Bulletins de l'Ilec

Science incertaine - Numéro 410

01/05/2010

Entretien avec Sylvie Gillibert et Olivier Creusy, professeurs à l’Iscom Paris, conseils en stratégie de marque

Le marketing peut anticiper sans prédire avec certitude. La complexité des variables et l’imprévisibilité de leur occurrence rendent les lois mercatiques instables. Entretien avec Sylvie Gillibert et Olivier Creusy, professeurs à l’Iscom Paris, conseils en stratégie de marque Si la science est connaissance par la causalité, le marketing est-il une science ? Sylvie Gillibert et Olivier Creusy : La « connaissance par la cause » suppose deux logiques dans la réflexion et l’estimation du devenir d’un phénomène. Ce schéma de pensée implique que la compréhension des raisons, à l’origine d’un mouvement, éclaire son évolution et son devenir. De façon plus systématique, il induit l’idée que les mêmes causes produiront toujours les mêmes effets. En marketing comme dans toute réflexion, l’analyse et la compréhension de la cause éclairent les conséquences donc les évolutions possibles d’un phénomène. Analyser ce qui est à l’origine d’un mouvement aide à en évaluer le devenir et à en appréhender l’amplitude. Ainsi l’analyse de l’utilisation des réseaux sociaux par les jeunes générations aide à en estimer l’importance dans les années à venir, donc à l’intégrer dans les stratégies de marketing. Si l’on considère que la connaissance de la cause facilite l’anticipation d’un phénomène ou d’une réaction du marché ou des consommateurs, on sous-entend que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Or les réactions d’un marché sont soumises à des influences externes non maîtrisables. L’environnement étant changeant, il influence les conséquences des causes et oriente parfois les effets dans des directions inattendues. Par analogie, une réaction entre deux corps chimiques évolue de façon différente en fonction de la température ou du potentiel d’hydrogène de la solution. Ainsi, nul ne peut décrire avec certitude l’utilisation effective des réseaux sociaux par les jeunes dans les années futures. Le marketing peut s’appuyer sur la logique scientifique pour anticiper l’avenir, mais il doit prendre conscience que cette logique rassurante permet d’estimer l’évolution des phénomènes, sans permettre de prédire leur devenir avec certitude. Elle offre cependant une anticipation plausible, et une réduction du risque d’erreur. Les instruments de la science pour mesurer, prévoir, anticiper, sont-ils pertinents en marketing ? S. G., O. C. : La science cherche à isoler les phénomènes afin de mieux les observer et les comprendre. Disséquer une grenouille, c’est en séparer les organes. Les outils d’analyse du marketing participent de la même démarche, puisqu’ils permettent de comprendre une marque, un comportement, à partir de l’observation la plus épurée possible. Les mathématiques construisent une logique de raisonnement (cause-conséquence) à partir d’hypothèses. Changeons les hypothèses (décidons que deux et deux font cinq ou sortons du système décimal), et la logique se déplace, se recalcule, se réinvente. En marketing, la logique ne se décide pas. Elle se construit d’elle-même, à l’insu de l’homme, et nous sommes impuissants à en décider les règles et les lois. Le mathématicien a un pouvoir sur le devenir des équations que nous sommes loin d’obtenir sur le devenir des phénomènes marketing. Bien sûr, les statistiques, les neurosciences ou la génétique peuvent aider les marketeurs dans leur réflexion. Bien sûr, les instruments de la science sont pertinents en marketing, dans le sens où ils permettent d’envisager un devenir des phénomènes. Ils décrivent une voie logique et réalisable. Cependant, ce futur anticipé et prévisible n’est pas forcément le futur plausible et possible. L’enseignement du marketing privilégie-t-il la théorie ou le savoir-faire ? S. G., O. C. : La spécificité du marketing est d’allier la réflexion, qui peut-être abstraite et conceptuelle, à la nécessité de la faire aboutir dans une forme aussi simple que possible et facilement acceptable par le consommateur. Le talent du marketeur tient à cette plasticité intellectuelle qui trouve sens et plaisir dans la réconciliation de l’abstrait et du concret. L’esprit de finesse et de géométrie dans un seul homme. Un enseignement qui choisirait entre théorie et pratique, là où l’objectif est d’apprendre à ne pas choisir mais à marier les deux dimensions, serait fondamentalement dans l’erreur. Si le marketing n’est pas une science parfaite, c’est à l’esprit humain de corriger ces imperfections. La théorie donne une structure et un schéma de pensée qui permettent aux professionnels de se comprendre. Sur ce socle collectif se développe une expérience personnelle, nourrie de savoir-faire, qui prouve l’utilité de la théorie en la faisant aboutir dans la réalité des offres qui rencontrent la demande des consommateurs, tout en la questionnant et en l’améliorant. A travers sa pratique, le marketeur réinvente ou adapte la théorie à son propre usage. L’évolution du marketing comme champ de connaissance se fait-elle