Bulletins de l'Ilec

Tableau de bord pour nouvel horizon - Numéro 411

01/06/2010

Bâtir un projet de civilisation pour améliorer le bien-être et réduire les inégalités tout en levant l’hypothèque environnementale. Une ambition qui nécessite l’implication des citoyens. Entretien avec Philippe Le Clézio, rapporteur de la commission du Conseil économique, social et environnemental (CESE) sur les indicateurs* Le 20 janvier 2009, François Fillon a ainsi interrogé le CESE : « De quelle information les hommes politiques, les citoyens et les acteurs économiques doivent-ils disposer pour prendre des décisions ou adopter des comportements favorables à un développement durable ? » Quelles sont les convergences et les divergences entre la commission Stiglitz (septembre 2009) et le CESE, qui suggérait dans son avis du 27 mai 2009 une douzaine d’indicateurs ? Philippe Le Clézio : La principale convergence réside dans la critique du PIB et de ses insuffisances, pour rendre compte du progrès et du bien-être. La commission Stiglitz et le CESE ont, chacun dans son registre, officialisé les travaux de nombreux chercheurs depuis de nombreuses années. L’un et l’autre ont conclu à la nécessité de mieux intégrer les dimensions sociale et environnementale du bien-être. Ici apparaît une première différence d’approche. La commission Stiglitz a surtout travaillé à un indicateur synthétique, l’épargne nette ajustée (ENA), intégrant ces dimensions en les monétisant. Le CESE a d’emblée écarté l’indicateur unique, monétaire ou non, considérant les difficultés de sa construction et son impropriété à rendre compte des évolutions de la société. Il a estimé que les citoyens étaient en capacité d’apprécier celles-ci au moyen d’un tableau de bord formé de plusieurs indicateurs accordant une place équivalente aux dimensions économique, sociale et environnementale du développement durable. Une autre différence concerne l’association des citoyens à l’élaboration des indicateurs, voulue par le CESE, alors que les travaux de la commission Stiglitz sont marqués par l’origine de ses membres, pour la plupart économistes. L’économie politique est-elle armée, et les institutions économiques et financières pratiquement organisées, pour opérer un retour critique sur les indicateurs macroéconomiques de référence ? P. Le C. : Des évolutions significatives sont en cours, au niveau tant de l’Union européenne que de l’OCDE, qui organisait en octobre dernier son troisième forum sous l’intitulé « Statistiques, connaissances et politiques : définir le progrès, bâtir une vision, améliorer la vie ». Mais le pas ne sera franchi que si le développement durable est conçu au niveau politique comme un projet de transformation de la société, faisant passer au premier plan les solidarités sociales nécessaires à une gestion prévisionnelle des transitions, et la solidarité intergénérationnelle de long terme. La crise que nous traversons en fournit l’occasion, mais force est de constater que jusqu’ici les options de sortie sont d’une pauvreté et d’un classicisme affligeants. C’est le commissaire à l’Environnement qui a présenté en août 2009 la « communication de la Commission européenne au Conseil et au Parlement » intitulée Le PIB et au-delà – Mesurer le progrès dans un monde en mutation. Faut-il y voir le signe que l’UE s’oriente vers un simple additif environnemental, tout en conservant un PIB dont le même commissaire a rappelé les mérites, bref beaucoup de bruit pour rien ? P. Le C. : Ce serait très exagéré. à ma connaissance, personne ne conteste le PIB comme mesure de la production marchande et monétaire. Ce qui est contesté, c’est son utilisation en tant qu’indicateur de bien-être, du fait qu’il ne prend pas en compte les activités non marchandes, qu’il ne dit rien de sa répartition, ni des inégalités sociales ou des atteintes aux actifs naturels engendrées par nos modes de production et nos habitudes de consommation. Ensuite, la communication de Bruxelles ne se contente pas d’en appeler à un additif environnemental : elle souhaite un tableau de bord européen du développement durable comportant des indicateurs environnementaux et sociaux, et elle consacre une part appréciable de ses recommandations à la distribution des revenus. Elle se préoccupe aussi de l’actualité des données sociales. Sur bien des aspects, ses orientations rejoignent celles du CESE. On ne peut que s’en féliciter. La « commission Attali » prépare un nouveau rapport qui ne sera plus une longue liste de mesures, car, a indiqué Jacques Attali le 8 juin, « il faut se concentrer sur un petit nombre de priorités (…) : réduire l’endettement public et améliorer l’emploi, (…) par la croissance ». Et d’évoquer un objectif de hausse du PIB de 2,5 à 3 % en 2020. La dette étant appréciée en proportion du PIB, celui-ci n’est-il pas confirmé comme l’alpha et l’oméga des débats économiques ? P. Le C. : On peut le craindre. Mais plus que l’omniprésence de la référence au PIB, ce sont les politiques envisagées qui sont inquiétantes. Dans le prérapport de la commission Attali remis le 8 juin, partie « Quels choix fondamentaux pour réussir 2020 ? », il n’est fait allusion qu’une fois au développement durable, pour évoquer quelques exemples d’activités