Bulletins de l'Ilec

L’exception française toujours - Numéro 398

01/03/2009

Entretien avec Jean-Pierre Poulain, sociologue et anthropologue (1)

A propos de la « déstructuration » de l’alimentation contemporaine, vous écriviez en 2001 : « Les pratiques alimentaires ont changé, mais les Français valorisent toujours le modèle traditionnel des repas. » Cet écart perdure-t-il, ou les représentations vont-elles s’aligner sur les pratiques ? Jean-Pierre Poulain : Nous sommes, en France, dans la perspective de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine, selon que l’on met l’accent sur ce qui change et sur ce qui demeure. Cela explique une lecture parfois contradictoire dans la littérature scientifique. Par rapport à 2001, la tendance est toujours à la simplification des repas de midi, et ceux du soir redeviennent plus classiques. Le caractère réglé de l’alimentation des Français (à certaines heures, dans un certain ordre…) est-il peu compatible avec des nouveaux modes de consommation ? J.-P. P. : Nos enquêtes distinguent les normes des pratiques. Les premières sont décrites lors d’entretiens. Les secondes, qui s’inscrivent dans la réalité, diffèrent parfois des premières. Cela explique pourquoi les normes ne changent pas depuis 1995, car les Français y sont très attachés, alors que les pratiques évoluent. Le repas dit normal privilégie toujours le cycle « entrée-plat-fromage-dessert », quand, dans la pratique, on assiste à l’émergence de la demande « plat-dessert » ou « plat seulement ». Sur le plan des manières de manger, les Français se distinguent également dans la mesure où ils ne veulent pas être seuls, preuve de la très forte socialisation de l’alimentation chez nous, contrairement à certains pays anglo-saxons, où l’on est plus habitué à manger seul. Cependant, au cours du même repas, on peut avoir en France, et c’est nouveau, des menus différents, une individualisation des parcours alimentaires. Cela touche des familles avec un enfant de plus de douze ans ou très jeune ; au milieu, il faut encore éduquer, donner l’exemple. Aurons-nous le même nombre de repas par jour ? Le petit déjeuner va-t-il supplanter le déjeuner et le dîner ? J.-P. P. : Malgré la pression de certains industriels et du milieu médical qui incite à ne pas partir le ventre creux, le petit déjeuner ne supplantera jamais les autres repas ; il demeure d’une incroyable stabilité. Si la norme du petit déjeuner évolue vers davantage de produits à consommer, pour ce qui est des pratiques, 22 % des Français ne prennent pas de petit déjeuner, mais uniquement une boisson chaude. C’est également un repas où l’innovation a beaucoup de difficultés à être acceptée. Pour autant, quelques nouvelles formes de petits déjeuners émergent, avec la pénétration des céréales et des produits laitiers blancs. Officiellement, les Français prennent trois repas par jour, mais beaucoup d’entre eux goûtent l’après-midi, en mélangeant souvent liquide et solide. L’alimentation hors repas (grignotage) s’est durablement installée dans la séquence alimentaire. La simplification des repas du soir s’accompagne de prises alimentaires au milieu de la soirée, en général, passée devant la télévision, et ces prises augmentent avec l’âge. Quel sera le contenu de notre assiette, le repas type dans vingt ans ? J.-P. P. : Les transformations des pratiques alimentaires sont l’objet d’une double détermination. Elles sont d’abord le reflet du changement des systèmes de valeur et de représentation : la mode du léger, la viande moins consommée… L’alimentation est une mise en scène des valeurs fondamentales d’une époque, aussi bien dans les modalités de partage que dans l’accès aux produits eux-mêmes. La deuxième détermination porte sur les systèmes d’action : le pouvoir d’achat, le temps disponible, les savoir-faire qui se transmettent de génération en génération. Prévoir ce qu’il y aura dans nos assiettes dans vingt ans est difficile. En 1968, on privilégiait les aliments énergétiques (viande, riz, pomme de terre), puis les légumes et enfin les produits laitiers. Aujourd’hui, les légumes sont au premier rang, suivis par les produits laitiers. Nous sommes passés d’un modèle énergétique à un modèle fondé sur le micro-nutriment et l’aliment de santé. L’investissement symbolique dans la nourriture est-il en voie de disparition ? J.-P. P. : Non, il change simplement de forme, des plats se transforment, selon les groupes sociaux on s’intéresse ou non à l’exotisme, le terroir est à la mode. Nous sommes dans un élément cardinal de l’expression de la culture française. L’alimentation est le reflet des imaginaires sociaux, elle participe à la construction et à l’entretien des identités culturelles. Les tendances qui font les modes alimentaires (nutritionnellement correct, nostalgie ou futurisme) changent-elles vraiment ce que nous mangeons ? J.-P. P. : Un peu. Ainsi, les produits qui s’inscrivent dans une logique de santé répondent à une tendance légitime. L’espérance de vie augmentant, un certain nombre de choix (crème fraîche, huile d’olive, huile de noix...), marqueurs régionaux, jugés culturels au XIXe siècle, sont aujourd’hui revisités avec l’avancée de la médecine moderne. La vague du terroir va rester, elle accompagne l’urbanisation et la nostalgie d’une France rurale (Le bonheur est dans le pré, les Enfants du marais). Quant au futurisme, récemment le Fat Duck, grand restaurant londonien trois étoiles au Guide Michelin, spécialisé dans la gastronomie moléculaire (2), a fermé deux semaines pour raison d’intoxication alimentaire (quarante clients indisposés). L’acrobatie technologique peut être une expérience intéressante pour les grands cuisiniers, mais pour le consommateur ce n’est pas manger. On peut comparer avec la dégustation d’un vin par un œnologue et le fait de boire du vin pour un amateur. Il est difficile de faire de la gastronomie moléculaire le support du plaisir d’être ensemble. (1) Sociologies de l’alimentation, PUF, 2002. (2) Inventeur de la gastronomie moléculaire, Hervé This est physicien et chimiste, fondateur des Ateliers de gastronomie moléculaire, chercheur, directeur adjoint d’une unité de l’Inra, auteur d’une quinzaine d’ouvrages, dont Propos culinaires et savants (Belin, 2008). Il a mis en équation la cuisine avec quatre éléments de base (gaz, eau, solide et huile), quatre modes de transformation (dispersion, mélange, inclusion et superposition), et quatorze formules mathématiques qui contiennent la totalité des plats existants et des 351 sauces classiques, ravigote, grand veneur et autres.

Propos recueillis par J. W.-A.

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