Bulletins de l'Ilec

Le bonheur collectif, un leurre - Numéro 411

01/06/2010

Entretien avec André Comte-Sponville, philosophe, membre du Comité consultatif national d’éthique*

Mesurer le bonheur, notion subjective, est une gageure. Et la croissance des biens matériels n’en est pas la source première, ni même une garantie. Entretien avec André Comte-Sponville, philosophe, membre du Comité consultatif national d’éthique* Veut-on vraiment mesurer le bien-être, voire le bonheur ? Qui le prétend, et avec quels moyens ? André Comte-Sponville : Certains disent le vouloir. C’est à eux qu’il faut poser la question. Mais je leur souhaite bien du courage ! Qui a légitimité pour déterminer les critères de la richesse, du bien-être ou du progrès ? A. C.-S. : Personne ou tout le monde. Où commence la richesse ? Quand on gagne trois fois le smic ? Dix fois ? Cent fois ? Quand on vit de ses rentes ? Quand on paie l’ISF ? Il n’y a pas de réponse objective, ni d’accord universel sur la question. C’est vrai aussi du bien-être et, a fortiori, du bonheur. Toutes ces notions sont relatives. Ce n’est pas une question de légitimité mais de point de vue et de rapport de force. La Révolution française a-t-elle constitué un progrès ? Je pense que oui ; mais Louis XVI, selon toute vraisemblance, en a jugé autrement ; et tous les historiens, encore aujourd’hui, n’en sont pas d’accord. Pareil pour les 35 heures : certains y voient un progrès, d’autres non. Personnellement, j’y vois à la fois un progrès social et une erreur économique. La seule légitimité, ici, c’est celle du suffrage universel. Mais rien ne prouve que la majorité ait raison… Quelle différence faire entre bonheur et bien-être ? A. C.-S. : Le bonheur est un état d’âme, comme tel subjectif ; il relève de la spiritualité plutôt que de l’économie. Alors que le bien-être est un état du corps, ou un certain confort matériel ou psychologique : il est plus objectif, sans l’être absolument, et davantage mesurable. Ma grand-mère, qui vivait dans une seule pièce, n’a jamais eu de salle de bains. Moi si, depuis toujours. Le gain de bien-être est incontestable. Quant à savoir si je suis plus heureux que ma grand-mère, c’est une tout autre question, dans laquelle la salle de bains ne joue à peu près aucun rôle. A aller vers la socialisation voire l’étatisation de la définition des notions de bonheur et de bien-être, n’y a-t-il pas un risque d’instaurer des contraintes incompatibles avec la liberté des individus ou la souveraineté des Etats ? A. C.-S. : Une définition est rarement contraignante. L’important, c’est de comprendre que l’augmentation indéfinie des biens matériels n’apporte aucune garantie de bonheur. Cela ne signifie pas que la croissance n’est pas importante (elle l’est pour faire reculer la misère, le chômage, la dette publique…), mais qu’il ne faut pas compter sur elle pour suffire au bonheur. Reste à se demander si le bonheur est à la charge des États. Vous connaissez la belle formule de Tocqueville : « Que l’État se charge d’être juste ; nous nous chargerons d’être heureux. » La politique est là pour combattre les causes objectives de malheur (la misère, l’oppression, l’injustice…), pas pour faire le bonheur des gens à leur place ! Le bonheur collectif peut-il contrarier le bonheur individuel ? A. C.-S. : Il n’y a pas de bonheur collectif. Cela dit, quand vous augmentez la progressivité de l’impôt sur le revenu, il est vraisemblable que vous contrariez le bonheur individuel de quelques-uns. Ce n’est pas une raison pour ne pas le faire, mais n’en attendez aucun bonheur collectif. La question de la mesure du bonheur est-elle mondiale ou étroitement occidentale ? A. C.-S. : Ce n’est pas à un philosophe qu’il faut poser la question : interrogez un sociologue, un ethnologue ou un économiste. Le développement économique accroît-il le bonheur des populations ? A. C.-S. : La question est plus compliquée qu’il n’y paraît. Chacun sait que l’argent ne fait pas le bonheur ; mais la misère peut suffire, bien souvent, au malheur. Que la majorité des Français soient plus heureux, aujourd’hui, que ne l’étaient les esclaves de l’Antiquité, les serfs du Moyen Âge ou les ouvriers du xixe siècle, cela paraît vraisemblable. Nous sommes mieux nourris, mieux logés, mieux soignés, nous vivons beaucoup plus longtemps, nous souffrons beaucoup moins (les progrès de la médecine, l’invention des antalgiques, on les doit au développement économique), nous sommes beaucoup plus libres… Il serait étonnant que nous ne soyons pas, au total, plus heureux ! S’agissant de l’avenir des pays développés, c’est différent : il faudrait se demander si le développement économique, par les problèmes écologiques et psychologiques qu’il entraîne, ne s’oppose pas, parfois, au bonheur des individus. Ce n’est pas une raison pour rêver de décroissance, mais peut-être pour réfléchir à notre mode de développement. La fronde anti-PIB est-elle justifiée ? A. C.-S. : Ce n’est pas en cassant le thermomètre qu’on fait baisser la fièvre... Le PIB est une mesure économique, aussi évidemment utile qu’insuffisante. Il serait fou de vouloir s’en passer, mais il n’est pas absurde de le compléter par d’autres mesures, moins strictement économiques. Les débats autour de la mesure de la richesse n’appellent-ils pas une réflexion plus large sur la notion de progrès, sur les valeurs de la société et le projet de civilisation ? A. C.-S. : Sans doute que si. Mais ne comptez pas sur les valeurs morales pour compenser l’affaiblissement relatif de notre pays, ni pour créer de la richesse, ni pour faire reculer le chômage… La richesse n’a jamais suffi à faire une civilisation ; mais la pauvreté, encore moins. Qui croit encore au progrès et à sa mesure ? A. C.-S. : Les progressistes, et j’en fais partie ! Le progrès ne fait pas le bonheur ? Rien ne le fait. Ce n’est pas une raison pour renoncer au progrès, ni au bonheur. Propos recueillis par J. W.-A. * Dernier ouvrage paru en avril 2010 chez Albin Michel : le Goût de vivre et Cent Autres Propos.

Propos recueillis par J. W.-A.

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