Bulletins de l'Ilec

Prime à l’indicateur unique - Numéro 411

01/06/2010

Entretien avec Dominique Méda, sociologue, directrice de recherches au Centre d’études de l’emploi*

Seule une approche patrimoniale, donc collective, de la richesse physique et sociale de la société peut étayer un nouveau projet de civilisation. Entretien avec Dominique Méda, sociologue, directrice de recherches au Centre d’études de l’emploi* Depuis quand observe-t-on un écart croissant entre les données du PIB (leur hausse) et le sentiment déclaré de bien-être des individus ? Dominique Méda : On ne suit cela que depuis peu, mais les courbes du PIB par habitant et d’indicateurs plus larges qui font place aux considérations de santé sociale, de pauvreté, d’inégalité, montrent un décrochement au milieu des années 1970. On a longtemps assimilé la croissance du PIB à celle du progrès : d’abord parce que la croissance, outre la prospérité, était censée produire aussi de la civilité et de la stabilité de l’ordre social, parce qu’elle est un signe de puissance, mais aussi parce que la production et la consommation ont été considérées, à partir du xviiie siècle, comme des actes civilisateurs par excellence. Il est aujourd’hui urgent de nous accorder sur ce que sont les dimensions constitutives du progrès et de nous doter d’indicateurs susceptibles d’assurer le suivi de ses évolutions. Au nombre des recommandations de la commission Stiglitz figure le principe de nouveaux indicateurs internationaux. Mais chaque pays ou institution internationale ne risque-t-il pas de défendre son pré carré ? D. M. : La commission Stiglitz recommande d’affiner les indicateurs de revenus que nous utilisons en prenant plus en considération les écarts de revenu et de consommation. Je ne crois pas qu’elle recommande l’adoption de nouveaux indicateurs synthétiques, dont elle désapprouve le principe. Elle s’intéresse pourtant à l’épargne nette ajustée (ENA), un indicateur proposé par la Banque mondiale qui analyse le solde des évolutions conjointes du capital économique, du capital humain et du capital naturel. Il faudrait développer, à côté du PIB, un ou deux grands indicateurs capables de nous montrer les évolutions de notre patrimoine naturel et de notre santé sociale. Il est évident que s’accorder sur les dimensions que ces indicateurs devraient recouvrir est une question très sensible et éminemment politique. Comme le disait Léon Bourgeois, nous devons imaginer qu’à chaque génération échoit un patrimoine qui doit être, sinon augmenté ou préservé en l’état, du moins non dégradé, pour être transmis à la suivante. Si un consensus a paru se dégager dans cette commission sur la nécessité d’un nouveau paradigme, les voix semblent discordantes quant au futur outil statistique de référence. Faut-il un seul indicateur de progrès ou un tableau de bord ? D. M. : Pour moi, il faut un indicateur synthétique. Amartya Sen lui-même a reconnu, lors de la mise en place de l’indice de développement humain du Pnud, qu’il avait eu tort de douter de l’intérêt d’un indicateur unique. Seul un indicateur unique, dont les évolutions sont scrutées et publiquement débattues, est susceptible de contrebalancer le PIB. Pour aller « au-delà du PIB », doit-on l’enrichir (PIB « amélioré » ou « PIB Vert ») ou le dépasser (« épargne nette ajustée ») ? Quelles sont vos préconisations exposées lors du FAIR (Forum pour d’autres indicateurs de richesse) ? D. M. : Nous ne sommes pas d’accord sur tout à l’intérieur du FAIR. Nous sommes tous défavorables à l’ENA, parce que cet indicateur consiste à mélanger toutes les dimensions : si votre capital naturel est détruit mais que votre capital humain et économique augmente, tout va bien. Cela veut dire que l’on pense que le progrès technique pourra tout résoudre. Or c’est un pari trop risqué de penser cela. Des collègues pensent qu’il faut deux indicateurs. Je suis l’une des plus radicales en défendant l’idée qu’il n’en faut qu’un, mais un indicateur avec deux composantes et plusieurs sous-composantes permettant de comprendre d’où viennent les évolutions. Peut-on le faire de manière rigoureuse d’un point de vue statistique ? D. M. : Le problème est double, théorique et politique. Admettons-nous, contre les postulats de l’économie classique, que nous pouvons ensemble choisir les principaux critères du bien-être social ? Admettons-nous que nous nous en remettons au principe de la majorité, en ce domaine, comme en d’autres, pour décider des critères qui nous permettront de juger des performances de notre société ? Après, certes, les problèmes techniques restent nombreux : faut-il ou non une valeur monétaire ? Faut-il compter des ressources physiques ou les valoriser autrement ? Quelles pondérations choisir ? Quel poids donner aux générations futures ? Etc. Le rapport Stiglitz expose cela clairement. Mais le vrai problème est politique. Quels critères