Bulletins de l'Ilec

Un exercice obscur - Numéro 418

01/03/2011

Déterminer le montant d’une amende engage des considérations multiples. L’analyse économique ne peut suffire à apprécier la gravité d’une infraction, mais il arrive, dans les systèmes français et européen, qu’elle soit peu adaptée. Entretien avec Gildas de Muizon, associé, directeur exécutif de Microeconomix, agence d’analyse économique appliquée au droit Les pratiques anticoncurrentielles se sont-elles sophistiquées au point de justifier des sanctions toujours plus élevées ? Gildas de Muizon : La question n’est pas tant celle d’une sophistication croissante des pratiques anticoncurrentielles que la fixation de montants d’amende assez élevés pour dissuader les entreprises de mettre en œuvre de nouvelles pratiques anticoncurrentielles, et les inciter à prendre les mesures nécessaires pour éviter que leurs salariés y participent. Or force est de constater que les autorités de concurrence découvrent de nouveaux cartels chaque année, malgré la progression des montants des sanctions. Le problème principal avec les amendes est que leur coût est supporté par les actionnaires. Or ils sont moins bien placés que les dirigeants pour veiller au respect du droit de la concurrence. On a peut-être atteint un niveau de sanction au-delà duquel il ne serait pas efficace d’aller, quitte à renforcer l’effet dissuasif par des peines à l’encontre des dirigeants (amendes, prison). Cela se pratique aux Etats-Unis : début février, le directeur commercial d’une entreprise américaine de fourniture de matériaux de construction a été personnellement condamné à une amende de 800 000 dollars et à quatre ans de prison ferme pour avoir participé à des pratiques anticoncurrentielles lors d’appels d’offres. La définition du marché pertinent a-t-elle évolué avec la prise en compte de l’analyse économique dans les raisonnements de concurrence ? G. M. : Les délimitations des marchés pertinents peuvent bien sûr évoluer, à la suite de l’entrée de nouvelles entreprises ou du lancement de nouveaux produits. Cet exercice préalable à la plupart des dossiers de droit de la concurrence (contrôle des concentrations, abus de position dominante) reste en pratique assez formel. Pour un économiste, la délimitation du marché pertinent ne présente guère d’intérêt et ne modifie pas son analyse des effets. Il est révélateur que les lignes directrices américaines et britanniques sur les concentrations horizontales, publiées l’année dernière, accordent une place plus modeste à la délimitation des marchés pertinents, au profit d’une approche plus économique des effets. Quels secteurs ou types d’entreprises sont les plus touchés par des sanctions lourdes ? G. M. : La Commission européenne publie régulièrement1 une synthèse statistique des amendes qu’elle a infligées à des entreprises ayant formé un cartel. Les secteurs d’activité sont divers (verre, gaz, ascenseurs, fret aérien, vitamines, écrans LCD, etc.). Il existe néanmoins des situations plus propices à l’émergence d’un cartel (faible nombre d’entreprises, importantes barrières à l’entrée, produit homogène avec peu d’innovations, marché mature, etc.). En matière d’abus de position dominante, les anciens monopoles historiques sont très touchés, l’Autorité de la concurrence considérant d’ailleurs comme une circonstance aggravante le fait de jouir d’un « avantage concurrentiel résultant [d’une] situation d’ancien monopole ou d’opérateur historique »2. Le fait que les auteurs d’infractions soient éventuellement des multinationales entraîne-t-il une majoration des sanctions ? G. M. : Oui, pour plusieurs raisons. Premièrement, le fait d’être présent sur plusieurs marchés ou avec plusieurs produits peut conduire à un niveau plus haut de la « valeur de l’ensemble des ventes de produits ou de services réalisés par l’entreprise ou l’organisme concernée en relation tant directe qu’indirecte avec l’infraction »3. Deuxièmement, l’Autorité de la concurrence4 indique tenir compte « de la taille et de la puissance économique plus ou moins grande de l’entreprise ou de l’organisme concerné, de son appartenance ou non à un groupe d’envergure européenne ou internationale, du nombre et de la variété plus ou moins significatifs de ses actifs et des secteurs sur lesquels il opère ». Enfin, le plafond légal de la sanction pécuniaire est de 10 % du chiffre d’affaires mondial. Il est donc d’autant plus élevé que l’auteur de l’infraction est une entreprise présente dans de nombreuses activités et sur de nombreux marchés. La notoriété d’une entreprise l’expose-t-elle davantage à de lourdes sanctions ? G. M. : Le projet de l’Autorité l’envisage, puisqu’il considère comme une circonstance aggravante le fait que l’entreprise concernée jouisse « d’une notoriété, d’une capacité d’influence ou d’une autorité telle que son comportement [ait] pu créer un effet d’exemplarité »5. Des entreprises ont-elles disparu du fait de sanctions ? G. M. : Il faut être prudent avec les causes et ne pas accuser les sanctions de tous les maux. Si une entreprise connaît des difficultés financières, c’est avant tout parce qu’elle est moins efficace que ses concurrents, parce que ses produits sont moins attrayants pour les consommateurs. Et ce n’est pas en lui permettant de former un cartel, pour rétablir un niveau de marge, qu’on l’incite à évoluer. En outre, le montant des sanctions peut être ajusté à la baisse si l’entreprise justifie de l’existence de difficultés financières particulières. La politique de sanction de l’Autorité de la concurrence ne risque-t-elle, pas en période de crise, de fragiliser les entreprises et de les affaiblir dans la compétition internationale ? G. M. : Il n’y a pas de raison d’être plus permissif à l’encontre des entreprises mettant en œuvre des pratiques anticoncurrentielles en période de crise. Ce serait un mauvais signal, incitant les entreprises les moins efficaces à léser le consommateur plutôt qu’à entreprendre les efforts nécessaires pour assainir leur