Bulletins de l'Ilec

Des règles du hors-jeu - Numéro 406

01/12/2009

Entretien avec Olivier Géradon De Vera et Jacques Dupré, IRI France

Qu’entendez-vous par « cœur de marché » ? La notion de cœur de marché est applicable à l’ensemble des unités de besoin qui satisfont à deux conditions : un même usage final et un réel continuum de prix. Si l’on fait une analogie avec la taille des gens et la loi de Gauss, le cœur de marché, c’est la taille moyenne des individus de laquelle on a retiré les nains et les géants. C’est donc la taille normale au sens statistique du terme. Reste que pour les produits de grande consommation (PGC), cette loi est décalée vers le bas. Pour qu’il existe un cœur de marché, il faut une continuité, et non une dispersion des prix comme parfois avec des unités de besoin où existent des positions de marques dominantes, comme Coca Cola ou Nutella, à côté desquelles n’apparaît qu’une MDD ou un premier prix. Autre exemple : dans l’unité yaourts blancs, Danone appartient au cœur de marché. Ce concept varie-t-il selon les marchés et catégories de produits ? Il existe différents types de cœurs de marché en fonction de l’usage des produits offerts. De la même manière qu’il y a chez les gens des petits, des moyens, des grands, on peut, par exemple, classer Danone et Lu dans la catégorie moyenne supérieure, à savoir le haut du cœur de marché. A priori, tous les marchés ont un cœur, une partie tirée vers le bas, et une autre vers le haut. Le cœur de marché peut parfois représenter la presque totalité du marché, quand il n’y a pas de marque économique. Le cœur de marché varie-t-il selon les générations de consommateurs et les zones de chalandise ? Il peut effectivement varier dans le temps, mais cette évolution est à la marge. Avec le whisky, il y a vingt ans, le cœur du marché était constitué par les blended de moins de dix ans d’âge, aujourd’hui il s’est constitué un autre segment correspondant à un usage ou à un type de clientèle différent. Ce segment est celui du whisky de plus de douze ans d’âge et pur malt, qui a son propre cœur de marché. Souvent ce phénomène apparaît quand les MDD investissent un segment haut de gamme, qui devient alors une unité de besoin spécifique. Quelle est la pertinence de la segmentation du concept de marque ? Faut-il se contenter de distinguer marques et MDD, grandes marques nationales et marques régionales, petites marques nationales, etc., par opposition à des MDD elles-mêmes différenciées ? Quelles marques non MDD ont le plus pâti de l’essor de celles-ci ? Les produits appartiennent ou non au cœur de marché indépendamment des notions de marque nationale, marque régionale, marque d’enseigne ou de premier prix, les deux dernières ayant pour caractéristique d’être spécifiques à une enseigne, par opposition aux autres qui sont diffusées par tous les distributeurs. Un cas particulier est Reflets de France, considérée par les consommateurs comme une marque à part entière, si bien qu’ils sont déçus de ne pas la trouver chez Casino ou Auchan ! Des marques auraient-elles abandonné leur cœur de marché ? Ou en auraient-elles été évincées, et depuis quand ? Pour quelles raisons l’auraient-elles abandonné ? Aucune marque ne s’exclut volontairement du marché. Permettez une analogie sportive : sortir du cœur de marché, c’est se mettre hors jeu. Il y a deux manières de se trouver hors jeu en football. Ou bien un avant est allé au-delà des défenseurs, a anticipé à tort l’arrivée du ballon, ou bien les défenseurs sont montés, plaçant les avants derrière eux. Ainsi, soit je me mets hors jeu de façon spontanée, soit je me trouve décalé par le jeu des défenseurs. Dans le premier cas, la marque sort du cœur de marché parce qu’elle monte en gamme par l’innovation, mais sans précaution, ce qui la rend en moyenne 30 % plus chère que le prix moyen du marché (comme il est arrivé à Essensis). L’autre façon de sortir du cœur de marché tient au prix de la demande (prix moyen d’achat d’un produit), quand il est trop décalé avec celui de l’offre (prix proposé par l’industriel) : si le premier est trop inférieur au second, le consommateur va orienter son achat vers un produit