Bulletins de l'Ilec

De la répétition universelle - Numéro 409

01/04/2010

Entretien avec Sara Marinari, doctorante1 à l’Ecole des hautes études en sciences sociales

Indépendamment ou avant toute problé-matique industrielle, l’imitation est un phénomène qui innerve toute la société. Pour Gabriel Tarde, un des pères de la sociologie, elle en était le moteur essentiel. Entretien avec Sara Marinari, doctorante1 à l’Ecole des hautes études en sciences sociales Quel est le contexte qui, en 1890, a présidé à la réflexion de Gabriel Tarde2 sur le phénomène de l’imitation ? Sara Marinari : La notion d’imitation a jailli de la réflexion sur le crime. L’homme de la foule tel que l’envisage Zola et le « criminel-né » de Lombroso correspondent au même sujet. Ils résument un sentiment de peur face aux changements sociaux, souvent appelés « feux sociaux ». L’alarme sonne entre les échos des théories ataviques et celles portant sur l’homme de la foule, pour sauver la société. L’attention portée au crime prend une importance démesurée qui franchit les bornes de la criminologie naissante. Médecins, anthropologues et hommes de loi affrontent cette problématique, souvent centrée sur le criminel plus que sur le crime. Tarde, qui exerce la profession de juge d’instruction, est connu comme le plus redoutable ennemi des théories ataviques. Il trace le profil du criminel à travers la notion d’imitation. En opposition avec l’attention portée aux traits physiques du criminel, il met en avant la participation (ou contre-participation) du criminel à la société. Pour montrer cette liaison, il introduit la notion de responsabilité. Un criminel, nous dit-il, est quelqu’un qui reconnaît son acte par rapport à son identité personnelle et à sa similitude sociale. Grâce à ces deux variables, la notion d’imitation prend forme : le tissu social devient une toile infinie de liaisons où l’identité sociale va prendre le nom d’invention. Quelles sont les « lois de l’imitation » selon Tarde ? S. M. : Le titre du livre de Tarde nous induit en erreur ! Les lois de l’imitation n’existent pas. Seuls existent les phénomènes de l’imitation qui se soumettent à des lois. L’imitation est selon Tarde une « répétition universelle sociale » qui se répand sous forme de « rayons », comme avec une pierre lancée à la surface d’un lac. Si l’on est assis au bord du lac, on ne peut guère imaginer quand quelqu’un lancera la pierre, ni même s’il en lancera une. Une fois qu’elle est lancée, en revanche, il est possible de suivre les cercles qui se forment dans l’eau. Ces cercles imitatifs représentent le « fait social ». Comme les cercles existent grâce à la pierre, l’imitation existe grâce à l’invention. Imiter, chez Tarde, est un fait social qui se manifeste par des rayons surgis à partir d’une invention, mais jamais sous l’influence de meneurs. Dans l’imitation, personne ne suit un chef. Contrairement à la thèse de Gustave Le Bon, chez Tarde la notion de foule n’existe pas. Tarde développe le concept de « public », qui existe sans forcément être visible. Il élabore le lien entre ce concept et celui de l’imitation en analysant les moyens de communication, en particulier la presse. Le phénomène de l’imitation se répand à distance entre les lecteurs. Chaque lecteur, assis dans son salon, entre en contact avec d’autres par le journal : il ne s’agit pas d’une foule ni d’une société. Nous sommes déjà dans l’âge de « l’acteur-réseau » décrit par Bruno Latour. Imite-t-on par mimétisme, parasitisme, paresse, admiration ? S. M. : Nous imitons pour emprunter. Dans cette démarche, nous cherchons à combler nos désirs. L’imitation est une mise en relation plus ou moins directe (le public est un exemple d’imitation à distance). Dès qu’un homme X entre en contact avec un autre homme Y, un rapport d’accord se vérifie. Il peut s’agir aussi d’un rapport de désaccord. Comme il y a imitation, il y a contre-imitation. Admettons que X et Y soient en accord, et même en accord dans leurs désirs, à cela près que seul X a comblé le sien. Y, grâce à un contact stabilisé avec son voisin, emprunte la démarche de X. Il s’agit là d’un désir d’emprunter à autrui des procédés qu’il a appliqués pour obtenir satisfaction. Nous sommes dans un contexte de jeu, identifiable à une partie d’échecs. Il est impossible de remporter la partie sans avoir disposé les pièces sur l’échiquier. De même, sans lutte, sans l’invention, sans l’envie