Bulletins de l'Ilec

La fin avant le moyen - Numéro 412

01/07/2010

Entretien avec Philippe Durance, professeur associé au Conservatoire national des arts et métiers et chercheur au Laboratoire d’innovation, de prospective stratégique et d’organisation (Lipsor)

Autrefois art divinatoire, la maîtrise de l’avenir passe aujourd’hui par la prospective. A l’ère de la prédiction fondée sur le passé a succédé celle de la construction et de l’aide à la décision, tournée vers l’avenir. Une démarche autrement exposée aux succès et aux échecs. Entretien avec Philippe Durance, professeur associé au Conservatoire national des arts et métiers et chercheur au Laboratoire d’innovation, de prospective stratégique et d’organisation (Lipsor) Depuis quand éprouve-t-on le besoin de se projeter dans l’avenir ? Philippe Durance : L’homme a toujours ressenti le besoin de deviner l’avenir. Il s’agit d’un comportement naturel de réduction de l’angoisse face à l’inconnu. Au ier siècle avant J.-C., Cicéron, dans un traité resté fameux, faisait le constat qu’il n’existait pas « une nation, une cité qui ne se gouverne point par des pronostics tirés des intestins des animaux, ou par les interprètes des prodiges ou des éclairs, ou par les prédictions des augures, des astrologues, des sorts ». Cette époque était celle de la divination : l’avenir était considéré comme écrit à l’avance, mais la simple intelligence humaine ne permettait pas d’y avoir accès. Pour ce faire, l’homme devait utiliser un interprète – devin, oracle ou prophète. Ces figures antiques avaient à leur disposition de nombreuses techniques qui forment ce que nous appelons les arts divinatoires, au nombre de quatre : la lecture des lignes de la main (chiromancie), le tirage des cartes (cartomancie), l’analyse de formes géométriques (géomancie, de loin la plus vaste des pratiques car s’appuyant sur un grand nombre de « médias » disponibles) et l’astrologie. Ces pratiques ont eu cours durant de nombreux siècles. Elles ont fécondé, pour certaines, la science telle que nous l’entendons – c’est le cas des relations entre l’astrologie et l’astronomie. Avec les Lumières et les avancées de la science, une autre forme de réponse est apparue : celle du déterminisme. Il ne s’agit plus de deviner, d’atteindre une connaissance surnaturelle, mais de comprendre la nature. La clé de l’avenir est dans la compréhension de mécanismes. Ainsi, pour le grand savant du xviiie siècle Pierre Simon de Laplace: « [Il faut] envisager l’état présent de l’Univers comme l’effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui […] connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent […] embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’Univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, seraient présents à ses yeux. » Il s’agit là d’un déterminisme implacable : il n’y a pas d’événements sans causes et, dans les mêmes conditions, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Il est ainsi facile de prévoir ce qui va arriver. Ce mécanisme conduit à établir des certitudes, souvent très difficiles à discuter. À ce déterminisme universel ont succédé, jusqu’à nos jours, plusieurs formes particulières : historique, sociale, technologique, génétique, etc. Avec le déterminisme génétique, le dernier en date, nous sommes dans le même type de fonctionnement : moyennant une démarche très scientifique, l’analyse de votre ADN, on vous prédit de quelles maladies vous allez mourir. Heureusement, la vie est beaucoup plus complexe et l’apparition desdites maladies dépend en grande partie de facteurs de contexte (modes de vie, alimentation, etc.) sur lesquels l’homme peut agir. Mais ces croyances ont pris une telle ampleur qu’un énorme marché s’est développé et que l’on parle aujourd’hui de « cartomancie génétique » ou encore d’« astrologie médicale ». Depuis 1945, un nouveau paradigme s’est installé. Avec la première utilisation de la bombe nucléaire, l’homme est entré dans une nouvelle ère, celle de l’incertitude. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, il est devenu plausible qu’il n’y ait plus de lendemain pour aucun être vivant sur Terre. Cette possibilité a représenté un choc pour la pensée. De nombreuses réponses ont été apportées, principalement par des philosophes. C’est le cas du « principe responsabilité » de Hans Jonas, qui a nourri les réflexions sur le principe de précaution. Et c’est le cas de la prospective, due au philosophe français Gaston Berger. Gaston Berger considère que l’avenir ne se prédit pas, mais qu’il se construit, qu’il est le résultat de la volonté humaine, de choix qui doivent être faits en toute connaissance de cause. Il propose de renverser la manière dont les décisions sont prises : au lieu d’être tourné vers le passé et de s’appuyer sur les précédents, il montre la nécessité de se tourner vers l’avenir, en imaginant ce que peuvent être les situations nouvelles auxquelles l’homme va être confronté, pour en déduire les actions à mettre en œuvre. Financement des