moins cher, avec pour conséquence la sortie du cœur de marché du produit plus cher. La loi Galland et ses effets pervers (accords de gamme, excès de nouveaux produits, course en avant de l’assortiment…) a été souvent à l’origine de l’éviction du cœur de marché de certaines marques, mais le phénomène n’a jamais eu lieu pour elles de façon consciente. On ne se met pas sciemment en position de hors jeu. Ajoutons comme facteur d’éviction l’arrivée du maxidiscompte et des marques économiques, qui ont placé le curseur du prix à un autre niveau. Des marques ont pu être évincées sans avoir augmenté leurs prix. Certains fournisseurs sont aussi sortis totalement ou partiellement du cœur de marché du fait d’une disparition de marques qui appartenaient à ce cœur de marché, mais qui, après un achat d’entreprise par exemple, ont été abandonnées, comme l’Alsacienne, Biscuit et Café, Mokarex ou Huilor, ou encore du fait d’une disparition programmée au nom du mythe de la globalisation des marques de PGC. On sait pourtant aujourd’hui que c’est dans ce secteur qu’elles s’inscrivent le plus dans la culture et la recherche de lien de proximité. Comment a évolué la place des marques dans l’univers des PGC sur le long terme ? Avant même la crise de 2008 pour les produits PGC et celle, financière, de 2009 s’est creusé un décalage entre le prix de l’offre et le prix de la demande. Les marques se sont concentrées vers le haut du marché, laissant un champ libre aux marques de distributeurs, qui sont devenues le véritable cœur de marché. Les consommateurs ne comprennent plus la course permanente à l’innovation de détail, souvent perçue comme un gadget, avec pour corollaire l’augmentation des prix. Préoccupés par leur pouvoir d’achat et voulant satisfaire de nouvelles envies comme les NTIC, leur comportement devient plus économe, comme l’atteste la progression plus rapide des marques de distributeurs en termes de volume, en liaison d’ailleurs avec l’augmentation de leur assortiment. Avec la plus grande exposition aux premiers prix, les consommateurs sont confrontés à plusieurs niveaux de prix de référence : le premier prix où domine le coût de matière première du produit (coût basique), le prix de la MDD, prix repère qui ajoute à la matière première un meilleur niveau de sécurité, puis le prix de la marque cœur de marché, qui additionne prix de revient, prix de la sécurité et de la qualité, prix de l’innovation et de pérennité de la marque (comme le shampoing Garnier par rapport au shampoing Carrefour), enfin, le prix du haut de gamme, qui ajoute à tous ces prix celui de la distinction, du statut, de l’image. Reste que le prix de référence se rapproche de plus en plus du prix de la marque distributeur, lui-même proche du prix de la demande, et non du prix moyen de l’offre (de l’industriel). Qu’est-ce qu’un cœur de marché si ce n’est ce qui est aisément accessible ? Quel rôle attribuer aux produits premiers prix ? Les premiers prix commercialisés dans les grandes surfaces ont servi de repoussoirs (prix correspondant à une mauvaise qualité dans l’esprit des consommateurs). Sur le long terme, ils n’ont pas eu le succès escompté et les magasins de maxidiscompte n’ont progressé que grâce à l’élargissement de leur parc. Dans la grande distribution, les produits premiers prix n’ont jamais affiché des hausses de ventes significatives, même pendant la crise économique, en raison des doutes sur leur qualité, particulièrement dans le domaine alimentaire. Les bénéficiaires de la distanciation par rapport aux premiers prix et au privilège de marque ont été les marques de distributeurs. Pas sur tous les marchés, bien sûr, puisque dans l’univers des liquides elles ne progressent que de deux points sur dix ans, alors que leur augmentation est de dix points dans les produits frais et de six dans l’épicerie. Il est des secteurs plus difficiles à pénétrer et pour lesquels le cœur de marché s’ouvre plus ou moins, compte tenu d’une réputation moins homogène de la qualité des MDD. Dans certaines unités de besoin où les MDD sont inexistantes, l’arbitrage des consommateurs face à la contrainte du pouvoir d’achat s’exerce par une baisse