout une barrière contre la baisse des prix : une marque forte empêche d’autres acteurs d’entrer sur le marché et freine les logiques de baisse de prix, notamment les baisses promotionnelles. L’idée ne viendrait à personne de négocier le prix d’une canette de Coca-Cola, le prix d’un menu chez McDonald ou le prix d’un sac Kelly chez Hermès, alors que le marchandage devient courant dans des commerces tels que la boulangerie, la restauration et l’habillement, c’est-à-dire des marchés de commodités ou des marchés où règne le badging. Le marché des marques faibles devient un bazar où les consommateurs peuvent faire jouer un réel pouvoir de négociation. C’est ici qu’intervient la barrière émotionnelle qu’est capable d’ériger une marque forte. Par barrière émotionnelle, j’entends la capacité de la marque à créer une forte relation d’attachement, voire de dépendance chez des consommateurs peu regardants sur le prix et surtout peu enclins à s’intéresser aux offres concurrentes. Est forte une marque qui a réussi à créer une sensibilité à la marque si importante dans sa catégorie qu’elle abaisse de façon considérable la sensibilité au prix. On retrouve l’idée qu’une marque forte est une barrière contre la baisse des prix. L’adoption ou l’abandon d’une marque sont-ils des délibérations et des décisions du domaine de l’intime ? B. H. : De façon générale, il y a un lien entre la fonction perçue d’un produit et l’attachement à l’égard d’une marque. La plupart des études montrent que les consommateurs fidèles au long cours sont convaincus de la supériorité fonctionnelle de leur marque d’attachement et pensent qu’elle représente la meilleure formule sur le marché. Mis à part le cas d’un consommateur qui abandonnerait une marque parce qu’il aurait été déçu par ses produits ou ses pratiques (ce qui a pu arriver à Nike, Benetton ou Davidoff), le fait de quitter une marque est souvent lié à des changements de vie ou à des arbitrages économiques. On change de marque parce que l’on évolue (on ne va pas porter des Kickers ni jouer au Lego toute sa vie), parce que l’on déménage (le panier de marques évolue du fait d’un changement de l’enseigne fréquentée), parce qu’on est lassé, parce qu’une innovation de rupture arrive sur le marché (l’Actifry de Téfal, l’aspirateur sans sac de Dyson…), parce que des contraintes budgétaires imposent des restrictions et la recherche d’un autre rapport qualité-prix, ou parce qu’on est soumis à une offre promotionnelle alléchante. Au cours de mes recherches sur l’attachement aux marques, j’ai recueilli beaucoup de récits de consommateurs où apparaissent de véritables coups de foudre, mais je n’ai pas l’impression que le fait de quitter une marque soit lié à une véritable dramaturgie. Et s’il existe une forte relation affective avec la marque, le consommateur ne l’abandonnera pas et consentira à des sacrifices dans d’autres catégories de produits. La consommation est toujours une histoire d’amour. Soit l’on consomme pour pallier un manque d’amour (les marques ont trop investi ce territoire émotionnel), soit l’on consomme par amour d’une marque qui fascine, ou pour faire plaisir à un être aimé. Dans les trois cas, on est prêt à faire d’intenses sacrifices budgétaires. C’est ici que se joue le pouvoir émotionnel des marques, qui est éminemment relationnel. La dimension du désir est-elle foncièrement différente, ou seulement d’un degré moindre, avec des marques à bas prix comme la Logan ? B. H. : La question est plutôt de savoir s’il est encore pertinent de parler de désir en ce qui concerne la société de consommation. N’assiste-t-on pas à une mort de l’économie libidinale ? La société de consommation, en rendant accessibles les produits avec des dispositifs tels que le libre-service et le crédit à la consommation, a oblitéré toute distance physique et symbolique avec les objets, d’où une sorte de désacralisation des biens, qui n’aide pas à relancer la machine désirante. L’achat de produits premiers prix est évidemment un acte qui annihile l’idée de désir, en renvoyant la consommation à une simple transaction, issue d’un arbitrage entre le sacrifice consenti et la valeur fonctionnelle perçue. Par ailleurs, il ne faut pas confondre bas coûts et bas prix. La Logan n’a plus rien d’une voiture à bas prix comparée aux projets de Tata. Les marques vont devoir de plus en plus justifier des prix dépassant nettement la seule valeur fonctionnelle des produits. Assiste-t-on à l’émergence d’une préférence de fond pour l’usage des biens plutôt que pour leur possession, à une « vélibésation » de la société, à un désir d’aller de « l’avoir plus » à « l’être mieux » ? B. H. : Nous allons probablement vers une écologie des marques, qui supplantera l’économie des marques. Notre société va désacraliser et désinvestir émotionnellement les biens qu’elle avaient érigés en symboles de réussite, au nombre desquels l’automobile, et peut-être la maison. Dans ce modèle, la location ou la « vélibésation » seront sans doute des modèles alternatifs au désir effréné de possession qui a construit les Trente Glorieuses et qui rencontre aujourd’hui le mur du vide. Les consommateurs vont se tourner vers les produits : il est temps d’envisager une dépollution de l’économie des marques dont le grand acteur sera sans doute la commodité, dans sa nudité essentielle. L’économie va passer par une phase de « désémantisation » des marques et de « refonctionnalisation » des produits. On peut penser que le retour au vrac représente une alternative à l’égotrophie des marques. Auchan a ouvert une formule de produits alimentaires au poids. Outre qu’elle permet de retrouver la magnificence du produit brut, cette initiative participe d’une logique d’économie sociale permettant à ceux qui n’ont plus que quelques pièces jaunes de s’approvisionner en denrées alimentaires. La crise annonce peut-être l’émergence d’une économie de la relation et non plus de la possession ou de la pulsion.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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