retraites, natalité, structure de l’emploi, prix de l’énergie, mœurs, etc. Quelles ont été, et dans quels domaines, les vues ou les projections de tendances les plus fausses formulées au cours des décennies écoulées pour anticiper le monde d’aujourd’hui ? Ph. D. : En 1964, la France s’est lancée dans un grand exercice de prospective destiné à accompagner l’élaboration du Ve Plan. Cette réflexion s’est inscrite implicitement dans la philosophie de Gaston Berger : il s’agissait d’« extraire du champ des possibles quelques figures de l’avenir » à l’horizon 1985, composées « de probable et de souhaitable », l’idée étant « moins de deviner hasardeusement le premier que de préparer efficacement le second ». Ce travail n’avait absolument pas anticipé l’apparition du chômage de masse ni l’importance de l’immigration. Dans un autre cadre, un des plus importants exercices de prospective, mené sous l’égide de l’OCDE en 1975, n’avait pas prévu l’érosion des réserves de matières premières à l’horizon 2000. En revanche, la croissance économique des pays membres, ou encore la place de l’URSS en tant que puissance économique et politique dans les années 1990, alors que l’État soviétique s’est disloqué à partir de 1989, avaient été largement surestimées. Et les plus justes ? Ph. D. : Dans les deux exemples précédents, plusieurs tendances avaient été correctement anticipées. Dans le premier, l’évolution des principaux indicateurs tels que le PIB, la consommation ou le taux d’équipement des ménages, ou encore le phénomène de l’urbanisation et ses conséquences, avaient été correctement perçus. On peut même dire qu’en mettant l’accent sur l’accroissement des écarts générationnels, ce travail avait pressenti Mai 1968. Dans le second, les conséquences du vieillissement sur l’organisation de la société avaient été bien envisagées. Dans un autre registre, un rapport établi en 1979 à la demande de la Maison Blanche sur les impacts des activités humaines sur le climat avait montré le rôle majeur du CO2 dans l’évolution des températures. Se trompe-t-on davantage sur le court ou sur le long terme ? Ph. D. : La réponse à cette question est moins simple qu’il n’y paraît. Si vous ramenez la prospective à la prévision, plus le terme est long, plus il est difficile d’établir des prévisions exactes, car les variables qui servent à décrire le système projeté peuvent être assez différentes d’une période à une autre. Mais, si vous considérez, comme je le fais, que prévision et prospective sont deux choses foncièrement différentes, la première étant exclusivement issue de l’étude du passé (il s’agit généralement d’extrapolations statistiques) et la seconde destinée à étudier les avenirs possibles pour envisager les actions à mettre en œuvre face aux enjeux identifiés, alors il est plus facile de travailler sur le long terme, en étant sûr de s’extraire des simples tendances du présent. Y a-t-il une discipline qui se prête mieux que les autres à la prospective ? Ph. D. : Le problème n’est pas celui d’une discipline qui se prêterait mieux qu’une autre à la prospective. Dans les exemples cités, il apparaît bien qu’une même réflexion prospective peut conduire à des appréciations hétéroclites, bonnes et mauvaises. De la même manière, vous trouverez toujours un expert patenté réclamant, à tort ou à raison, avoir annoncé avant tout le monde un événement majeur, du réchauffement climatique à la dernière crise financière en passant par l’attaque du 11 septembre 2001. Et alors ? Le fait qu’une ou plusieurs personnes aient eu raison à un moment donné a-t-il permis d’éviter ces catastrophes ? Absolument pas. Le rapport de la commission d’enquête indépendante sur les attentats du 11 septembre est à ce titre exemplaire : dès les premières pages, les rapporteurs indiquent que, compte tenu des informations détenues auparavant par les services de renseignement, un tel événement n’aurait jamais dû arriver. Pour comprendre ce qui peut amener à un tel constat, il faut considérer les mécanismes, nombreux, qui font qu’un groupe humain, à un moment donné, peut refuser de voir : l’influence des idées dominantes qui conduit à rejeter ou à atténuer les points de vue minoritaires, le mimétisme, le conformisme, la focalisation collective à un moment donné sur un problème au détriment d’un autre (effet de mode), le poids des représentations collectives, l’incapacité à se poser les bonnes questions. La prospective part du principe qu’une bonne anticipation commence par une mise en question des modèles établis et passe par une phase d’appropriation et de mobilisation collective : encore une fois, il ne sert à rien d’avoir raison seul et isolé. Face à un problème, il n’y a jamais de réponse unique, mais plusieurs réponses possibles qui nécessitent de faire un choix. Et le bon choix n’est pas forcément le choix réputé le plus rationnel, mais plutôt un choix partagé par le plus grand nombre. A partir du moment où les bonnes questions sont posées, il n’y a pas de raison que les réponses apportées soient