Bulletins de l'Ilec

Science expérimentaliste - Numéro 410

01/05/2010

Entretien avec Martin Riley, Chief Marketing Officer chez Pernod Ricard

Opérateurs d’une science des consommateurs et d’un art de la différence, les responsables du marketing d’une grande entreprise font appel à des modèles et à des outils d’analyse quantitative complexes. Mais le marketing ne se limite pas pour eux à ces moyens, qui relèvent de l’art d’éduquer l’intuition. Entretien avec Martin Riley, Chief Marketing Officer chez Pernod Ricard Quel sont pour vous l’objet du marketing et ses contours ? Martin Riley : Le marketing est la voix du consommateur dans l’entreprise. Son objet est le consommateur actuel et potentiel. Chez Pernod Ricard comme dans tous les grands groupes, les équipes de marketing déploient tous les moyens disponibles pour comprendre les consommateurs plus vite et mieux que leurs concurrents directs. Le défi est immense face à la mondialisation et à l’explosion du digital. Une mission importante du marketing est de fidéliser les consommateurs, car il n’y a pas d’activité profitable sans fidélisation. Dans un contexte de forte concurrence, de multiplication de l’offre, fidélisation veut dire marque. Dans les dix dernières années Pernod Ricard a vécu trois acquisitions majeures : Seagram’s, Allied Domecq et Absolut, et dans chacun de ces achats, la valeur de l’entreprise était la somme de la valeur de ses marques. Des marques globales premium comme Chivas ou Absolut coûtent évidemment plus cher que des marques locales, donc marketing et marque vont de pair à la conquête des consommateurs et des marchés. Le marketing doit créer de la valeur à tous les stades, et particulièrement à deux niveaux. Le premier concerne la gestion du portefeuille de marques et ses enjeux : quelles sont les marques dans lesquelles investir, et dans quel pays ? La démarche est très analytique autour de deux dimensions clés : attractivité du marché et compétitivité de la marque. Le second niveau est la construction de la marque dans les pays sélectionnés. Il faut créer des liens émotionnels forts entre la marque et les consommateurs, ceux qui en sont les vrais supporteurs. Le marketing dispose-t-il d’une certaine stabilité dans ses méthodes ? M. R. : Le marketing a pris naissance en 1901 à Chicago, quand une crise céréalière, marquée par une trop forte abondance de grains, a conduit les producteurs à aller directement vers les consommateurs à New York, pour connaître leurs besoins et y répondre par de nouveaux produits à base de grains. Ainsi est née la voix du client, qui a construit la voie pour le marketing. Depuis toujours, le consommateur est au centre de nos méthodes. Elles ont bien sûr évolué sur les plans quantitatif et qualitatif. Le facteur clé de l’évolution est le risque, car plus les enjeux sont grands, surtout pour une multinationale qui lance mondialement un produit, plus la part de risque doit être réduite. Plus intuitif dans une jeune pousse, le marketing se rationalise avec la maturité de l’entreprise. L’enseignement du marketing privilégie-t-il la théorie ou le savoir-faire ? M. R.: Les grandes écoles ne doivent pas se limiter aux techniques, mais apprendre à leurs étudiants à connaître le monde, en comprendre ses lois, ses déterminismes. L’enseignement doit se nourrir des sciences dures et des sciences humaines. Retenons cette phrase prêtée à Einstein : « A force de compter ce qui se mesure, on finit par oublier de mesurer ce qui compte. » Peut-on modéliser des échecs et des réussites dans l’univers des marques ? M. R. : Chaque marque est un cas particulier. On peut néanmoins apprendre en étudiant les échecs et les réussites, d’où peuvent découler des règles à suivre et des erreurs à ne pas commettre. Cela permet au marketeur d’enrichir sa connaissance des consommateurs, de mieux comprendre leur mode de vie. On doit s’enrichir des leçons données par les concurrents, sans se banaliser à force de se copier. Le marketing, c’est d’abord créer la différence ! Utilise-t-il des outils scientifiques stables ? M. R. : Il va chercher ses outils dans les sciences humaines, dont certaines placent l’expérimentation au Cœur de leur méthode. Il n’y a pas de progrès sans le couple essai-erreur, à la base de toute création. Le marketing a toujours exploité des techniques mises au point dans d’autres industries, dans des univers scientifiques, sociologiques… L’approche quantitativiste fondée sur les études de marché, les marchés tests, est-elle la plus rigoureuse ? M. R.. : Un marché test a pour objectif d’être au plus près du réel, afin d’aller au-delà de la première réaction d’un