Bulletins de l'Ilec

Echange libre, mais régulé - Numéro 401

01/06/2009

Entretien avec Christian Saint-Etienne, économiste, professeur à Paris-IX, membre du Conseil d’analyse économique1

La crise actuelle ravive les tensions économiques et sociales. Des voix se sont élevées pour vanter les mérites du protectionnisme, mais la contestation du libre-échangisme reste, semble-t-il, une question taboue. Pourquoi ? Christian Saint-Etienne : Le protectionnisme des années 1930 a conduit à la Seconde Guerre mondiale. Si on en veut une troisième, allons-y ! Le libre-échange postule que la spécialisation des producteurs dans leurs domaines d’excellence permet d’améliorer le bien-être collectif. La promotion d’échanges fondés sur des avantages comparatifs au plan international suppose que tous les pays respectent les mêmes règles de droit, les mêmes normes sociales et environnementales. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, avec par exemple en Chine des niveaux de pollution très élevés et une protection sociale très réduite. Le libre-échange doit donc évoluer, sous peine de disparaître, pour prendre en compte les différences de droits sociaux entre les continents, les écarts environnementaux, le coût carbone des transports. Il devrait ainsi imposer aux produits venant de Chine des taxes compensatoires, ce que refuse encore l’OMC et ce qu’a écarté le G-20. Il y a donc largement matière à le faire évoluer. L’Union européenne, premier commerçant mondial, pourrait faire évoluer les comportements s’il elle imposait ces changements. Mais elle est devenue le ventre mou du monde, sans volonté politique ni gouvernement économique. C’est une institution ectoplasme, indéfiniment lâche. Inutile d’accuser le libre-échange de maux qui lui sont étrangers, et qui sont à mettre au compte d’une politique commerciale européenne naïve et laxiste. Les gains de l’ouverture des marchés, selon les tenants du protectionnisme, seraient surestimés, ils profiteraient d’abord aux catégories sociales les plus élevées, et induiraient un nivellement social et environnemental par le bas défavorable aussi bien aux salariés du Nord qu’à ceux du Sud… C.S.-E. : Le libre-échange a permis l’essor de l’économie mondiale depuis deux siècles, et a multiplié par vingt le niveau de vie, qui continue à croître. Le libre-échange ne profite pas uniquement aux catégories sociales les plus élevées, comme en témoigne le niveau de vie des ouvriers. Les vêtements à trois euros n’existeraient pas sans la Chine. La question majeure est la perte des emplois, due à l’absence de formation adaptée aux changements. La meilleure façon de protéger les ouvriers, c’est la formation permanente, la recherche-développement, l’innovation. Il y a dix ans, on a généralisé la réforme des trente-cinq heures. On aurait pu réduire la durée de présence dans l’entreprise de trente-neuf à trente-sept heures et la durée du travail à trente-cinq heures en consacrant deux heures par semaine à la formation, soit cent heures de formation par an. Sur dix ans, voyez ce que cela peut représenter : si nous avions donné mille heures de formation à chaque salarié français, nous n’en serions pas où nous sommes. Avec la lâcheté généralisée de l’Europe conjuguée à des réformes imbéciles dans les pays qui la composent, inutile d’en appeler au protectionnisme. Le dumping social et environnemental, protectionnisme insidieux, peut-il être considéré comme un effet pervers du libre-échange. Y en a-t-il d’autres ? C.S.-E. : Le libre-échange, ce n’est pas la liberté de faire tout ce que l’on veut. Le dumping n’est pas lié au libre-échange mais à la stupidité de gens qui ne savent pas se servir du libre-échange. C’est comme un couteau, avec lequel on peut couper du pain ou tuer son voisin. Ce n’est pas le couteau qui est responsable, c’est celui qui s’en sert. Le protectionnisme revêt beaucoup de visages : barrières tarifaires et non tarifaires, quotas, contingentements, dévaluations compétitives, subventions, boycottage. Quelle est sa forme la plus efficace, et la plus pernicieuse ? C. S.-E. : Les dévaluations compétitives les plus odieuses se font aujourd’hui à l’intérieur de l’Europe : la dévaluation de la livre sterling de 30 % , celles des pays d’Europe centrale. Ce n’est pas la Chine ni l’Inde qui sont responsables, c’est l’incapacité européenne à poser des règles strictes. C’est la lâcheté de l’ectoplasme qui est à l’origine de beaucoup de nos problèmes. Comment peut évoluer le libre-échange ? C. S.-E. : Je vois deux évolutions possibles. La première, nécessaire, est la prise en compte des écarts de droits sociaux et d’obligations environnementales. Si l’on inclut le coût carbone, on va tendre vers une régionalisation du commerce. Le libre-échange a alors son sens, dans le cadre de grands ensembles régionaux, comme une union euro-méditerranéenne. Qu’elle est la marge de manœuvre de l’Europe ? C. S.-E. : Elle doit se donner les capacités d’un gouvernement économique, à l’image de celui des Etats-Unis ou de la Chine, aussi virulent pour intégrer la réciprocité dans les échanges, intégrer les coûts environnementaux dans les prix à l’importation, tenir une politique de change pertinente de façon à peser sur les parités entre l’euro, le dollar, le yuan et le yen. Aujourd’hui, l’Europe est construite sur un mensonge, car tout le monde ne vise pas les mêmes objectifs. L’Union européenne doit évoluer vers une grande zone de libre-échange de cinquante Etats, avec des normes sociales et environnementales, et compter, à l’intérieur de cette zone, une fédération d’Etats-nations de six à dix Etats partageant les mêmes intérêts et les mêmes objectifs. On ne sortira pas des contradictions actuelles tant que les fondements de la politique européenne n’auront pas été clarifiés. Les dernières élections l’ont prouvé. Les partisans du protectionnisme avancent la menace d’une implosion de l’euro. Doit-on sortir de l’euro comme ils le recommandent ? C. S.-E. : L’euro est un succès technique mais un édredon politique. La zone euro est la seule zone monétaire qui n’ait pas d’objectifs de change, faute d’accord entre les pays membres sur le niveau approprié du taux de change. Il faut en urgence traiter trois problèmes : l’émergence d’un gouvernement économique, la mise en place d’un fédéralisme fiscal, et la mise sous contrôle de la concurrence fiscale et sociale en Europe. Sinon, à terme, l’euro sera à deux dollars et ne résistera pas ! Si la crise arrive, il faut en sortir par le haut. La France connaît un faible taux de pénétration des importations de pays à bas salaires (11 % ). Ses véritables concurrents ne sont-ils pas les Allemands davantage que les Chinois ? C. S.-E. : De fait, la France perd massivement des parts de marché depuis 1999, notamment à l’intérieur de la zone euro. Cela n’est pas dû au libre-échange, mais à notre incapacité à développer les petites et moyennes entreprises. Il nous manque, sur le territoire métropolitain, dix mille entreprises de cinq cents personnes pour que nous connaissions des taux d’activité de la population comparables à ceux des pays dont la croissance à moyen terme est plus équilibrée que la nôtre. Le libre-échange est comme l’eau, on peut y nager ou s’y noyer.

Propos recueillis par J. W.-A

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