Bulletins de l'Ilec

Au cœur du marché, une relation intime - Numéro 406

01/12/2009

Entretien avec Philippe Breton, PHB Consultants

Qu’entendez-vous par « cœur de marché » ? Philippe Breton : Le cœur de marché est constitué par les marques achetées de manière régulière et fréquente, et qui sont au cœur de la vie quotidienne des consommateurs. Elles fondent la relation à la marque, car comme le disait Bernard Lacan, ancien président de Nestlé, « une marque n’est que la somme de marques de confiance répétées ». Il correspond à un bon rapport qualité-prix et répond avant tout à des besoins fonctionnels, tout en évitant de tomber dans le premier prix, souvent dévalorisant quant à l’estime de soi. Il est inévitablement lié au volume. Le concept de cœur de marché diffère-t-il selon les catégories de produits ? P. B. : Bien sûr, il varie en fonction de la fréquence des achats et de la dispersion des niveaux de prix dans la catégorie. Si l’on se réfère à l’allégorie de la lanterne chinoise, pour l’institut de panel IRI, ou de la crémaillère, pour Nielsen, le cœur de gamme peut aussi se retrouver dans chaque segment, par exemple les cafés torréfiés arabica ou encore le saumon. Quelle est la pertinence de la segmentation du concept de marque ? Faut-il se contenter de distinguer marques et marques de distributeurs (MDD) ? Quelles marques non-MDD ont le plus pâti de l’essor de celles-ci ? P. B. : La marque est par définition à géométrie variable. Une petite marque peut être grande régionalement, si elle constitue la référence locale, et être inconnue hors de sa région. Les grandes marques ont été à tort assimilées aux marques internationales, parce qu’elles disposent d’une force de frappe commerciale et publicitaire incomparable. Mais cela ne suffit plus à créer la relation intime avec le client qui définit la marque. En fait, c’est le client qui décide de s’approprier une marque, en se reconnaissant dans ses valeurs, et qui l’achète en toute confiance. Limiter la problématique de la marque à la confrontation entre MDD et marques nationales me semble fort réducteur et stérile, au regard des mutations de la consommation. La marque en grande consommation n’est plus statutaire comme autrefois, compte tenu des arbitrages budgétaires auxquels sont contraints les clients avec l’arrivée des nouvelles technologies. Les marques locales concurrencées par des MDD premium de niches ou les marques chalengeuses sans identité forte peuvent se faire déréférencer au niveau national, ce qui pose la question de la construction de l’assortiment pour répondre localement aux attentes des clients. À une lointaine époque, les produits premiers prix étaient gérés localement et provenaient souvent du déstockage de marques locales, ce qui arrangeait les deux parties. Ce n’est plus le cas. Des marques auraient-elles abandonné leur cœur de marché ? Ou en auraient-elles été évincées, et depuis quand ? P. B. : Elles se sont en fait exclues du cœur de marché en montant en prix, sous le prétexte d’innovations peu perceptibles par le consommateur. Elles ont souvent cherché à faire de la croissance en chiffre d’affaires au lieu de renforcer le lien et le contrat de base avec leurs clients fidèles qui s’en sont détournées progressivement au profit de MDD aussi bonnes et surtout moins chères. La masse de marge est essentielle pour conserver le caractère vertueux du cœur de gamme, qui doit réinvestir ses gains de productivité dans les prix de vente, afin qu’ils restent accessibles au plus grand nombre. De quelles marques peut-on dire qu’elles ont abandonné leur cœur de marché ? P. B. : Cela concerne sans doute davantage celles de sociétés cotées en bourse, qui sont contraintes par leurs actionnaires à développer sans cesse leur chiffre d’affaires et sont les victimes des taux de croissance à deux chiffres, au prix d’une sophistication de l’offre qui améliore peut être les marges mais pas les volumes Cela s’est fait au profit des MDD classiques, puisque celles-ci représentent fin 2009 plus de 26 % du marché des produits de grande consommation en valeur. En revanche, les MDD économiques ou premiers prix stagnent autour de 4 % , en dépit d’une forte présence dans l’offre des marques d’enseignes. On constate de nouveau, comme au milieu des années 90, que l’offre économique des MDD répond mal à une demande pourtant bien réelle des consommateurs, celle d’une qualité acceptable au plus juste prix. Quels sont les circuits, les catégories et les époques où les MDD sont les plus dynamiques, où elles s’attaquent aux bastions (l’hygiène-beauté par exemple) des marques nationales? P. B. : Le dynamisme des MDD est fort variable selon les pays, selon le statut acquis par telle ou telle MDD, y compris dans l’hygiène-beauté. Dans ce rayon, les MDD parviennent à dépasser au Royaume-Uni 15 % en valeur, au lieu de 8 % en France, grâce à la présence d’enseignes spécialisées comme Boots, qui ont acquis une réelle légitimité au service