erronées. L’erreur est-elle formatrice ? Dans la pratique, revient-on souvent sur les prévisions faites dans le passé pour les passer au crible ? Ph. D. : Il s’agit d’un passage obligé pour qui veut faire de la prospective. La rétrospective de la prospective est une démarche passionnante. Les exercices que j’ai cités ont tous fait l’objet d’une analyse de ce type. Et cela montre généralement que, lorsque les hommes cherchent à anticiper, ils ont tendance à projeter dans l’avenir leurs craintes, leurs peurs et leurs espoirs. En 1910, certains imaginaient que les repas de l’an 2000 seraient composés exclusivement de pilules chimiques, mais sans mettre un instant en question le fait qu’ils seraient toujours servis par des domestiques en livrée ! À la même époque, on était persuadé qu’en l’an 2000 les transports s’effectueraient par les airs et non sur terre. En 1970, les « experts » prévoyaient une guérison du cancer grâce aux avancées de la chimiothérapie dès 1972. Dix ans plus tard, en 1980, à la même question, la même réponse était donnée, avec pour horizon 1983. Cela reflète bien les inquiétudes de l’époque. L’analyse rétrospective révèle les modes de fonctionnement et les valeurs qui ont cours à une époque donnée dans une société donnée. En tant qu’outil d’aide à la décision, la prospective n’est-elle pas vouée à l’erreur, puisqu’elle appelle la modification des variables qui ont servi à ses énoncés ? Ph. D. : Ce serez le cas si la prospective était considérée comme devant être faite une fois pour toutes. Mais une prospective est valable à un moment donné dans un cadre donné. Une fois qu’elle a été réalisée, le système étudié a changé ; pour la simple raison que les acteurs qui utilisent la prospective font partie du système et que les décisions prises vont l’influencer. La prospective n’a pas comme finalité la découverte de l’avenir mais l’éclairage de la décision. Comme avec tout moyen d’aide à la décision, chaque fois qu’une décision doit être prise, il est bon de se poser à nouveau les questions de ses effets. Y a-t-il une relation entre prospective et politique ? Ph. D. : Oui, fondamentale. Il y a toujours eu une relation au pouvoir dans le fait d’anticiper. Comme l’a montré l’historien Jean-Pierre Vernant, la divination constituait une « instance officielle de légitimation » : elle servait à construire des décisions socialement objectives par le biais d’un tiers et jouait, par exemple, un rôle important durant les guerres. La faculté d’anticiper était donc une pratique du pouvoir et a été protégée à ce titre. Le code Napoléon prévoyait de punir les « gens qui font le métier de deviner ou de pronostiquer, ou d’expliquer les songes » et cette disposition n’a été abrogée qu’en 1994. La prospective est née en France dans le cadre d’une critique de la décision politique. L’idée a émergé dans les années 1950, dans la période de reconstruction, où un grand nombre de décisions étaient prises qui pouvaient avoir des répercussions importantes pour les décennies à venir. Gaston Berger était directeur général de l’enseignement supérieur au ministère de l’Éducation nationale, au cœur du pouvoir. Il s’était rendu compte que les décisions ne prenaient pas en considération l’avenir, alors qu’elle l’engageait irrémédiablement, et que la réflexion portait avant tout sur les moyens plutôt que sur les fins. Il a donc proposé un double renversement : prendre l’avenir en considération, le rendre explicite dans le processus de décision, et penser les fins avant de penser les moyens, c’est-à-dire répondre à la question du « pour quoi faire » avant celle du « comment faire ». Le rêve de Gaston Berger était de réconcilier deux mondes apparemment inconciliables : celui de la sagesse, porté par une philosophie humaniste qui pose l’homme comme finalité de toutes choses, avec celui de la puissance, du pouvoir politique. En posant comme principe qu’il faut commencer par réfléchir sur les finalités de l’action, quel que soit le type d’organisation, une entreprise comme un territoire, le sujet devient éminemment politique, c’est-à-dire qu’il concerne directement l’art et la manière dont sont gouvernées les sociétés humaines. Vaste programme ! Propos recueillis par Jean Watin-Augouard Pour en savoir plus Philippe Durance a fondé et dirige la collection « Prospective » aux éditions L’Harmattan. Il est membre du Collège européen de prospective et participe au comité de pilotage stratégique du Collège des hautes études de l’environnement et du développement durable (CHEEDD). A lire : - Bernard Cazes, 2008, Histoire des futurs. Les figures de l’avenir de Saint Augustin au xxie siècle, L’Harmattan, « Prospective », préface d’Emmanuel Le Roy Ladurie. - Gaston Berger, Pierre Massé, Jacques de Bourbon-Busset, 2008, De la prospective. Textes fondamentaux de la prospective française, L’Harmattan, « Prospective » ; textes réunis et présentés par Philippe Durance.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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