Bulletins de l'Ilec

Une complexe quête de la simplicité - Numéro 398

01/03/2009

Entretien avec Danielle Rapoport, DRC Conseil

Les tendances qui font les modes alimentaires (nutritionnellement correct, nostalgie ou futurisme) changent-elles vraiment ce que nous mangeons ? Danielle Rapoport : Les habitudes alimentaires changent difficilement. Elles sont inscrites dans des modes de vie et des pratiques qui renvoient au culturel, au symbolique, et aussi à l’empreinte des goûts et des préférences familiales qui arbitrent en faveur de tels ou tels aliments. Ce ne sont pas les tendances qui font les changements, mais à un moment donné l’introduction dans le foyer d’un produit, d’une innovation, qui prendra ou pas sa place, selon les critères en jeu. Si les céréales ont souvent remplacé la tartine, c’est parce qu’elles représentaient une alliance positive de ludisme, de qualités organoleptiques favorables, de promesse nutritionnelle, de commodité. Les préférences alimentaires se forgent dès le plus jeune âge, il est difficile de passer outre, on le constate dans la consommation des fruits et légumes, privilégiée par les plus âgés qui ont eu l’occasion d’en manger quand ils étaient jeunes, alors que les plus jeunes, élevés aux desserts tout prêts ou aux barres céréalières, en sont moins friands. Il est toutefois vrai que la tendance nutritionnelle et ses injonctions ont fait évoluer des habitudes délétères (excès de gras, de sel, de sucre…). Elle joue sur des registres profonds, émotionnels et impliquant santé, jeunesse, immortalité ; elle prend d’autant plus que le lien entre alimentation et santé est reconnu par tous. Le passage aux huiles végétales à valeur ajoutée, l’allégé, en sont des signes. Mais gare à la dictature nutritionnelle, qui culpabilise et tue le plaisir ! Le pire avec elle est la fracture alimentaire : elle met les mangeurs face à leur impuissance, quand ils ne peuvent s’offrir les aliments préconisés, notamment le frais… La tendance nostalgique a toujours existé, comme recherche dans la nourriture d’un plaisir régressif, des goûts et des consistances de notre enfance. Le retour du « fait chez soi » n’est-il un qu’un phénomène de mode ? D. R. : Faire soi-même est loin d’être un phénomène de mode. Nous avons constaté cette attitude dans nos études de 2006 : nombre de personnes interrogées prônaient la cuisine comme avantage économique et reprise en main de la fabrication du plat, de la maîtrise de ses ingrédients, du plaisir de faire et de faire plaisir. Cette tendance, qui se renforce aujourd’hui, procède d’un vrai besoin des savoir-faire qui s’étaient délités depuis les années 1970-1980, et d’un besoin de transmission, que ce soit aux jeunes générations ou entre pairs et amis. Les femmes (et les hommes, qui cuisinent de plus en plus), sont largement aidées par les innovations et le développement de l’électro-domestique, qui permettent d’alléger les phases de préparation et de conservation. Le congélateur joue en effet un rôle primordial dans la gestion des plats cuisinés, généralement le samedi ou le dimanche pour la semaine, ainsi que les aliments de quatrième et cinquième gamme (produits végétaux frais prêts à l’emploi ou précuits) qui offrent des aides incontournables et réduisent les temps de corvée. Faire soi-même permet aussi de tromper la routine quotidienne, grâce à la diversité des préparations, mais, il faut y insister, celle-ci n’est possible qu’à partir de savoirs qui ne sont pas partagés par tous. Faire soi-même permet enfin d’accéder à des produits frais à un coût moindre, tout en contrôlant ce qu’on mange. Ce facteur économique, relativement transversal aujourd’hui, agit en balance avec le plaisir et la créativité. Les plus jeunes, autonomes quand ils quittent le foyer parental et désireux de cuisiner, retrouvent souvent les manières de faire de leurs parents ou de leurs grands-parents, et contribuent à revivifier les liens intergénérationnels. En même