Bulletins de l'Ilec

Le neuf et le standard - Numéro 406

01/12/2009

Entretien avec Jean-Noël Kapferer, professeur à HEC

Qu’entendez-vous par « cœur de marché » ? Jean-Noël Kapferer : Le cœur de marché correspond, selon la définition consacrée, à une segmentation entrée-milieu-haut qui répond au fonctionnement de la grande distribution. Le cœur est donc le milieu, mais pas au sens géométrique, c’est le produit standard. L’abandonner, c’est quitter le cœur des gens, la proximité de la vie quotidienne. Examinons le cas du jambon : les marques ne vendent plus d’épaule et la part des marques de distributeurs est maintenant majoritaire de ce segment. En revanche, les offres de jambons rôtis ou tranches épaisses relèvent du haut de gamme, où l’on trouve les marques. Au regard de la segmentation du marché et de la complexité croissante des gammes, ce « cœur » a-t-il encore un sens ? J.-N. K. : Si l’on étudie le marché des shampoings, le cœur de marché correspond à un shampoing simple ou antipelliculaire. On peut compliquer l’offre selon la longueur ou le type de cheveu. Pour autant, ce type de marché ne fonctionne pas selon la logique entrée-milieu-haut, mais selon les avancées techniques. Il échappe à la problématique du cœur de marché, qui ici n’a pas de sens, en raison de la complexité de l’offre. Dans l’univers des produits alimentaires, Géant Vert, Evian ou Tropicana sont de facto dans le haut de gamme. Quelle est la pertinence de la segmentation du concept de marque ? Faut-il se contenter de distinguer marques et MDD ? Grandes marques (nationales), marques régionales, petites marques nationales, etc., par opposition à des MDD elles-mêmes différenciées ? Quelles marques non-MDD ont le plus pâti de l’essor de celles-ci ? J.-N. K. : Sur le long terme, les marchés de masse ont été créés par les grandes marques, seules capables d’investir pour apporter un progrès. Dans l’univers de l’eau, les grandes marques ont pour noms Evian ou Contrex. Les petites s’appellent par exemple Cristaline, dont le modèle économique est fondé sur le bas coût, mais qui est néanmoins numéro un en volume. Les grandes marques ont-elles encore des références dans leur cœur de marché ? Oui. Elles ne l’ont pas abandonné, mais leur position dominante est en question. Elles ont abandonné le bas de marché et sont maintenant à égalité avec les MDD sur le cœur de marché. Prenons l’exemple du camembert, où les marques de distributeurs tiennent la dragée haute à Président et à Cœur de lion, deux marques qui, chaque année, perdent un point de part de marché. Il se passe avec les marques de distributeurs ce que l’on observe avec les médicaments génériques : la croissance de leur part de marché est indépendante de leur écart de prix avec les médicaments de marque. Le consommateur ne regarde pas chaque jour le prix de la marque de distributeur pour se déterminer. Celle-ci devient une catégorie parmi d’autres, une catégorie en tant que telle. On constate une spécialisation des choix des consommateurs, qui s’interrogent sur la pertinence d’acheter, tous les jours, ce qu’il y a de meilleur sur le marché. Les marques qui auraient perdu leur cœur de marché doivent-elles le reconquérir (en réinvestissant l’entrée de gamme, comme Pampers avec les couches Simply Dry et les lingettes Simply Clean, vendues moins cher que les autres produits Pampers) ou choisir la « prémiumisation »? Quelle approche est la plus pertinente pour le marketing de la marque ? J.-N. K. : Une marque ne peut pas rester éternellement la même, figée dans le marbre, sans risquer de perdre son rang. Mais son aptitude à changer dépend de plusieurs facteurs, dont son modèle économique. Viscosité d’un côte, fluidité de l’autre… Voyez les difficultés rencontrées par Air France pour s’adapter à la demande : son modèle économique n’est pas celui des compagnies à bas coûts. Conforama n’a pas le même modèle qu’Ikea : le premier souffre quand le second surfe sur la crise. Le problème est identique avec les MDD, dotées d’un modèle économique différent de celui des grandes marques. Pour autant, l’exemple de Pampers prouve qu’il n’y a pas de bataille perdue d’avance et que l’on peut être très performant avec un attribut particulier, sans les autres bénéfices de la référence classique : depuis trois mois, les chiffres sont bons, preuve de la pertinence de l’offre. L’image de la marque ne s’en trouve pas dégradée, car le produit a su retrouver la mission d’une grande marque : être attractive en termes de prix et performante. Les produits économiques de Danone seraient aussi sur le chemin du succès. Les grandes marques disposent encore d’un capital de réputation important qui peut favoriser le lancement de produits d’entrée. Comment expliquer l’indifférence croissante des consommateurs aux marques ? J.-N. K. : Je ne distingue pas les marques du système en général, des institutions, elles-mêmes en crise. Les marques sont fragilisées par les propositions alternatives qui concourent à l’érosion progressive de leur part de marché depuis une trentaine d’années. Tout consommateur acquis aux marques de distributeurs se regagne difficilement, surtout quand il constate que la différence entre les MDD et les grandes marques est faible. D’où la nécessité, pour les grandes marques, d’avoir une action préventive. Dans les PGC, la marque est-elle encore un facteur de réassurance utile (comme elle l’est pour les produits technologiques) ? Ou sa seule différence est-elle statutaire ? J.-N. K. : Certains consommateurs sont très attachés à l’intangible, au nom de la marque qui rassure. D’autres se contentent du tangible. La marque est incontournable quand elle est source d’invention. Gillette et Apple, aujourd’hui, ne semblent pas souffrir. Et quand elle est toujours la seule sur le marché : Apéricube, ou l’œuf Kinder par exemple. Chaque marque n’est-elle pas en demeure de devoir réinventer toujours son modèle économique spécifique ? J.-N. K. : Dans un grand groupe, doit-on avoir, comme L’Oréal, une division prestige et une division produits de masse ? On ne peut faire des produits à bas coût avec des coûts industriels inchangés. On peut soit choisir une extension de ligne, soit créer un modèle économique intrinsèque. Tout nouveau modèle économique doit être porté par une nouvelle marque, comme Red Bull ou iPod. Toute innovation doit avoir un nouveau nom. Existe-t-il des limites au développement des MDD ? J.-N. K. : La MDD s’arrête quand on passe de la marque de magasin (le produit Carrefour chez Carrefour) au magasin de la marque, comme Tesco ou Ikéa, et demain peut-être Décathlon. Dans les PGC, le futile et l’utile sont-ils toujours dans le même bateau ? J.-N. K. : Le futile d’aujourd’hui devient l’utile de demain et l’indispensable d’après-demain. L’anse de la bouteille de Candia Grandlait, hier futile, est aujourd’hui bien utile. Supprimez-la, et vous verrez les réactions des consommateurs. Même chose pour la poignée du pack de six bouteilles d’eau… À quand celle qui n’abîmera pas les doigts ? 1) Les Echos du 17 mars 2009.

Propos recueillis par J. W.-A.

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