d’entrer dans l’imitation, on ne peut être imitatif. Il faut jouer. Tarde présente d’autres formes d’imitation qui vont au-delà des bornes d’un échiquier. L’imitation nous plonge dans un immense tissu de rayons. Les frontières de l’échiquier deviennent infinies et les règles du jeu autorisent de tout autres manœuvres. L’imitation se répand dans tous les sens grâce à l’interaction entre les joueurs. La puissance de l’imitation nous entoure. Plutôt consciemment, ou non ? S. M. : Nous imitons inconsciemment, moins que ne le feront nos enfants, bien plus que ne l’ont fait nos grands-parents. Tarde évitait de parler d’imitation en termes de conscience : que l’imitation soit volontaire ou involontaire, consciente ou non ne présentait pas d’importance à ses yeux. Dans sa conception, l’imitation reste une action sociale nécessaire à la propagation des idées, des coutumes, des langues. Elle est nécessaire à l’homme. Mais elle perd son caractère volontaire et conscient dans le temps. Les premiers imitateurs avaient conscience de l’acte, alors que nous, nous sommes dans une sombre nébuleuse. Y a t-il des sociétés et des périodes plus portées que d’autres à l’imitation ? S. M. : L’histoire témoigne de l’existence de l’imitation dans toutes les époques, même dans les sociétés primitives. Chaque société est portée à l’imitation, mais dans certaines elle a gagné plus d’espace que dans d’autres. L’ampleur est liée à la quantité d’inventions et à leur potentiel de propagation. Des sociétés ont connu une mort lente, ou ont été absorbées par d’autres. C’est la manifestation que le moteur inventif s’est arrêté. Une rupture dans les mécanismes de la répétition imitative conduit une société à la faiblesse. Les sociétés persistent si elles ont la capacité, ou la chance, de relancer des inventions. Tarde, qui préfèrait vivre à la campagne, était fasciné par l’énergie qui existe en ville, l’explosion continue d’inventions. L’imitation de produits et d’emballages peut-elle s’envisager au travers de l’analyse de Tarde, et si oui en quoi ? Et la mode ? L’« imitation de… » n’est pas imitation, mais copie. Autrement dit, elle ne possède aucune valeur sociale, du fait qu’elle ne découle pas de l’invention. Elle s’accorde au besoin naturel de répéter sans inventer. En revanche, la mode est imitation. Tarde la définit comme une imitation prosélytique dont nous sommes les adeptes. Elle est une forme imitative qui remplace la coutume. La mode élargit ses rayons en diminuant les distances entre les peuples : un jeune homme de Paris ressemble à un jeune homme de Madrid. Malgré les apparences, nous assistons pourtant aussi dans la mode à une lutte, qui nous défend du conformisme, grâce à ce que Tarde nomme « l’élément particulier » : un caractère qui manifeste la différence entre le jeune Parisien et le jeune Espagnol. Les concepts de Tarde ont-ils une grande pertinence dans une société qui se caractérise par l’individualisme ? S. M. : Le mérite de l’image de la pierre lancée dans le lac est de mettre en évidence l’action individuelle. L’invention caractérise le moment individuel par excellence. Soit pour celui qui lance la pierre dans le lac, soit pour l’observateur assis au bord. Le mouvement accompli par l’inventeur est suivi par l’hésitation des autres. Chaque observateur assis près du lac se pose la question de savoir s’il doit imiter ou pas cette action. Mais imiter signifie plus que lancer la pierre. Cela signifie, pour l’individu, gagner, entrer dans la toile de l’imitation pour établir des contacts, acquérir certaines capacités, économiser ses efforts. Dans le tissage de l’imitation, les individus sont mis en relation. Nous constituons plusieurs « publics » en même temps : le public de la presse, celui des médias audiovisuels, celui d’internet et bien d’autres. Notre individualisme est cerné par un monde d’interactions toujours plus présentes. Prenons Facebook : nous pouvons rester en contact avec des amis et agir sur leurs profils en temps réel, suivre d’autres individus, partager de la musique, connaître tous types de rapports. Ces moyens d’échange ne nous font pourtant pas douter de notre individualité. Notre société, plus qu’individualiste, est imitative. Propos recueillis par J. W.-A. 1. Sujet de thèse : Gabriel Tarde et le Concept de l’imitation. 2. Les Lois de l’imitation (1890).

Propos recueillis par J. W.-A

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