temps, inviter chez soi est un bon moyen de socialisation. Faire soi-même permet donc des formes d’expression et d’ancrage culturel, substitue des valeurs symboliques à la valeur matérielle de plats achetés tout prêts. La peur de la modernité alimentaire (ou américanisation) sera-t-elle demain prégnante ? D. R. : La peur de la modernité alimentaire touche à celle de la perte des repères – origine, fabrication, façons de consommer –, donc de manière générale à la perte d’une grammaire alimentaire qui agit comme garant contre la déstructuration des prises, dont les conséquences, associées à la « malbouffe », seraient délétères. Obésité, grignotage permanent, solitude du mangeur en sont des illustrations. Cette peur de la perte de l’origine des aliments, des pratiques et des savoir-faire, marque l’importance du sens de ce que l’on mange, des saveurs reconnaissables ou réattribuables, et de ses effets à court et long terme. L’ancrage symbolique des aliments, la convivialité, la commensalité et le partage, permettent de pallier les peurs, notamment celle du changement des habitudes. Ils introduisent des limites comme autant de facteurs de socialisation, de contrôle, de garde-fous qui permettent en retour la jouissance dans la bonne conscience des moments de partage. Mais il faut sortir de l’équation « modernité = américanisation = malbouffe = peur de mal manger ». Nous mangeons aussi de la diversité, y compris celle qui nous vient des Etats-Unis, comme de Chine ou du Moyen-Orient. Sauf que les deux derniers cas rassurent par leur inscription dans une forte tradition culinaire. Ce qui fait le plus peur est peut-être l’association de la modernité alimentaire avec des modes de vie urbains qui ignorent le besoin de ralentir, de respirer, le besoin de naturel et de simplicité. L’avenir avantagera-t-il les produits basiques, par rapport aux produits transformés ? Les prochaines années verront-elles le retour du naturel et des pures origines ? D. R. : Le mythe de la bonne nature, généreuse et bénéfique, est toujours d’actualité, d’autant qu’elle est perçue comme mise en danger par les activités de l’homme. Le besoin de protection et de redécouverte de ses vertus est à l’ordre du jour. Le spectre (français) des OGM est là pour nous rappeler que notre propre nature pourrait être mise à mal si l’on ingérait des aliments dénaturés. Quoi qu’il en soit, le mangeur a aujourd’hui besoin d’aliments simples, perçus comme non trafiqués, à l’inverse de l’excès de manipulations qu’il ressent comme caractéristique du processus de fabrication des produits, c’est-à-dire de l’écart anxiogène entre la fourche et la fourchette. Ce besoin de naturel vient en contrepoint à une industrialisation toujours plus poussée, d’autant que celle-ci n’a pas toujours respecté les principes d’une alimentation saine telle qu’elle se définit aujourd’hui – sans trop de sucre, de sel, de produits chimiques ou de graisses, selon les préoccupations nutritionnelles du moment. Le naturel serait cette évidence d’une alimentation parfaitement adaptée à notre nature, mais aussi à nos modes de vie et à notre culture. Car la quête du naturel n’est pas sans ambiguïté pour des individus qui ne veulent pas faire l’impasse sur les acquis de commodité ou de gain de temps. Une des solutions à ces paradoxes est l’adhésion à des pratiques de cueillette, d’accès direct aux produits grâce aux potagers ou organismes bio et autres Amap (« associations pour le maintien d’une agriculture paysanne »). Réduire la distance entre l’origine et la consommation est symboliquement plus proche de la recherche de naturel, même si cela passe par des procédés sophistiqués, comme les surgelés, la quatrième gamme, etc. Le besoin de connaître l’origine des produits résulte aussi de celui de s’ancrer dans le concret, contrepoint au virtuel, qui change nos rapports aux choses et aux autres.

Propos recueillis par J. W.-A.

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.