Bulletins de l'Ilec

Demande d'exemplarité - Numéro 402

01/07/2009

Même sans emploi, les jeunes ont conscience d’être intégrés dans une économie informelle et de participer au chiffre d’affaires des marques. Sans compréhension de ces consommateurs de l’ère digitale, impossible d’anticiper les attentes : le marketing de demain est en gésine chez les pionniers d’une révolution.

Vous avez mené une étude1 sur les « natifs de l’ère numérique ». Qui sont-ils ? Florence Hermelin : Notre étude visait à comprendre le rôle et l’impact des nouvelles technologies, Internet, le mobile et leur combinaison, dans la vie quotidienne des jeunes, comment elles structurent leur identité, modifient leurs comportements et leurs rapports à la société et aux marques. Quand le sociologue Marc Prensky a créé, à la fin des années 1990, le concept de « digital natives », il désignait les enfants nés dans l’ère numérique mais qui n’était pas nécessairement tous immergés dans les nouvelles techniques de l’information. Aujourd’hui, même s’ils ne possèdent pas d’ordinateur chez eux, ce qui est de plus en plus rare, ils sont en permanence connectés. Quelle que soit leur origine, sociale ou géographique, tous les jeunes sont résolument « digitaux ». Comment construisent-ils leur identité ? F. H. : Ils se définissent par leur surface sociale créée grâce aux liens, aux réseaux qu’ils tissent. L’identité hier simple et localisée est devenue plus qualitative et protéiforme, à la fois plus exhaustive, car multimédia, et plus fragmentée, car multi-support et multiréseau. Sept jeunes sur dix veulent de vrais liens, utiles. Ce qui leur importe, c’est leur capacité à rayonner et à diffuser ce qui fait sens pour des communautés choisies. Ils continuent à sérier leurs relations selon des centres d’intérêt, se définissent par un groupe et des valeurs auxquelles ils adhèrent, mais de manière démultipliée. De fait, s’ils décident qui ils sont, ils invitent autrui à participer aussi à la définition de leur identité. Ils vivent bien cette dépendance à l’autre, car elle est choisie et partagée : on peut être le roi de quelqu’un dans une bande et le courtisan d’un autre dans une autre communauté. Le recours plus systématique au collectif n’empêche pas un fort sentiment d’autosuffisance (exacerbé par la disposition d’outils de mise en scène de soi) : c’est une génération qui pense savoir et qui pense être experte, à tort ou à raison. Elle aura du mal à se mettre en question. Quelles sont les conséquences pour les marques ? F. H. : Toutes les marques peuvent participer à la définition de l’image d’un individu, ce qui n’était pas le cas auparavant. Devant la fragmentation des identités, la marque peut aider à agréger les parcelles d’une individualité et devenir un lien précieux ou une plate-forme de référence. La marque, personnalité numé-rique, doit aussi être capable de proposer plusieurs grilles de lecture. Sur Facebook, des groupes se constituent autour de marques, comme McDonald’s et le site « Pour que McDo livre à domicile », créé en avril dernier et fort déjà de 37 000 membres, Groupama et « Pour que Cerise s’appelle courgette » (« car elle porte tout le temps des robes vertes »), ou Cochonou, qui réunit des fanatiques de terroir et de produits authentiques. Les jeunes parlent des marques à leur manière, ils se les approprient. Et surtout, ils valorisent des experts venus « d’en bas », à la compétence vérifiable, dotés d’une réelle autorité sans pour autant être auréolés de notoriété. Cela redéfinit le marketing de l’influence, car de nouveaux meneurs d’opinion émergent (à côté des blogueurs connus) et les réseaux de marques, à l’instar des réseaux personnels, peuvent être activés et entretenus. Il revient aux marques de créer des espaces attrayants où s’échangent des informations et des contenus pertinents pour drainer cet auditoire qui s’exprime souvent, spontanément et dans des espaces très différents comme les sites de marques. Comment les nouvelles technologies changent chez les jeunes leur rapport à l’espace et au temps ? F. H. : Née dans la culture de l’immédiateté, la génération du temps réel évolue dans la culture du commentaire, du paraître, qui la contraint à l’originalité permanente et suscite des addictions à la vie séquencée des autres, tel un feuilleton. Les jeunes connaissent une gestion continue de leur image et du réseau, dans une productivité permanente du temps, car ils refusent d’en perdre. Grâce à la capacité de stockage de toute une vie dans des espaces minuscules, et au moindre besoin de se souvenir, puisque tout est disponible d’un clic, cette génération a une mémoire paradoxale. Cela met en question l’utilité du souvenir, génère une nouvelle économie de l’émotion, vite recyclée, et développe un besoin de vivre collectivement des moments forts, pour oublier que, même connectés au monde, les jeunes sont seuls derrière leurs écrans. Leur place dans la société de consommation change-t-elle ? F. H. : Dans le Far Web, les