Bulletins de l'Ilec

Constances et variations de la macroconsommation - Numéro 408

01/03/2010

Entretien avec Nicolas Herpin, Observatoire sociologique du changement (OSC), directeur de recherche au CNRS*

L’évolution des structures familiales et de leur intégration dans le monde du travail a imprimé sa marque sur les modes de vie, et contribué à une certaine convergence en Europe, notamment dans le domaine des loisirs et de la culture. Mais les inflexions de la consommation ont surtout traduit les grands cycles macroéconomiques. Entretien avec Nicolas Herpin, Observatoire sociologique du changement (OSC), directeur de recherche au CNRS* Observe-t-on de grandes ruptures et de véritables effets générationnels dans les pratiques consommatoires depuis cinquante ans ? Nicolas Herpin : Les ruptures sont celles de la macro-économie : la fin des Trente Glorieuses, le choc pétrolier, la disparition de l’inflation, et les cycles conjoncturels que nous connaissons aujourd’hui. Les effets générationnels dépendent des innovations techniques, qui impliquent des apprentissages nouveaux de la part des consommateurs. Dans le passé, ce fut le cas de la voiture, qui ne fut plus réservée à l’homme mais destinée aussi à la femme. L’introduction de toute nouveauté a des conséquences, comme, dans le cas de l’automobile, l’achat par le ménage d’une deuxième voiture pour la femme qui travaille. Aujourd’hui, on assiste au même phénomène avec les nouvelles technologies, l’internet, qui, pour l’heure, sont peu ou pas utilisés par les troisième et quatrième âges mais le seront certainement demain. Chez les jeunes, les utilisations d’internet ne se limitent plus aux loisirs ou à la quête de sociabilité via les réseaux sociaux, mais engagent aussi des comportements économiques, comme la recherche du meilleur prix pour la consommation courante (alimentation), épisodique (vacances) ou lourde (recherche d’un appartement). Internet va, à terme, concerner tous les âges. L’évolution de la taille des ménages affecte-t-elle plus particulièrement un type de consommation ? N. H. : La disparition des familles nombreuses a affecté tous les univers de la consommation. Parallèlement, les ménages avec une seule personne croissent à tous les âges de la vie, ainsi que les couples avec peu d’enfants. Entre 1960 et 2006, la taille moyenne des ménages est passée de 3,19 personnes à 2,33. Les comportements éducatifs changent, de nouvelles pratiques apparaissent, comme celle de garder plus longtemps les enfants au domicile familial. Les propriétaires de leur logement sont aujourd’hui plus nombreux… De manière générale, l’évolution de la taille des ménages a des conséquences sur toute la consommation de biens durables et non durables. Dans l’univers alimentaire, la consommation de produits devient moins généraliste et plus individualisée, avec des offres spécifiques en fonction des âges et des goûts des enfants, par exemple. La taille des ménages affecte également les dépenses en appareils électroniques, les jeux vidéos, les loisirs… Quels sont les changements les plus spectaculaires, entre les postes de consommation, dus à l’évolution de l’espérance de vie ? N. H. : Deux postes se distinguent : la santé et les loisirs. Le coefficient budgétaire de la consommation des ménages dans le domaine de la santé est monté de 5,5 % en 1960 à 11,9 % en 2006. La cause est le vieillissement. Le nombre de consultations chez le médecin double entre les classes d’âges 30 et 60 ans. Ajoutons la généralisation de l’assurance maladie à l’ensemble de la population. Dans le domaine des loisirs, des comparaisons intergénérationnelles montrent que les cohortes qui arrivent maintenant à l’âge de la retraite consomment plus de loisirs qu’autrefois, pour la même classe d’âge. En revanche, les générations qui atteignent l’âge de la retraite dépensent moins que les générations antérieures au même âge pour s’habiller. Les pratiques consommatoires des hommes et des femmes sont-elles toujours aussi distinctives qu’au début des années soixante ? Dans quels domaines observe-t-on une convergence ? N. H. : Comme fond de décor, il y a bien sûr les bouleversements induits par le travail des femmes, et l’instabilité croissante des couples. En termes d’emploi, les femmes travaillent majoritairement dans l’univers des services, particulièrement ceux qui se singularisent par un contact fréquent avec la clientèle. L’emploi mobilise donc les compétences relationnelles des femmes, autrefois réservées au cercle