du client et démystifient le secteur. Système U a su se démarquer dans la conception des gammes, le choix des partenaires et la communication en magasins dans ce bastion des marques, avec le lancement de la gamme « By U » qui l’emporte en performance commerciale sur ses concurrents. Cela est aussi vrai dans le domaine des vins, ou la présence de MDD a longtemps été sacrilège en France. Existe-t-il des limites au développement des MDD ? P. B. : Les limites dépendent de la vision, de la cohérence et de la capacité d’engagement des enseignes, sans oublier l’attitude des clients. Picard est l’exemple d’une enseigne qui a su acquérir, dans les surgelés, la position de numéro un et l’image de la primauté dans la catégorie, pour en devenir la référence incontestée. Ce sont en fait les clients qui définissent les limites à ne pas dépasser, au-delà desquelles le ticket MDD n’est plus valable. Des enseignes comme Migros, ou plus récemment Marks et Spencer, ont eu l’humilité de reconnaître le rôle d’animation et d’attractivité des grandes marques en complément de leurs belles MDD pour dynamiser les catégories. Faut-il voir une différence fondamentale entre MDD et marques réservées (Chabrior, Pâturages…) ? P. B. : En dépit de leurs performances et de leur qualité souvent reconnue, les marques réservées peuvent donner l’impression d’un manque d’engagement, de courage et de transparence des enseignes. Ces marques sont sélectionnées par une enseigne, comme l’illustre son logo, qui s’apparente à un label, mais elles ne revendiquent pas le rôle majeur de l’enseigne dans leur conception. C’est parfois dommage, car elles ne bénéficient pas du retour, en termes d’image, sur les investissements humains et financiers qui les élèvent pourtant au-dessus de l’image de copies qui leur est fréquemment reprochée. C’est toute la différence entre les concepteurs (Décathlon, Picard, Ikea), qui expriment un point de vue original et souvent courageux, et les sélectionneurs, qui bénéficient d’une simple exclusivité. Qui, de la marque nationale ou de la MDD, classique ou premier prix, va créer demain les marchés de masse ? P. B. : Les MDD classiques vont repartir à la conquête des marchés de masse si elle adoptent un repositionnement sur des bases fonctionnelles qui répondent aux préoccupations des clients, et si elles encouragent le développement de relations durables, fondées sur la confiance, une transparence réciproque, ainsi qu’un coopération efficace avec des fabricants sélectionnés. Elles représentent une voie porteuse de sens sur les marchés de masse pour renouer avec les règles originelles du discompte : s’organiser pour diminuer les coûts de production et de commercialisation, et surtout en faire bénéficier le client. Je ne pense pas que dans leur expression actuelle ni les MDD premiers prix ni les marques puissent jouer ce rôle de création de valeur sur les marchés du quotidien. Les « grandes » marques sont-elles condamnées à avoir des marges élevées pour compenser la contraction de leur marché face à celui des MDD et des premiers prix ? Est-ce viable ? P. B. : Il n’y a aucune fatalité en la matière. Juste une forte conviction et une détermination des marques, qui doivent faire des choix clairs et cohérents au regard des consommateurs, et apprendre à partager leur vie quotidienne. Le haut de gamme est-il devenu leur seul horizon ? P. B. : Espérons que non, car leurs jours seraient alors comptés. Elles vont toutefois devoir faire preuve de davantage de respect à l’égard de leurs clients, de plus d’humilité, de bon sens, et rester fidèles à leur vocation, pour mériter en retour leur fidélité. Il leur faudra parler au cœur du client, pas seulement à sa carte bancaire ou à son ego. Aujourd’hui, c’est le distributeur qui fixe le prix de vente au consommateur. Quel serait son intérêt à baisser celui des grandes marques, réduisant l’écart qui les sépare de ses propres marques ? P. B. : En baissant le prix de « grandes marques », l’enseigne espère convaincre les consommateurs de sa compétitivité. On retrouve le principe de l’îlot de pertes dans l’océan de profits à l’origine des premiers hypermarchés. Le prix de vente dépend certes de l’efficacité des négociations d’achat, mais aussi et surtout de l’organisation de l’enseigne et de ses coûts de fonctionnement. Or l’on observe des différences sensibles entre les circuits. Dans le contexte actuel, la baisse des prix des grandes marques peut effectivement fragiliser la légitimité et l’intérêt des MDD. Cependant, l’écart entre MDD et grandes marques, qui atteint en moyenne 25 % , est un dogme, créé en 1976 avec les « Produits libres ». Il devient obsolète, voire contre-productif, dès lors qu’on est capable de s’affranchir de la copie des dites grandes marques, pour proposer une vision originale du commerce et une organisation de l’offre adaptée à sa clientèle. Le commerce se réinvente jour après jour.

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