Bulletins de l'Ilec

Pédagogie d’abord - Numéro 411

01/06/2010

Entretien avec Xavier Timbeau, rapporteur de la commission Stiglitz, directeur du département analyse et prévision à l’OFCE

La commission Stiglitz s’est interrogée sur la pertinence de nos concepts comptables pour prendre la mesure du bien-être. Un an après la conclusion de ses travaux, l’heure est au pragmatisme. Entretien avec Xavier Timbeau, rapporteur de la commission Stiglitz, directeur du département analyse et prévision à l’OFCE Le débat sur la place du PIB comme outil pour rendre compte non seulement de la croissance économique mais aussi du développement ne date pas de la commission Stiglitz, comme l’attestent les indicateurs conçus avant 2008 par des économistes, l’ONU, l’OCDE, des ONG, ainsi que maints colloques et ouvrages depuis les années 1970 (rapport Meadows, le « halte à la croissance » du Club de Rome) et 1987 (rapport Brundtland). Qu’est-ce qui a justifié la réunion de cette commission ? Xavier Timbeau : Son travail a porté principalement sur la mesure : nos concepts comptables sont-ils adaptés pour comprendre les problèmes de notre siècle, dont certains – inégalités, durabilité, bonheur et société de consommation – avaient fait l’objet de réflexions antérieures. Il ne s’agissait pas tant de poser des questions nouvelles ou de reposer des questions anciennes que de mettre en place un socle de notions permettant de traiter de ces questions et d’alimenter un débat tant théorique qu’empirique ou politique. De quels travaux s’est-elle inspirée ? X. T. : La filiation des travaux de la commission Stiglitz remonte à des réflexions menées autour de la Seconde Guerre mondiale sur le bien-être en économie. D’autres filiations concernent les réflexions sur la croissance durable et sur la notion subjective de bien-être. Le point de convergence avec le « Forum pour d’autres indicateurs de richesse », par exemple, tient en particulier à la notion de durabilité écologique et sociale. Pourquoi cette commission a-t-elle été composée uniquement d’économistes, excluant les représentants d’autres disciplines, qualifiés pour apprécier d’autres critères de progrès (alphabétisation, éducation, qualité de l’environnement, espérance de vie…) ? X. T. : La commission a été réunie en vue d’opérer un travail de recherche. Le résultat de ses travaux est ouvert aux critiques ou apports de tous. Sa légitimité n’était pas supposée tenir à sa composition, au fait d’être représentative d’une diversité, mais à l’appréciation portée sur ses travaux. Elle s’évaluera par l’influence que la commission aura eue sur le débat. Celle-ci a été composée d’économistes qui entendaient produire une analyse d’économistes sur la question. La pluridisciplinarité n’aurait pas été un plus. Rien n’empêche une commission pluridisciplinaire, d’historiens ou de sociologues de répondre différemment à la question de savoir si nous disposons des bons concepts et des bonnes mesures pour apprécier la manière dont l’activité économique répond aux objectifs qui lui sont assignés. Depuis quand et pourquoi s’intéresse-t-on à la mesure du bonheur ? Pourquoi cet intérêt en économie ? X. T. : On s’intéresse à la question du bonheur en économie depuis le siècle des Lumières, la première et pour certains la seule condition du bonheur étant la liberté. La mesure du bonheur est une préoccupation plus récente, marquée par les travaux de Richard Easterlin, dans les années 1970. La question été abordée sous deux angles : une critique de la société de consommation, dont les objectifs semblaient s’éloigner de la satisfaction des besoins, et une réflexion sur le caractère volontaire ou subi du chômage, une des façons de trancher étant de mesurer la satisfaction des chômeurs – un résultat étant que les chômeurs, même indemnisés et à même revenu que ceux qui travaillent, sont en grande majorité malheureux. Depuis quand observe-t-on un écart croissant entre les données du PIB et le sentiment déclaré de bien-être des individus ? X. T. : Depuis qu’on pose la question. Malheureusement, on ne peut pas conclure grand-chose de cela. Le sentiment déclaré des individus est un élément subjectif, relatif et assez ambigu. Et il n’y a pas beaucoup de raisons de penser qu’un lien pourrait exister entre PIB et bonheur déclaré. La fronde anti-PIB est-elle justifiée ? Ne lui demande-t-on pas ce qu’il n’a jamais dit ? X. T. : Oui et non. Le PIB est une mesure de l’activité économique, et l’activité économique est orientée vers quelque chose. En somme, on attend que chacun y trouve la satisfaction de ses besoins, même si les besoins des autres paraissent futiles, que chacun puisse avoir le maximum d’opportunités, choisir le plus librement possible, et tout cela dans le respect des générations futures. Ce n’est pas un mince programme de faire vivre sur une planète petite de plus en plus d’individus, de plus en plus exigeants. L’appareil comptable doit nous permettre d’appréhender la réalité du fonctionnement de nos sociétés et l’adéquation avec les objectifs et les contraintes. Le PIB ne peut être le seul élément pour en juger, mais toute activité économique s’inscrit dans cet espace de contrainte et d’objectifs, dans cette exigence de justice. Le PIB doit permettre d’aborder ces questions. Pour aller « au-delà du PIB »1, doit-on l’enrichir (PIB « amélioré » ou « PIB Vert ») ou le dépasser (« épargne nette ajustée ») ? X. T. : « Au-delà du PIB » s’inscrit dans cette démarche : intégrer la contrainte environnementale, c’est-à-dire, dans la perspective que l’on qualifie parfois péjorativement de « management environnemental », assurer que les futures générations pourront vivre aussi confortablement que nous. L’apport du PIB étendu, du PIB vert ou de l’épargne nette ajustée est de prendre en compte ces contraintes. La commission Stiglitz a fourni sur ces notions un appareil critique important. Chacun de ces concepts fait appel à des hypothèses qui sont largement discutables : durabilité forte ou faible, aptitude du progrès des techniques à compenser l’épuisement du pétrole, compensation de la destruction de l’environnement par un niveau de vie supérieur, de la disparition des ours polaires par les connaissances léguées aux générations futures… Certains concepts sont construits sur un échafaudage théorique insuffisant et manquent de cohérence, comme l’épargne véritable ou l’empreinte écologique. C’est là le cœur du travail de la commission : approfondir nos connaissance et nos réflexions sur ces concepts, critiquer les pratiques naissantes, élargir le champ de ces notions pour intégrer d’autres dimensions et assurer la diffusion de ces notions. Si un consensus a paru se dégager sur la nécessité d’un nouveau paradigme, les voix sont discordantes quant au futur outil statistique de référence. Faut-il un seul indicateur de progrès ou un tableau de bord ? X. T. : Certainement pas un seul indicateur. Il faut un tableau de bord, mais cohérent, rigoureux, indiscutable, ouvert et transparent. L’instrumentation de la voiture combine cette diversité (vitesse de l’auto, remplissage du réservoir) et cette cohérence (les fluctuations de la longueur des amortisseurs n’intéressent pas le conducteur, pas plus que la nature des turbulences à la sortie du pot ou le nombre de reflets dans les chromes). Un tableau de bord est donc un ensemble d’indicateurs choisis en vue d’une information juste et cohérente pour la prise de décision. Peut-on faire ce choix de manière rigoureuse d’un point de vue statistique ? X. T. : Il faut d’abord que cela soit rigoureux du point de vue économique. Puis se pose la question de la mesure, c’est-à-dire du système d’information qui permet de collecter les données. La question de la rigueur statistique vient en troisième position, dans le traitement des données. Au nombre des recommandations de la commission Stiglitz figure le principe de nouveaux indicateurs internationaux. Chaque pays ou institution internationale ne risque-t-il pas de défendre son pré carré ? X. T. : Non, puisque le but est d’utiliser les comparaisons entre pays comme moyen de juger de la pertinence ou de l’efficacité de tel ou tel principe de société. Pour comparer, il faut des concepts homogènes. Les pays ont une grande pratique en matière de normalisation comptable. Ce n’est pas le problème. En revanche, certains pays peuvent s’opposer à des mesures qui conduiraient à attirer l’attention sur des pratiques critiquables : mesurer les destructions environnementales peut changer notre jugement sur la performance de beaucoup d’économies. Ensuite, et c’est là qu’un débat ouvert et rigoureux sur les concepts est essentiel, certains concepts peuvent être manipulés pour faire pression injustement : qui émet le CO2, le pays producteur, qui abrite les usines, ou le pays consommateur, pour qui a été mobilisée l’usine ? La juste appréciation de la responsabilité n’est pas simple, mais elle est critique pour savoir qui on doit taxer, qui doit modifier son comportement et qui doit agir. En termes de qualité de vie, troisième axe retenu par la commission, dans quels domaines des mesures fiables pourraient être établies ? X. T. : Ce troisième axe est très important, puisqu’il pose la question des buts de la vie en société. Il se heurte à un problème de taille : y a-t-il une façon d’être heureux ? Devons-nous faire le bonheur de nos voisins ? Peut-on être libre et en même temps se forcer au bonheur ? Dans le projet philosophique des Lumières, la liberté individuelle, assurée en particulier par l’accès au bien-être matériel et à l’émancipation de toute morale imposée par les autres, était la réponse. On ne peut que douter de la mise en œuvre de ce projet politique par le fonctionnement des économies modernes. Il est violé de façon flagrante à de multiples niveaux. Mais on ne peut pour autant en nier les principes, en particulier ceux de responsabilité et de liberté. Quelles suites concrètes ont eu les travaux de la commission Stiglitz ou ceux du CESE, en termes d’indicateurs alternatifs ? Le gouvernement a-t-il établi une feuille de route ? X. T. : Le gouvernement français a confié à l’Insee une feuille de route assez ambitieuse, puisque l’Institut doit mettre en œuvre le maximum des recommandations de la commission. L’ Insee joue un rôle de démonstrateur et d’expérimentateur en la matière. Il faudra du temps pour parvenir à des progrès concrets. Il est aujourd’hui indispensable que l’univers académique, intellectuel, mais aussi le grand public s’emparent de ces questions. Elles sont d’une grande difficulté parce que nous ne vivons pas sous des dictatures qui imposent des objectifs quantifiés et simples. Propos recueillis par J. W.A. 1. Titre de la conférence des 19 et 20 novembre 2007 organisée par la Commission européenne, le Parlement européen, l’OCDE, le Club de Rome et le WWF.

Propos recueillis par J. W.A.

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