nouvelles qu’il pourrait engendrer. Nous sommes à l’opposé du caractère structurant des politiques gouvernementales, que souhaitait conférer le CESE à la stratégie nationale de développement durable. La querelle des indicateurs cacherait-elle un retour des « idéologies du progrès » ? P. Le C. : Si elles sont moins revendiquées, elles restent prégnantes chez beaucoup de décideurs. Le CESE s’est gardé de se ranger aux côtés de leurs thuriféraires, qui n’ont souvent comme argument qu’au fil de l’histoire l’humanité a toujours trouvé des solutions à ses problèmes par le progrès technique. Mais nous avons rejeté avec plus de vigueur encore les théories malthusiennes ou de la décroissance. Le débat est ailleurs, dans la refondation d’un projet de société, voire de civilisation, qui améliorerait le bien-être et réduirait les inégalités, tout en levant l’hypothèque environnementale. Il s’agit de se fixer des objectifs à moyen terme, et d’appréhender dans toutes leurs dimensions les transitions indispensables. A aller vers la socialisation voire l’étatisation de la définition des notions de bonheur et de bien-être, n’y a-t-il pas un risque d’instaurer des contraintes incompatibles avec la liberté des individus ou la souveraineté des Etats ? P. Le C. : Est-ce qu’on va vers une étatisation de la définition du bonheur, ou est-ce qu’on en vient ? Tous les travaux évoqués ont au moins un point commun : celui de mettre en question le PIB comme indicateur universel du bonheur et du bien-être, et de considérer que d’autres éléments sont à prendre en considération. Vivre dans une société où la pauvreté et le chômage seraient réduits, où l’horizon ne paraîtrait pas bouché par les émissions de CO2, n’est pas sans influence sur le bien-être de chacun et de tous. Ce qu’on appelle le bien commun peut contrarier le bien-être individuel, mais sa défense justifie des contraintes qui, selon le point de vue, entravent les libertés et la souveraineté des États, ou les égoïsmes individuels ou nationaux. Qui a légitimité pour déterminer les critères de la richesse, du bien-être ou du progrès ? P. Le C. : Aux citoyens de décider du projet de société qu’ils veulent, mais aussi des indicateurs qui mesurent les progrès accomplis dans cette voie, et leur permettent d’évaluer l’efficacité des politiques. Il ne peut en aller autrement dans une démocratie. On ne peut pas voir se creuser le fossé qui sépare certaines données fournies par la statistique officielle et la perception qu’en ont les ménages, par exemple, en France, sur la question du pouvoir d’achat. Pour combler ce fossé, il faut les moyens d’une coopération entre les citoyens et les statisticiens, par la société civile organisée – en l’occurrence le CESE –, mais aussi dans une confrontation directe, lors de « conférences de consensus ». Nous avons recommandé des panels de personnes tirées au sort qui recevraient une courte formation, et de leur soumettre un tableau de bord d’une vingtaine d’indicateurs, pour vérifier qu’ils sont en phase avec leurs attentes. Il faut diffuser largement ce tableau de bord sous la forme la plus pédagogique possible, pour qu’il devienne la référence des débats en matière de développement durable. La question de la mesure du bonheur est-elle mondiale ou étroitement occidentale ? P. Le C. : Elle est universelle, ce qui ne signifie pas que les indicateurs soient toujours les mêmes. Dans certains cas, c’est indispensable : les émissions de CO2 ont un effet planétaire quelles que soient leurs origines. Dans d’autres cas, un outil universel perd en pertinence : l’indicateur de développement humain de l’ONU, l’IDH, renseigne sur les écarts entre pays développés, pays émergents et pays en retard, mais il est de peu d’intérêt pour comparer les pays au sein de chacun de ces blocs. A nos systèmes de mesure, ne faudrait-il pas adjoindre des systèmes d’alerte ou de veille prospective ? P. Le C. : Bien sûr. Il en existe d’ailleurs déjà. La question est de savoir ce qu’on fait une fois l’alerte déclenchée, donc de définir les contraintes qu’imposent ces systèmes aux décideurs. La France, comme l’Union européenne, s’est dotée d’une stratégie de développement durable sur laquelle l’avis du CESE a été sollicité. Sa principale critique était qu’elle consiste en un catalogue de leviers sans caractère contraignant pour les principaux acteurs, à commencer par le gouvernement. Pour s’en tenir aux émissions de CO2, des objectifs sont fixés, des moyens de les réduire sont évoqués, mais aucun dispositif n’est prévu pour rectifier le tir si l’évolution de la mesure diverge de la trajectoire souhaitée. Les débats autour de la mesure de la richesse n’appellent-ils pas une réflexion plus large sur la notion de progrès, le projet de civilisation ? P. Le C. : C’est tout mon propos. Loin de porter sur de simples outils statistiques, il s’agit d’un enjeu démocratique. Par le choix de tel ou tel indicateur ce sont des choix politiques, au sens profond du terme, qui sont opérés. Ce qui suppose d’être ouvert à l’innovation. Propos recueillis par J. W.-A. * www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/094000249/index.shtml.

Propos recueillis par J. W.-A.

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