Bulletins de l'Ilec

Dissuasion et proportion - Numéro 418

01/03/2011

Entretien avec Jean-Paul Tran Thiet, avocat associé chez White & Case et membre du comité directeur de l’Institut Montaigne

Les sanctions peuvent-elles se limiter aux seules amendes ? Une telle option présente le risque de créer un dommage à l’économie. Entretien avec Jean-Paul Tran Thiet, avocat associé chez White & Case et membre du comité directeur de l’Institut Montaigne Dans un article paru dans Les Echos1, vous vous êtes élevé contre les amendes trop fortes de la DG Concurrence, au regard de celles infligées pour d’autres infractions économiques (violations du droit des consommateurs, atteintes à l’environnement, délits d’initié, blanchiment d’argent, fraudes alimentaires). En France l’Autorité de la concurrence prononce-t-elle des amendes trop lourdes ? Dispose-t-elle d’autres moyens, d’un pouvoir d’injonction ? Jean-Paul Tran Thiet : Les amendes infligées par l’Autorité de la concurrence sont plus modérées que celles de la Commission européenne. Pour autant, elles ont très sensiblement crû au cours des dernières années, de sorte qu’on peut se demander s’il n’y a pas, à Paris comme dans d’autres capitales, une volonté de suivre l’exemple bruxellois. Ce n’est pas encore le cas, mais la tendance est là. Ainsi, jusqu’au début des années 2000, les sanctions infligées dépassaient rarement quelques millions d’euros. L’accélération est particulièrement nette depuis 2005, avec les 534 millions d’euros infligés aux trois opérateurs de téléphonie mobile, puis en 2008, avec les entreprises du négoce de produits sidérurgiques condamnées à 575 millions (avant réduction par la cour d’appel de Paris). Il est effectivement temps d’envisager d’autres moyens de sanctions. Le Royaume-Uni a monté un exemple intéressant en mettant en œuvre une « interdiction de gestion » : les personnes directement impliquées dans une pratique anticoncurrentielle ne peuvent plus devenir ou demeurer membres des organes dirigeants d’une société. La hiérarchie des amendes est-elle cohérente en droit français de la concurrence ? Et en droit européen ? Où l’est-elle le plus ? J.-P. T. T. : Je ne crois pas qu’on puisse établir un palmarès. Ce qu’on peut constater, en revanche, c’est qu’aujourd’hui les sanctions pécuniaires infligées par les autorités de concurrence sont, de très loin, les plus importantes auxquelles des entreprises peuvent être condamnées. Ne faudrait-il pas abandonner le « dommage à l’économie », critère flou, selon le rapport Folz2 ? J.-P. T. T. : C’est tout le contraire, me semble-t-il. Le dommage à l’économie, s’il est correctement pris en compte, permet de conserver aux amendes un caractère proportionné. Cela suppose, cependant, qu’on procède à une réelle évaluation du dommage. Le droit français impose que la sanction soit fixée en considération de « l’importance » du dommage à l’économie. Autant dire que l’Autorité ne devrait pas se contenter de dire qu’il existe, ni de le qualifier in abstracto (important, modéré ou faible). Elle devrait aller beaucoup plus loin et utiliser les compétences économétriques dont elle s’est dotée pour évaluer son importance et en tirer les conséquences quant au montant de la sanction. Ce n’est pas facile, car de nombreux paramètres entrent en compte, dont certains sont difficiles à apprécier (puissance économique des clients, possibilités ouvertes de récupération des préjudices subis, etc.), mais c’est une absolue nécessité, si l’on veut éviter les effets d’une politique uniquement axée sur la volonté de dissuasion. Quatre critères déterminent en France le montant de l’amende : la gravité de la pratique, l’importance du dommage causé à l’économie, la situation individuelle de l’entreprise et l’éventuelle réitération de faits. En va-t-il de même ailleurs dans l’UE, et hors Europe (Etats-Unis, Chine, où les amendes sont beaucoup plus faibles) ? J.-P. T. T. : La gravité de la pratique et l’éventuelle réitération sont prises en compte un peu partout dans le monde. Ce n’est pas le cas pour le dommage à l’économie, qui n’est pas expressément cité par les lignes directrices de Bruxelles. Pour autant, quels que soient les critères mis en œuvre, ce qui est frappant, c’est de voir la disparité des sanctions infligées. La Chine a annoncé, il y a quelques semaines, avoir démantelé un cartel dans le secteur du papier et avoir infligé aux entreprises responsables une sanction d’un peu plus de… 65 000 dollars ! Au Japon, une entente dans le secteur du câble a conduit à des sanctions d’un total qui dépasse à peine 5 millions d’euros. Les deux derniers cartels importants sanctionnés par Bruxelles, celui du fret aérien et celui des écrans plats, l’ont été à hauteur de respectivement 799 et 649 millions d’euros. D’autres critères devraient-ils être pris en considération ? J.