simples retenir ? Que mettre en avant (alphabétisation, éducation, égalité, qualité de l’environnement, espérance de vie…) ? D. M. : Il faudrait un indicateur unique avec deux grandes composantes, une composante concernant le patrimoine naturel et une composante concernant la santé sociale. Pour le patrimoine naturel, il me semble qu’il faut mettre les ressources renouvelables et non renouvelables, la biodiversité, la qualité de l’air, de l’eau, des sols… Pour la santé sociale, je pense qu’il faut mettre des variables qui renvoient au niveau d’éducation, de santé, d’accès à l’emploi, au travail décent, à l’accès au logement, à la couverture publique des grands risques sociaux, comme dans l’indice de santé sociale de Marc et Marque-Luisa Miringoff ou dans l’indice de bien-être économique d’Osberg et Sharpe. Je renvoie pour plus de détails au très beau travail réalisé par Florence Jany Catrice, qui a calculé un indicateur de santé sociale des régions françaises. Qui a légitimité pour déterminer les critères de la richesse, du bien-être ou du progrès ? D. M. : C’est l’ensemble de la société, c’est-à-dire ou bien la représentation nationale, mais dotée d’un mandat pour cela, ou bien, et ce serait mieux, la société elle-même, au terme d’une délibération publique organisée, qui pourrait prendre la forme de conférences citoyennes où les citoyens décideraient eux-mêmes de ce qui compte vraiment pour la société dans laquelle ils vivent. En tout cas, cela ne peut en aucune manière se faire par le biais de consultations individuelles et donc du recueil de l’avis (ou pire de la satisfaction) des individus. N’y a-t-il pas autant d’indicateurs que de représentations d’une meilleure société ? Ne sont-ils pas autant que le PIB arbitraires et porteurs d’options idéologiques ? D. M. : C’est la grande critique que l’on adresse aux défenseurs des indicateurs synthétiques ! Une seule réponse possible : l’entrée en lice des citoyens et la prise en compte de leur conception. C’est un travail extrêmement complexe, je ne le nie pas. Il faut du temps, il faut développer des méthodes où l’on est sûr que tout le monde participe, y compris les gens qui en général n’ont pas voix au chapitre… De quelle manière intégrer l’environnement dans la mesure de la performance en termes de bien-être ou de richesse ? D. M. : L’empreinte écologique est intéressante. Le mieux me semblerait un indicateur susceptible de faire l’inventaire, le compte physique des ressources dont nous disposons et des services qu’elles peuvent rendre, une sorte de compte dont on suivrait les augmentations et les diminutions. Dans la comptabilité nationale, n’y a-t-il pas déjà une panoplie d’indicateurs sous-exploités qui seraient plus pertinents que le PIB, même du point de vue des économistes ? D. M. : Oui, mais je crois qu’il nous faut deux types de données : des données très fines, telles que celles que fournit déjà la comptabilité nationale – ou des comptes satellites, des informations tirées des enquêtes budget-temps ou de nombreuses autres enquêtes –, et des données qu’on peut agréger en un seul indicateur nous donnant des informations sur les évolutions, non plus des biens et services produits, non plus seulement des revenus, mais du patrimoine qui compte pour la durée de notre environnement et de notre santé sociale. Ce sont deux choses et deux manières de considérer la richesse radicalement différentes. A nos systèmes de mesure, ne faudrait-il pas adjoindre des systèmes d’alerte ou de veille prospective ? D. M. : Si, mais c’est encore autre chose. Aucun des indicateurs alternatifs que j’ai cités n’aurait été capable de jouer le rôle d’alerte pour la crise qui s’est développée depuis 2008. Pas plus que le PIB, comme l’indique Stiglitz. Il nous faut d’autres indicateurs pour cela. Les débats autour de la mesure de la richesse n’appellent-ils pas une réflexion plus large sur la notion de progrès, sur les valeurs de la société et le projet de civilisation ? D. M. : C’est la thèse que je défends. Nous devons repenser en profondeur nos conceptions du progrès. Elles ne sont plus valables. Il faut en revenir à une conception beaucoup plus basique du progrès, proche de la signification que le terme avait au xvie siècle : marche en avant (caractère spatial et neutre), développement, accroissement, et se débarrasser des significations que Bacon et Descartes, le siècle des Lumières puis le xixe siècle y ont associées, comme si tout « plus » était un « mieux ». Il faut de surcroît se demander ce que signifie le progrès en raisonnant à l’échelle du monde entier et en prenant en considération les contraintes écologiques. Propos recueillis par J. W.-A. *Auteur de Qu’est-ce que la richesse ? (Aubier, 1999), Au-delà du PIB, pour une autre mesure de la richesse (Flammarion, 2008).

Propos recueillis par J. W.-A

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