de la famille, et aujourd’hui utilisées dans le tertiaire. Cela signifie qu’une consommation féminine traditionnelle s’est trouvée consacrée par l’espace de travail dans lequel les femmes évoluent. Elles ont ainsi été conduites à une consommation de produits liés au corps plus importante, dans l’univers des cosmétiques aussi bien que du textile, pour toujours rester jeunes. Dans le poste « habillement, biens et services pour la personne », qui décroît, les soins de beauté progressent, de 13 % en 1960 à 39 % en 2006. Les femmes peuvent aussi avoir un rôle en dehors de leur propre univers, comme donner à l’industrie automobile un nouvel élan grâce à la deuxième voiture. Enfin, le fait même de travailler et de vivre dans un couple biactif conduit les femmes à avoir plus de poids dans les décisions d’achat, les dépenses collectives du ménage. La distribution par sexes des postes de consommation est-elle semblable entre pays industrialisés ? N. H. : Les enquêtes ont comme unité d’observation le ménage, aussi est-il difficile de répondre, même si on tente d’individualiser les dépenses, pour le vêtement, par exemple. Les enquêtes ne tiennent compte aujourd’hui que des gros articles, mais pas de l’ensemble du budget par personne. Quelles sont les spécificités de la consommation en France par rapport aux autres pays ? L’Insee observe que les Italiens achètent plus de chaussures, que les Britanniques dépensent plus dans les restaurants… N. H. : Les comparaisons internationales sont toujours difficiles à mener, en raison, en particulier, de dépenses plus ou moins subventionnées selon les pays. Pour autant, on distingue, sur le long terme, l’Allemagne et la France, qui se singularisent entre autres par des dépenses de santé élevées, et le Royaume-Uni et l’Europe du Nord, qui ont des dépenses de loisirs et de déplacements de nature culturelle plus fortes. De 1996 à 2006, les trois postes qui augmentent le plus vite dans les quinze pays de l’Union européenne de 1996 sont les communications (+ 160 % ), les loisirs et la culture (+ 54 % ) et la santé (+26 % ). Par pays, respectivement + 110 % , + 104 % et + 6 % au Royaume-Uni, + 218 % + 41 % et + 34 % en France, et + 149 % , + 28 % et + 27 % en Allemagne. Observe-t-on dans ces pays un affaiblissement ou un creusement des habitudes de consommation régionales ? Ces modèles sont-ils corrélés avec d’autres phénomènes (culturels, linguistiques…) ? N. H. : S’il est difficile de répondre à la question sur le plan européen, du moins peut-on dire que, en France, les singularités régionales ont été longtemps liées aux pratiques de consommation (le beurre dans le Nord, l’huile dans le Sud) et aux productions locales (régions de poisson, régions de viande). Aujourd’hui, les différences régionales tiennent à d’autres facteurs, dont ceux liés aux migrations des populations, l’attirance selon les conditions de vie et la composition sociale nouvelle qui en découle. Le passage d’une consommation de besoin à une consommation de désir et de divertissement est-il une réalité au vu de l’évolution des postes budgétaires ? N. H. : Ce passage résulte de l’augmentation du niveau de vie, qui a permis de répondre à l’évolution de l’offre, celle en particulier de produits de plus en plus élaborés. Il faut également faire intervenir les budgets temps : dans les milieux les moins favorisés sur le plan économique, le temps consacré au travail diminue quand celui du temps dit libre, qui échappe au travail, augmente, au profit de loisirs peu coûteux. En revanche, les plus riches disposent de peu de temps libre. Le glissement souvent évoqué d’une économie de « l’avoir plus » à une économie de « l’être mieux » est-il une réalité tangible dans l’analyse des postes de consommation ? Va-t-on vers un mode de consommation où le service prime le bien, et si oui, dans quels secteurs surtout ? N. H. : On observe, de manière durable, que les gens souhaitent devenir propriétaires de leur logement : ici, l’avoir plus est lié au mieux-être. Dans d’autres cas, le coût élevé du bien durable conduit certains ménages à privilégier le service. Pour autant, on constate que ceux qui louent des voitures sont eux-mêmes majoritairement propriétaires d’une voiture. On peut être fourmi et cigale, selon les circonstances. Propos recueillis par J. W.-A. * Dernier ouvrage paru : Consommation et Modes de vie en France, « Grands Repères » La Découverte, 2008.

Propos recueillis par J. W.-A.

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