Bulletins de l'Ilec

Objectif dissuasion - Numéro 418

01/03/2011

Entretien avec Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence

Pour le gendarme français de la concurrence, le niveau des amendes infligées aux entreprises pour infraction aux règles de la concurrence ne fait pas question. Et le dispositif mériterait d’être complété par des sanctions pénales. Entretien avec Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence Pourquoi un communiqué sur la détermination des sanctions1 ? L’objectif poursuivi par l’Autorité avec ce projet de communiqué est double. Il est d’abord d’accroître la transparence et la prévisibilité, sur la façon dont sont déterminées les sanctions. à cet effet, il reprend, en les synthétisant et en les actualisant, les principaux enseignements de notre pratique décisionnelle en la matière. Cela donne aux entreprises une vue précise des éléments d’appréciation que pourra prendre en considération l’Autorité, et de la façon dont elle le fera. Néanmoins, la prévisibilité totale est impossible – et sans doute pas souhaitable, compte tenu de l’exigence juridique d’individualisation –, car la fixation de la sanction, en fonction de la gravité des faits, de l’importance du dommage causé à l’économie et de la situation de l’entreprise ou du groupe auquel elle appartient, est un travail d’assemblage et de pondération, qui impose une appréciation de chaque cas d’espèce. Le projet vise aussi à renforcer la cohérence, interne et externe, de notre pratique décisionnelle. Interne, dans la mesure où il standardise la méthode suivie en pratique au cas par cas, sans contraindre le pouvoir d’appréciation du collège, puisqu’il réserve la possibilité d’adapter la démarche aux circonstances spécifiques qui le justifieraient. Externe, car il rapproche la façon dont l’Autorité procède, à l’intérieur du cadre légal, des bonnes pratiques partagées par l’ensemble des autorités nationales de concurrence d’Europe. C’est le Conseil de la concurrence qui avait copiloté, avec son homologue italien, le groupe de travail mis en place par l’Association des autorités de concurrence d’Europe en 2006, pour préciser ces bonnes pratiques. Une fois que l’Autorité aura déterminé la sanction dans un dossier, que se passera-t-il devant la juridiction de contrôle ? La façon dont la Cour d’appel de Paris procédera dépendra d’abord de ce que les entreprises requérantes lui demanderont. Si elles se plaignent que l’Autorité n’a pas respecté la méthode indiquée dans le communiqué, ni expliqué pourquoi elle s’en écartait, la Cour pourra vérifier ce qu’il en est, comme le fait le Tribunal de l’Union européenne. Dans notre esprit, les engagements que l’Autorité prend dans le communiqué lui sont opposables (à moins que des circonstances spécifiques ne conduisent à procéder autrement), en ce sens que les entreprises peuvent en invoquer le non-respect. Sinon, ce communiqué ne ferait pas progresser la prévisibilité. Si les entreprises demandent à la cour de réformer les sanctions imposées par l’Autorité, rien n’empêchera le juge d’appliquer la méthode décrite par le communiqué, s’il décide que c’est approprié, comme le fait le Tribunal de l’Union européenne, sans renoncer à sa compétence de pleine juridiction. Lorsqu’il applique la méthode figurant dans les lignes directrices de la Commission mais qu’il considère qu’il faut accorder plus ou moins de poids à tel ou tel élément que celle-ci ne l’a fait, le Tribunal explique pourquoi, de manière à permettre à la Cour de justice d’exercer son contrôle. S’il devait appliquer une méthode différente – ce qu’il n’a pas fait à ce jour – il ferait naturellement de même. Point important à ce sujet, les juridictions européennes, qui ont le même pouvoir de réformation des sanctions que la cour d’appel de Paris, disent clairement que, dès lors qu’on leur demande de se pencher sur les sanctions, elles peuvent tout autant les augmenter que les réduire. Elles l’ont d’ailleurs fait à plusieurs reprises. Qu’a retenu l’Autorité des recommandations du rapport Folz2 ? Ce rapport est le fruit d’un travail indépendant de nos propres travaux, entamés en 2007. Mais