par ruptures ou par sédimentation et accumulation ? S. G., O. C. : Si l’on considère qu’à un instant t l’état du marketing est un équilibre fragile, entre ce qui est su, partagé, et ce qui pourrait l’être, son enseignement est lui aussi un équilibre fragile. Sur le contenu sédimenté, il convient d’appliquer une vision critique, qui permet des évolutions lentes. Le concept du marketing mix a ainsi connu une évolution lente de « 4 p » (prix, produit, place, promotion) vers « 5 p » (voire « 7 p », avec personne, procédé, physique). La théorie étant généraliste, elle doit prendre son temps avant de se mettre en question sous l’effet de la mode. Il y a sédimentation, mais observée, stimulée et adaptée dans un temps long. La rupture, phénomène du temps court, est tentée de se justifier par elle-même, en particulier dans des périodes troublées où, ne sachant plus que faire et se trouvant contredits par l’histoire, les experts n’ont d’autre choix que l’apologie de la rupture. L’enseignement du marketing, activité humaine qui porte sur des comportements humains quasi universels, doit s’adapter avant tout à l’évolution des systèmes de pensée et de valeurs des futurs professionnels. La pédagogie des fondamentaux accumulés est donc, elle, en rupture permanente, pour que la culture marketing s’adapte toujours à la mentalité de ses publics. Si les gourous de la nouvelle économie des années 1999-2000 avaient été un peu moins fascinés par la rupture pour la rupture, et un plus ouverts à quelques lois fondamentales du marketing, la bulle internet n’aurait probablement pas gonflé autant et aurait fait moins de dégâts en explosant. L’approche quantitativiste, fondée sur les études de marché ou les marchés tests, est-elle la plus rigoureuse ? S. G., O. C. : Rigoureuse, probablement. Efficace, c’est une autre question. Le marketing est cet équilibre instable entre un savoir et l’incertitude. Nous faisons une erreur en attendant des études quantitatives des réponses et des certitudes sur l’objectif que nous cherchons à atteindre. C’est pour cela que nous les achetons, mais ce n’est pas ce qu’elles nous disent. Le professionnel du marketing veut progresser d’un point A vers un point B. Il veut être rassuré quant à la capacité de son produit et de sa stratégie de communication à l’amener à B, si possible sans encombre. Or le marketing est une science incertaine et notre équilibre instable ne tient que par le mouvement. Il faut avancer coûte que coûte, et trouver la vérité dans ce qui se réalise plus que dans ce qui se prévoit. Les études nous disent d’où nous partons plutôt qu’où nous allons. La marque peut se poser plein de questions sur les produits qu’elle pourrait inventer, et faire autant d’études. Mais si elle commence par savoir qui elle est, c’est très bien aussi. Les études ne doivent pas chercher à effacer l’incertitude du chemin qu’il faut choisir pour atteindre l’objectif, incertitude fertile qui garantit la différenciation entre les acteurs. Le meilleur usage des études est d’aider à comprendre notre point de départ, la réalité que nous avons sous les yeux et que nous ne voyons plus. Le marketing n’abuse-t-il pas d’emprunts de concepts et expressions scientifiques qui font sérieux (comme « ADN » ou le « code génétique de la marque »), mais n’ont de valeur que métaphorique ? S. G., O. C. : L’appropriation et parfois le détournement de concepts scientifiques par les gens de marketing répond à des besoins en interne, vis-à-vis de la communauté des marketeurs, et en externe, vis-à-vis des non-spécialistes et de la société au sens large. L’emprunt de ces concepts rassure en interne puisqu’il laisse à penser que le marketing maîtrise le devenir des phénomènes et permet leur anticipation. Leur utilisation a une autre vertu, qui est de permettre à la communauté du marketing de s’appuyer sur des concepts existants, parfois largement vulgarisés (code génétique, phénotype, viralité, contagion, parasitisme, cannibalisme, phagocytose…), ce qui instaure vite un langage commun entre experts et facilite la vitesse de compréhension et d’échange entre professionnels. La communauté peut construire des hypothèses avec des mots acceptés et compris par tous. Vis-à-vis des non-spécialistes, ce langage parascientifique peut s’analyser comme un système de défense de la discipline. Parfois en mal de légitimité, considéré comme artificiel ou superficiel par les non-pratiquants, sinon accusé de tous les maux, le marketing trouve dans ces emprunts une reconnaissance, un crédit qu’il a du mal à imposer. Il cherche une forme de rédemption en puisant des concepts dans des disciplines moins critiquées car considérées comme bienfaisantes pour l’homme. Les applications médicales de la génétique permettent de soulager des maladies. Qui pourrait soutenir que le marketing possède les mêmes vertus ? Mais quelles que soient les raisons et les conséquences de ces emprunts, mieux vaut savourer avec un peu de recul et d’humour les analogies ainsi établies. Propos recueillis par J. W.-A.

Propos recueillis par J. W.-A.

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