consommateur. Cet aspect rigoureux ne doit pas occulter le nécessaire compromis sur la fiabilité, par rapport aux enjeux et aux coûts. Une autre variable doit être intégrée : la discrétion, qui implique moins de tests, donc moins de réassurance quantitative, mais qui permet de préserver l’impact de la nouveauté et donc de sécuriser la recherche et l’innovation. La copie est le fléau des marques. Usez-vous de modèles ou de grilles d’analyse du comportement du consommateur ? M. R. : Nous disposons de segmentations, par types de consommateurs et par types d’occasions de consommation, car un même consommateur peut avoir des comportements différents selon le lieu et le moment. Nos matrices s’enrichissent avec l’apport de la sociologie (les tendances), de l’ethnologie (l’expérience), de la psychologie (le désir). La publicité joue sur le fait que l’homme est incapable de désirer par lui-même, il désire le désir de l’autre. L’objet de son désir doit donc lui être désigné par un tiers. Ce n’est pas un hasard si de nombreuses marques utilisent les stars. Ce qui prime, c’est de bien identifier les avocats, les ambassadeurs, le premier cercle de la marque, à partir duquel l’attachement à celle-ci se fait par contamination. L’enjeu est d’autant plus important que les réseaux sociaux modifient la donne, par la prise de pouvoir des consommateurs, qui donnent leur avis sur les marques. Et dans les techniques de vente et l’analyse stratégique ? M. R. : Le marchandisage est riche de logiciels qui permettent d’expérimenter des assortiments différents et de calculer la meilleure performance au mètre de linéaire. Quant à la stratégie, l’entreprise dispose de modèles pour définir l’attractivité d’un pays pour une marque et la compétitivité d’une marque dans un pays. Pour autant, dans un monde de plus en plus tourné vers le quantitatif, il ne faut pas occulter la dimension créative, sans laquelle une marque ne peut proposer une vraie différence. Le marketing est à la fois une science du consommateur et un art de la différenciation. Née dans et par la différence, la marque peut mourir en cas d’érosion de sa différence. Peut-on mesurer scientifiquement l’efficacité publicitaire ? M. R. : Tout dépend de ce que l’on veut mesurer. Nous n’en sommes plus à l’écran de trente secondes à la télévision. Le temps est à une communication à 360 degrés où la télévision n’est qu’un élément. On mesure l’efficacité de l’ensemble des actions avec des baromètres de type « Brand Health Monitoring » qui enregistrent les performances de la marque en termes de notoriété, de considération, d’usage ou de préférence. L’apport mathématique est-il gage de scientificité dans les techniques de valorisation de la marque ? M. R. : Les méthodes de valorisation de la marque sont les mêmes que pour les autres actifs de l’entreprise, usines ou brevets. Un actif est ce qui génère des revenus à long terme, d’où la méthode des « flux de trésorerie actualisés ». Le marketing n’abuse-t-il pas d’emprunts de concepts et expressions scientifiques qui font sérieux (comme « code génétique de la marque ») mais n’ont de valeur que métaphorique ? M. R. : L’analogie a valeur explicative dans deux dimensions. La première porte sur l’identité de la marque, constituée de ses attributs physiques, ses valeurs, sa personnalité. Le code de la marque a la fonction de la quille pour un voilier : il l’empêche de dériver. Deuxième point : l’architecture de marque. Quand, au commencement, la marque est associée au seul produit, aucune divergence n’est à craindre. En revanche, quand la variété s’installe, quand une gamme est créée autour de la marque, quelle relation chaque produit doit avoir avec la marque mère et avec chacun des produits ? On retrouve ici les gènes familiaux : des valeurs vont être partagées par la marque mère et les produits, certains produits peuvent aussi avoir des valeurs qui ne sont pas présentes chez la marque mère, des cousins, par exemple, qui permettent d’ouvrir de nouveaux territoires à la marque et de l’enrichir. Enfin, la présence d’un vilain petit canard est parfois possible ! La scientificité du marketing est-elle importante pour les acteurs en entreprise, directeurs de marketing, chefs de produit, etc. ? M. R. : Les responsables de marketing doivent avoir les deux hémisphères, cerveau gauche pour la rigueur, la logique, droit pour l’innovation. La curiosité, l’esprit critique, la soumission aux faits, relèvent de la démarche scientifique. L’imagination, l’émotion, de la démarche créative. Propos recueillis par J. W.-A.

Propos recueillis par J. W.-A.

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