de la consommation des produits de marques ou une économie d’usage, comme avec les poudres de lavage, les shampoings, la confiserie, l’eau minérale. Ici, ce n’est pas le cœur de marché qui évolue, mais la catégorie. Il reste enfin que lorsque les points de vente réduisent leur offre en proposant trop de MDD, ils sont boudés par les consommateurs, qui veulent pouvoir exercer leur liberté d’arbitrage. Quels sont les circuits, les catégories et les époques où les MDD sont les plus dynamiques, à l’assaut des bastions (hygiène-beauté par exemple) des grandes marques ? Toutes les catégories ont des marques de distributeurs, excepté deux bastions des marques : la teinture textile et les produits pour permanente. Certaines catégories, les whiskies par exemple, sont commercialisées sous des contre-marques, et d’autres, comme dans l’hygiène-beauté, sous des marques sans rapport avec la marque de l’enseigne. Aujourd’hui, en volume, MDD, premiers prix et maxidiscompte représentent environ la moitié des achats de PGC. Le reste est consacré aux marques mondiales, nationales ou régionales, avec une tendance favorable aux deux derniers groupes. Cette diminution de l’ensemble des marques depuis vingt ans est l’expression du déplacement des cœurs de marché. Deux barrières semblent avoir été franchies à l’égard des MDD. Elles sont perçues comme plus homogènes en qualité d’une enseigne à l’autre, et les écarts de qualité d’une catégorie à l’autre ont été réduits. TNS Sofres estime à 59 % l’indifférence des consommateurs aux marques. De quel type de marques les consommateurs arrivent-ils à se passer ? On peut expliquer cette indifférence croissante d’abord par des effets générationnels, la génération des « Produits libres » étant peut-être moins sensible aux marques que celle de ses parents. La deuxième explication tient au cycle de vie des produits. Certaines marques ont connu hier leur heure de gloire. Aujourd’hui elles sont entrées dans la période de la saturation, donc du déclin. Enfin, l’indifférence des consommateurs pour les marques est peut-être due aussi à l’indifférence des marques pour les consommateurs : quand la quête de la rentabilité et de la marge semble primer la satisfaction des clients. Le modèle marketing de la deuxième partie du xxe siècle, pour les produits de grande consommation, qui a fait la gloire des marques, est devenu sournoisement obsolète. Sournoisement pour deux raisons. La première est que le modèle économique de l’ultralibéralisme et la financiarisation de l’économie qui en est le corollaire ont privilégié le résultat à court terme. Pourquoi se battre pour innover dans les cœurs de marché, alors que la « prémiumisation » et le slogan « price for value » constituent la pierre philosophale du marketing ? La seconde raison, plus propre à la France, tient aux effets anesthésiants de la loi Galland, qui a empêché les opérateurs de voir les fêlures qui apparaissaient dès 2002. Il a fallu la crise de la consommation de 2008 et les ruptures comportementales des consommateurs pour que les yeux commencent de se dessiller. Les marques qui auraient perdu leur cœur de marché doivent-elles le reconquérir quitte à réinvestir l’entrée de gamme (comme Pampers avec Simply Dry et Simply Clean, couches et lingettes vendues moins cher que les autres produits de la marque) ou choisir la « prémiumisation » ? Quelle approche peut privilégier le marketing de la marque ? Le marketing est devenu un gros mot pour le consommateur de 2010. Lorsque les réponses de l’industrie ne sont que de nature technique ou idéologique, les marques vont droit dans le mur. La fuite en avant par la seule innovation est un leurre, de même que la reconquête parfois illusoire du cœur de marché, comme Danone avec Eco Pack, sorti des linéaires au bout d’un an. Faut-il attendre des distributeurs qu’ils rendent gratuitement aux industriels la place que ceux-ci avaient abandonnée ? L’avenir est aux marques qui par de vraies innovations privilégieront les attentes nouvelles, écologiques, environnementales et économiques des consommateurs.

Propos recueillis par J. W.-A.

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