Bulletins de l'Ilec

Du culturel et du contraint ? - Numéro 407

01/02/2010

Entretien avec Dominique Desjeux, professeur d’anthropologie sociale et culturelle à l’université Paris Descartes et chercheur au Cerlis (CNRS)

Le numérique, mêlant culture et communication, est devenu un poste obligé dans le budget des ménages, ce qu’auparavant la culture n’était pas. Et contrairement à une idée reçue, les pratiques dont il est le support ne sont pas les vecteurs d’un individualisme accentué. Entretien avec Dominique Desjeux, professeur d’anthropologie sociale et culturelle à l’université Paris Descartes et chercheur au Cerlis (CNRS) L’essor du numérique a-t-il favorisé une diffusion plus large, une plus grande consommation, de certains champs de la culture (presse, livres, programmes audiovisuels…) ? Dominique Desjeux : Je réponds à cette question à partir de mon angle d’approche, celui d’une anthropologie empirique fondée sur des observations qualitatives dans le quotidien des familles chez elles, en France et à l’étranger. Je cherche à décrire et à comprendre les pratiques et les usages des objets ordinaires, électroniques ou non, dans le salon, la chambre, ou le bureau quand il existe, la cuisine ou la salle de bains. Aujourd’hui, les deux grandes pièces d’usages d’internet et du numérique en général sont le séjour, la pièce à vivre, et la chambre. Ces usages s’organisent autour de quatre grands objets : la télévision, les consoles de jeux, les téléphones fixes ou mobiles, et les ordinateurs. Il existe des variantes en fonction des effets d’appartenance liés à la strate sociale, donc au revenu et au diplôme le plus souvent, ou liés aux générations, voire au sexe, s’agissant d’objets comme l’imprimante ou les écrans de photo destinés à montrer la famille, les voyages culturels ou de loisir. Ces usages peuvent aussi varier en fonction du substrat ethnico-culturel. Je pense à l’importance qu’a eu jusqu’aujourd’hui, même si c’est en train de changer, la parabole servant à capter les émissions de télévision, pour les Maghrébins notamment. La parabole, qui semble en train d’être remplacée par le câble, joue un rôle de lien clé avec une culture d’origine, au sens littéraire comme au sens anthropologique. Il est difficile de dire aujourd’hui si le numérique a favorisé une plus grande consommation de culture, mais ce qui est clair est qu’il a changé les usages, les pratiques et le rapport matériel aux consommations culturelles. Tout au long de l’itinéraire de production, de diffusion et d’échanges culturels, le numérique est devenu un passage obligatoire. C’est d’autant plus important qu’associé à la communication le numérique représente une dépense moyenne de 8 % du budget chez les ménages français, au lieu d’approximativement 1 % pour la communication il y a quarante ans. Le numérique est devenu une dépense contrainte de consommation. Il n’est plus un luxe, ce qui éclaire comment il peut ou non exercer un effet de fracture sociale. Les réseaux sociaux sont-ils une pratique culturelle ? D. D. : L’aspect matériel de la communication est tel que le transfert massif du support papier vers le support numérique, sans signifier la disparition du premier, conditionne les usages de la culture. Ces usages peuvent être la recherche d’information sur internet avant d’aller voir tel ou tel spectacle, l’achat de produits culturels, livres, places de spectacles, journaux numérisés, les alertes thématiques, mais aussi l’échange d’impressions après un spectacle, à travers les réseaux comme Facebook ou Twiter, pour l’image et le son liés à la culture, voire la production personnelle de culture avec Youtube. Avec le Web 2.0 – qui ne touche encore qu’une minorité d’internautes, autour semble-t-il de cent mille habitués, principalement des étudiants et des chômeurs, d’après une enquête de 2009 –, il est possible que le phénomène de réseau s’accélère. Cela dit, pour le moment, le fonctionnement des réseaux numériques est très proche de celui des réseaux sociaux non numériques, avec des cercles de proximité ou de distance, des réseaux publics, ou professionnels (Linkedin) ou privés. La culture de l’écran prime-t-elle la culture de l’imprimé ? D. D. : C’est une question générationnelle et d’usage. Tous ceux qui dès le plus jeune âge auront été habitués à lire sur écran continueront probablement à le faire toute leur vie. Est-ce que cela signifie la fin du papier, probablement non, car bien souvent, quand une nouvelle technique de la communication apparaît, elle prend une place dans les usages quotidiens sans supprimer les autres, au moins dans l’immédiat. Je n’en ai repéré que deux qui ont vraiment disparu depuis vingt ans : les messages par tube à la poste et le téléscripteur… Est-ce que le numérique induit une consommation vraiment plus individualiste des biens culturels ? D. D. : En général, comme sociologue et anthropologue, j’ai du mal à croire à l’individualisme dans nos sociétés, sauf en valeur et en droit, ce qui est déjà très important. Je pense souvent qu’on confond l’individualisme avec la personne ou le sujet. En pratique, nous vivons en société, avec des institutions, des codes, des normes collectives, les effets d’appartenances sociales bien visibles dans les pratiques culturelles, très contraignantes dans la vie quotidienne, particulièrement en entreprise. Internet, comme les jeux vidéo, la cigarette, l’alcool, les drogues, les jeux de hasard, peut conduire à des conduites addictives individuelles, mais au-delà de cette pathologie, il relève d’une activité très socialisée, peu individualiste, notamment du fait des réseaux. Est-il fondé de reprocher à Internet, comme naguère à la télévision, de réduire la culture à la distraction ? D. D. : Du point de vue d’une génération plus âgée, la culture est toujours réduite, quand elle regarde celle de la génération plus jeune. Ce sont pour une part les nouveaux vieux qui regrettent les bonnes émissions de télévision d’hier, elles-mêmes vilipendées par les vieux de l’époque ! Internet a-t-il rendu les Français plus actifs en termes de production de contenus (écriture, vidéo, musique…) ? D. D. : Il est vrai que Youtube est un lieu étonnant de productivité. Que l’on aime ou non est un autre problème. Le numérique est-il de nature à changer fondamentalement les modes de représentation collectifs, la culture au sens large ? D. D. : Il change au moins la façon d’utiliser les différentes formes culturelles comme l’écrit, l’image ou le son. Mais ce n’est pas nouveau, comme mécanisme : toutes les époques ont essayé de produire de tels changements, en peinture avec les impressionnistes ou en musique avec Debussy ou le Marteau sans maître de Boulez, dans ma jeunesse, sans oublier le jazz, qui lui aussi était mal considéré et critiqué comme une « culture de nègre », expression péjorative avant les textes de Léopold Sedar Senghor. On peut très bien dire que l’on n’aime pas quelque chose, comme le numérique, ou qu’on n’y est pas sensible, sans dire que c’est nul. Pour ma part, j’aime utiliser le numérique.

Propos recueillis par J. W.-A.

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