il a constitué pour l’Autorité un document utile et enrichissant. Utile, parce qu’il nous a permis de constater que, sur beaucoup de points – à commencer par le recours à la valeur des ventes comme assiette –, il existait un consensus en France, et pas seulement ailleurs en Europe, sur lequel nous pouvions nous appuyer. Enrichissant, parce qu’il a formulé un ensemble de propositions intéressantes, sur un plan tant philosophique que technique. Ces idées ont nourri notre réflexion, même si nous ne les avons pas toujours reprises. Je pense à la référence à la marge, dont notre communiqué précise explicitement qu’elle peut être prise en compte dans le cadre de l’appréciation de l’importance du dommage causé à l’économie. Je pense aussi à l’idée même de lignes directrices, c’est-à-dire d’un document dans lequel l’Autorité s’engage publiquement et par avance sur une méthode, qui a été clairement soutenue par le rapport. Dans le même temps, certains points du rapport nous ont paru sortir du champ de l’exercice, ciblé sur les sanctions. Par exemple, notre communiqué n’étant pas un document de procédure, il ne revient pas sur le [débat] contradictoire3. Mais comme l’ont bien vu les commentateurs, il va par nature enrichir considérablement la discussion sur les sanctions. Autre exemple, les programmes de conformité, que nous n’avons pas pu traiter en même temps que les sanctions, mais qui feront l’objet d’un document soumis à consultation publique à l’automne, qui intégrera le fruit des réflexions auxquelles a contribué le rapport. Le critère du « dommage à l’économie », dont le rapport préconisait de réduire le rôle, est-il utile ? Oui, il nous paraît utile, indépendamment du fait que la loi le traite sur le même pied que la gravité, raison qui nous a conduits à leur donner la même importance dans notre projet. Le recours à cette notion permet de montrer que les sanctions sont proportionnées à l’incidence que les pratiques anticoncurrentielles peuvent avoir sur l’économie. Je dis « peuvent », parce que nous sommes dans une situation où, par définition, une telle pratique a eu lieu et où il est par conséquent impossible de savoir exactement ce qui se serait passé en son absence. Il ne s’agit pas de calculer précisément un hypothétique surprix, étant observé que la Cour de cassation nous impose de démontrer l’importance du dommage causé à l’économie, mais en aucun cas de le quantifier comme s’il s’agissait d’un préjudice. Nous sommes dans un exercice de répression et de dissuasion des infractions à l’ordre public économique, pas dans un exercice de réparation de préjudices privés. En revanche, ce que nous pouvons faire – et faisons effectivement, comme l’illustrent nos décisions sur les commission bancaires sur le traitement des chèques, sur les monuments historiques ou sur le travail temporaire –, c’est apprécier, compte tenu des caractéristiques objectives du secteur et des données observables, l’incidence que telle ou telle infraction est de nature à avoir sur le secteur concerné, sur l’économie plus générale, sur les opérateurs concurrents ou en aval, et sur les consommateurs. Les sanctions doivent dans le même temps être proportionnées à d’autres facteurs tout aussi importants : la gravité de l’infraction, bien sûr, mais aussi la situation de l’entreprise ou du groupe auquel elle appartient, et, lorsqu’elle est avérée, l’existence d’une situation de réitération, dont la loi fait un critère autonome, dans une optique de mise en exergue de la dissuasion. Les sanctions sont-elles suffisamment dissuasives ? Tous les économistes indépendants qui ont consacré des travaux approfondis à la question nous disent que les sanctions sont aujourd’hui davantage proportionnées au dommage que les infractions peuvent causer à l’économie, à la puissance des entreprises qui les commettent et aux profits qu’elles peuvent en retirer – et donc plus dissuasives qu’avant la réforme opérée par la loi NRE en 2001. Leurs travaux soulignent que, pour être optimale, la sanction doit tenir compte de la faible probabilité de détection des infractions aux règles de concurrence. C’est l’une des idées qui