situation. Si les pratiques anticoncurrentielles ne sont pas dissuadées par des sanctions adaptées, elles peuvent également avoir un impact négatif sur l’efficacité de l’économie nationale. La hausse des prix due à un cartel diminue le pouvoir d’achat des consommateurs, et un abus de position dominante peut entraver le développement de petites entreprises concurrentes d’un opérateur dominant. Les entreprises tendent-elles à provisionner un risque de procédure de concurrence ? G. M. : Dès lors qu’une plainte a été déposée ou qu’une autorité de la concurrence s’est saisie d’un dossier, les entreprises doivent inclure dans leurs comptes les provisions adéquates compte tenu des risques encourus. Elles sont en effet exposées à devoir payer des montants d’amendes très significatifs, qui doivent donc être portés à la connaissance des actionnaires et reflétés dans les comptes. Faut-il encadrer davantage, par la loi, le régime des sanctions applicables par l’Autorité de la concurrence ? G. M. : Le régime des sanctions applicables est à ce jour peu encadré, sinon par un plafond légal peu contraignant (tiret I de l’article L. 464-2 du Code de commerce) : le montant de la sanction ne peut dépasser 10 % du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise sanctionnée. Sans mettre en question le principe d’indépendance de l’Autorité de la concurrence, il ne serait pas inutile que la loi définisse précisément les critères à prendre en compte dans la détermination de la sanction, car les principes posés par l’article L. 464-2 restent trop généraux. Est-il toujours justifié que les restrictions verticales soient considérées a priori comme moins graves que les autres (cartels horizontaux) ? G. M. : Du point de vue de l’analyse économique, cela est justifié. Les restrictions verticales peuvent être à l’origine d’effets bénéfiques pour les consommateurs. La théorie économique montre qu’elles peuvent être nécessaires pour protéger des investissements d’une entreprise ou pour inciter un distributeur à promouvoir un produit. De plus, même lorsqu’une restriction verticale emporte un effet anticoncurrentiel, il est a priori moins préoccupant qu’un cartel qui annihile la concurrence entre concurrents directs. Rien ne peut justifier que des concurrents fixent en commun leurs prix de vente, se partagent géographiquement des marchés ou coordonnent leurs réponses à des appels d’offres. Le critère de la gravité n’est a priori pas économique (à la différence du dommage à l’économie). Pour autant, il est justifié que le droit de la concurrence le prenne en compte. Si l’on se limitait à une approche économique, on pourrait considérer que le meurtre d’une personne est à l’origine d’un dommage moindre que le détournement d’un milliard d’euros ! Le projet de l’Autorité explicite les éléments qui participent à l’appréciation de la gravité d’une pratique : la nature de l’infraction, celle des activités et des marchés concernés, les acteurs susceptibles d’avoir été affectés par la pratique, ainsi que certaines caractéristiques de l’infraction (degré de sophistication, caractère secret, etc.). « Le dommage à l’économie » ne se présume pas, écrit l’Autorité dans son projet de communiqué. Est-elle qualifiée pour en apprécier objectivement l’existence ? G. M. : Oui, à condition qu’elle fasse appel aux compétences de son équipe d’économistes, qu’elle peut mobiliser pour exploiter les nombreuses données que l’instruction lui permet de collecter. Le projet de communiqué est à cet égard préoccupant, car il entend mettre à l’écart les outils de l’analyse économique et se fonder essentiellement sur des considérations qualitatives, laissant la porte ouverte à des raisonnements obscurs et peu rigoureux. Un principe est de fixer la sanction à un montant « excédant tout gain potentiel » lié à la pratique en cause. Comment imputer un gain à la seule infraction, en situation de croissance ? G. M. : L’analyse économique ainsi que les techniques économétriques sont des outils puissants permettant de raisonner toutes choses égales par ailleurs. En élaborant un scénario contrefactuel décrivant ce qui se serait vraisemblablement passé en l’absence d’infraction, il est possible de distinguer les effets qui lui sont imputables de ceux causés par d’autres phénomènes (innovation, croissance, etc.). Y a-t-il beaucoup à attendre des « programmes de conformité » dans les entreprises ? G. M. : L’intérêt de ce type de programmes est d’agir en amont, en faisant de la prévention. Ils permettent d’instiller la culture du droit de la concurrence dans l’entreprise et c’est important, car, bien souvent, les principes du droit de la concurrence peuvent sembler antagonistes aux actions commerciales menées sur le terrain. La hiérarchie des amendes est-elle cohérente en droit français de la concurrence ? G. M.: La détermination du montant des sanctions demeure trop souvent un exercice obscur, fondé sur des hypothèses rarement explicitées. Cela est néanmoins en train d’évoluer, notamment à la suite de l’arrêt de la cour d’appel dans le cartel de l’acier (qui a réduit le montant total des amendes fixées par l’Autorité de concurrence de 575 millions à 75 millions d’euros) et du rapport Folz. On peut d’ailleurs saluer l’initiative de l’Autorité de la concurrence, qui a soumis à consultation un projet de méthode dont l’objectif principal est d’« accroître la transparence, en faisant connaître la façon concrète dont l’Autorité exerce son pouvoir de sanction ». Même si ce projet laisse beaucoup de questions ouvertes, il participe à un mouvement global de hausse du niveau d’exigence et de qualité des décisions rendues. Propos recueillis par J. W.-A. 1. http://ec.europa.eu/competition/cartels/statistics/statistics.pdf. 2. Projet de communiqué relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires, §40, http://www.autoritedelaconcurrence.fr/doc/projet_communique_sp_17janvier2011.pdf. 3. Ibid. §27. 4. Ibid. §42. 5. Ibid. §40.

Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.