jeunes sont les pionniers d’une nouvelle ère, ils enseignent la pratique des outils à leurs aînés. Ils sont à l’origine de comportements et de valeurs qui se diffusent plus vite auprès des adultes du fait de la crise. S’ils se savent improductifs sur le plan économique, ils se sentent pour une fois inclus dans l’histoire, avec des adultes qui leur reconnaissent un statut. Cette génération mieux informée, plus responsable, se pose des questions qu’on ne s’était jamais posées auparavant si jeune. Ni fataliste ni victime, elle est positive. Et aussi conservatrice, voire réactionnaire, vantant les mérites du travail, de la famille. Dans une société où il y a de moins en moins de repères, les jeunes ont besoin de s’arrimer à certaines valeurs. Vivant quotidiennement dans la crise, ils privilégient la débrouille. Le geek (ou « fondu de tech ») et le radin sont leurs icones, peut être demain les nôtres. Mais comme Internet est un lieu où l’on peut contester en permanence, leur esprit de révolte s’est dilué dans le réel, ils ne ressentent pas l’urgence de contester, ce qui renforce leur conservatisme. Quel est leur rapport aux marques ? F. H. : S’ils se réclament volontiers de l’ère numérique, ils se sentent de plus en plus sollicités par les marques sans réelle contrepartie. On peut faire référence au syndrome de Stockholm : les jeunes sont dans un rapport fusionnel avec les marques, ils ont le sentiment d’être de plus en plus experts, la volonté d’être pris au sérieux, respectés dans leurs façons d’aborder les marques, leurs attentes, mais ils ne veulent pas être otages de la relation à ces marques, relation qu’ils souhaitent par ailleurs. Ils ne mettent pas en cause la société de consommation, mais ils sont plus critiques, ils veulent plus d’exemplarité, d’échanges productifs. Ils ont conscience d’être intégrés dans une économie informelle et de participer, de manière indirecte, au chiffre d’affaires des marques. Ils veulent du donnant-donnant. Si les enseignes de restauration rapide décidaient d’augmenter le prix du hamburger, il se pourrait que les jeunes ne rapportent plus leur plateau, car ils savent que ce geste de bonne volonté signifie économie de personnel. La jeune génération vit une quête de sens qui porte davantage sur la catégorie de produit que sur la marque en tant que telle. Ils seraient plus enclins à se demander s’il faut consommer de l’eau en bouteille ou de l’eau du robinet qu’à choisir entre Vittel et Evian. C’est la revanche du produit sur la communication : les jeunes privilégient les aspects objectifs du produit, la preuve de sa légitimité. Ils vont changer la façon dont les entreprises abordent les marchés. Ils attendent des marques à la fois du rêve, de l’évasion, de la drôlerie, de la distraction, et un comportement responsable, éthique. Quels changements cela induit-il pour les entreprises et leur marketing ? F. H. : Hier, l’entreprise avait des objectifs de marque qu’elle cherchait à atteindre directement, dans le cadre d’une communication descendante quel que soit le support. Désormais, ces objectifs sont à mettre en regard de la réalité de ce que l’on dit ou trouve sur la marque : cela peut aider à déterminer les territoires où la marque est légitime. Car toute une partie de la communication échappe à la marque, et ne peut être achetée ni contrôlée. Un fait nouveau est qu’aux objectifs des marques s’ajoutent ceux des consommateurs (les sujets qui les intéressent ou les engagent) et la réalité de ce qu’ils trouvent (des contenus qui échappent à la marque). Cela forge la perception des marques au même titre que la publicité, si ce n’est plus. La vision régalienne de la marque est morte. L’heure est à la dimension participative, au récit de marque sur réseau propre, animé et enrichi pour convaincre, ou recadrer si nécessaire. La marque n’est plus la seule dépositaire de ce qu’elle est, elle doit le partager, même s’il lui faut continuer à proposer pour laisser le consommateur disposer. Les marques sont néanmoins les gardiens du temple de leur histoire. Quand tout accélère, il faut que quelqu’un se souvienne pour les autres. La consommation ostentatoire existe-t-elle chez les jeunes ? F. H. : Les jeunes sont attachés à toutes les marques liées au paraître, à l’ostentation, surtout lors des années de collège. Les marques privilégiées se dématérialisent : à côté des marques de vêtements ou d’accessoires, techniques ou non, s’ajoutent des marques numériques, des espaces où il faut être : Skyblog, Facebook, MSN… Les jeunes expriment ici un besoin d’être à la fois considérés, reconnus, mais aussi fondus dans la masse : la marque permet l’anonymat. N’oublions pas que les deux tiers des marques choisies à l’adolescence restent privilégiées à l’âge adulte. La volatilité n’empêche pas la fidélité ! 1. L’étude porte sur les 11-25 ans selon une approche croisée : veille, étude quantitative et étude qualitative.

propos reccueillis par Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.