-P. T. T. : Au vu de cette situation, il devient nécessaire de prendre en considération l’impact qu’ont les amendes sur la compétitivité des entreprises, sur les investissements et sur l’emploi. Lorsque des poursuites de même nature se terminent par des amendes, au Japon de quelques millions de dollars, en Chine de quelques dizaines de milliers et à Bruxelles de plusieurs centaines de millions d’euros, on ne peut pas faire comme si de rien n’était. Quelles sont les possibilités d’appel contre une amende infligée par Bruxelles ? J.-P. T. T. : Il existe une possibilité de recours devant le Tribunal de l’Union européenne. Cependant, celui-ci ne censure que les « erreurs manifestes d’appréciation ». Il n’a pas la possibilité de substituer sa propre appréciation des faits à celle de la Commission. Un pourvoi devant la Cour de justice de l’Union est possible contre les décisions du Tribunal, mais ce pourvoi ne peut porter que sur les questions de droit et jamais sur des questions de fait. Au total, on peut se demander si le système communautaire correspond vraiment aux critères du contrôle juridictionnel plein et entier. Quelles recommandations du rapport Folz (débat contradictoire sur la sanction plus tôt dans la procédure ; marge du secteur plutôt que chiffre d’affaires comme base de calcul de l’amende ; appel suspensif ; sursis pour les restrictions verticales ; marginalisation du critère du « dommage à l’économie » ; sanctions sur personnes physiques…) l’Autorité de la concurrence a-t-elle écartées dans son projet de « communiqué relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires »3 ? J.-P. T. T. : A l’heure de notre entretien, l’Autorité de la concurrence a reçu de nombreux commentaires et n’a pas encore fait savoir la suite qu’elle entend leur réserver. On peut cependant observer que son projet ne reprend aucune des recommandations que vous citez. D’après ce que je sais des commentaires émis par les principaux intéressés, la plupart demandent le maintien du critère du dommage à l’économie. Un grand nombre souhaite cependant que les autres recommandations soient suivies, en particulier pour ce qui concerne l’ouverture d’un débat contradictoire avant d’imposer des sanctions, et la prise en compte de la rentabilité du secteur d’activité pour déterminer leur montant. Qu’attendez-vous de la consultation publique lancée par l’Autorité de la concurrence en janvier autour de ce projet de « communiqué » ? J.-P. T. T. : Dans un premier temps, j’attends surtout avec une grande curiosité les réactions des milieux intéressés. Je forme le vœu que cet espace de discussion ne se refermera pas sans résultat. Sur le fond, j’espère que le futur communiqué permettra une plus grande transparence du système de sanction appliqué par l’Autorité. Pour autant, je ne suis pas sûr que, spontanément, une inflexion significative sera apportée à la tendance constatée ces dernières années d’une augmentation sensible du montant des sanctions. Une telle inflexion ne pourra résulter que d’une prise de conscience politique du gouvernement et du Parlement, pour ce qui concerne la France, et du Parlement européen et du Conseil des ministres, s’agissant du niveau communautaire. Alléger les sanctions sur les sociétés pour des motifs économiques peut-il s’envisager sans alourdir, à l’anglo-saxonne, celles qui frapperaient les personnes ? J.-P. T. T. : Il me semble que c’est effectivement possible. Il suffirait de se rappeler qu’un système de sanctions doit être cohérent, donc accepté. En outre, la dissuasion ne peut être le seul paramètre. Une sanction ne doit pas seulement être dissuasive, elle doit aussi être proportionnée. Or, comme je le rappelais dans l’article des Echos que vous avez cité, la disproportion qui existe entre les sanctions très élevées infligées pour pratiques anticoncurrentielles et celles, beaucoup plus modérées, qui sont encourues pour fraude fiscale, délit d’initié ou blanchiment d’argent, rend notre système peu cohérent, donc mal accepté. Propos recueillis par J. W.-A. 1. Les Echos du 20 décembre 2010. 2. Rapport sur l’appréciation de la sanction en matière de pratiques anticoncurrentielles, remis au ministre de l’Economie, 2010 (http://www.minefe.gouv.fr/services/rap10/100920rap-concurrence.pdf), p. 35, 3. Communiqué relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires (www.autoritedelaconcurrence.fr/doc/projet_communique_sp_17janvier2011.pdf).

Jean Watin-Augouard

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