conduisent, dans la détermination des sanctions, à prendre en considération la gravité de ces infractions. Celles qui sont les plus graves, par leur nature même, sont aussi celles que les entreprises se donnent le plus de mal pour dissimuler : les cartels, qui n’ont dans 99% des cas pas d’autre justification que la volonté de taxer artificiellement les clients ou les consommateurs, et les ententes conclues dans le cadre de marchés publics, où sont en jeu les deniers de l’Etat. Dans plusieurs affaires récentes, comme celle du cartel des monuments historiques, nous avons constaté que les prix étaient artificiellement gonflés de 20 % . Il a suffi que l’entente soit démantelée pour qu’ils baissent immédiatement. Malgré la prise en compte de la gravité, il est vraisemblable que, tant que le seul outil utilisé pour sanctionner les cartels restera la sanction pécuniaire, on ne pourra pas atteindre un niveau de dissuasion suffisant pour espérer se débarrasser de pratiques considérées comme un cancer de l’économie. C’est le constat qui a conduit tous nos voisins à prévoir, à côté des sanctions pécuniaires visant les entreprises, la possibilité de sanctionner pénalement les personnes physiques ayant mis en place ou en œuvre des cartels ou des ententes dans le cadre de marchés publics. Les sanctions ne sont-elles pas parfois trop lourdes, surtout en période de récession ? Posez la question aux PME et aux consommateurs, qui sont les premières victimes des cartels ! Les règles de concurrence, comme les règles sur les abus commis sur les marchés financiers, n’ont ni pour objet ni pour effet de mettre des bâtons injustifiés dans les roues des entreprises, qui doivent sans conteste pouvoir atteindre une taille critique, à l’ère de la mondialisation. De même pour le comportement des entreprises sur le marché : notre rôle n’est pas d’empêcher les acteurs de développer des stratégies innovantes ou, comme aujourd’hui, de s’adapter à la donne induite par la récession. Il est en revanche de continuer à vérifier qu’elles n’abusent pas de leur puissance de marché en pratiquant des prix artificiellement élevés au détriment des consommateurs. Au moment où l’on assiste à une envolée du prix des matières premières, des denrées alimentaires et de nombreux autres produits de première nécessité ou d’entretien courant, la dernière chose dont les Français ont besoin est de cartels ou d’abus qui ponctionnent leur pouvoir d’achat. La discipline antitrust ne pose-t-elle pas un problème de réciprocité avec nos partenaires commerciaux, comme la Chine ou le Brésil ? Dans une économie mondialisée, tout le monde doit respecter la même discipline. Nos règles s’appliquent à tous : si une entreprise d’origine asiatique ou américaine planifie une acquisition en France, ou commet un cartel ou un abus sur notre territoire, elle ne sera pas traitée autrement qu’une entreprise ayant son siège à Paris ou à Bordeaux. D’autre part, nous avons beaucoup avancé sur le chemin de la réciprocité. Plus de cent vingt pays possèdent aujourd’hui un dispositif de lutte anticartels, ils étaient moins de vingt il y a dix ans. Mais nous ne sommes pas naïfs : il faut voir comment ces règles sont appliquées, et obtenir qu’elles le soient de façon objective et impartiale. Les autorités de concurrence contribuent fortement à ce mouvement, grâce au Réseau international de la concurrence, qu’elles ont mis en place il y a dix ans et qui, sur des points concrets comme la procédure de contrôle des concentrations ou les outils de la lutte anticartels, développe de bonnes pratiques et aide les jeunes autorités à se les approprier. Dans le même temps, je crois que l’Europe peut sans complexes demander la réciprocité, et qu’elle peut le faire avec plus de force que si les vingt-sept Etats membres agissaient en ordre dispersé. 1. Communiqué relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires (www.autoritedelaconcurrence.fr). 2. Rapport sur l’appréciation de la sanction en matière de pratiques anticoncurrentielles, remis au ministre de l’Economie, 2010. 3. Rapport Folz, p. 32. 4. Ibid. p. 35.

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