Bulletins de l'Ilec

CRM, miroir aux alouettes - Numéro 419

01/04/2011

Entretien avec Jean-Marc Lehu, université Paris-I Panthéon-Sorbonne

Ce n’est pas en développant des modèles de fidélisation toujours plus sophistiqués que les marques fidélisent le plus, mais en respectant leur promesse. Entretien avec Jean-Marc Lehu, université Paris-I Panthéon-Sorbonne La fidélité du consommateur n’est-elle pas surtout la conséquence de la fidélité de la marque à elle-même ? Jean-Marc Lehu : Absolument. L’une ne peut aller sans l’autre. La marque dont les gestionnaires ne sont pas respectueux de l’histoire, du positionnement, de l’image et naturellement de l’offre n’a aucune chance de susciter la fidélité naturelle de ses consommateurs. La logique ne date pas d’hier. Lorsque, le 13 mai 1931, Neil McElroy jette les bases du rôle et de la fonction du brand manager chez Procter & Gamble, dans un fameux trois-pages brisant la règle absolue du one page memo, tout est dit. L’attention portée à la marque, la nécessité du positionnement concurrentiel, la cohérence de l’architecture de marque, la promesse différenciante, la responsabilité du gestionnaire de marque, bref, protection, développement et évolution de la marque, avec authenticité, régularité et dynamisme. L’indispensable combinaison susceptible de permettre à la marque d’innover tout en restant fidèle à sa promesse. L’incontournable approche stratégique susceptible de concrétiser la fidélité de la marque, nécessaire pour susciter la fidélité à la marque. Trop souvent, cette leçon de marketing stratégique, pragmatique et porteuse dans le temps, est négligée – si tant est qu’elle soit connue –, au seul profit de tactiques itératives désordonnées mues par le dictat du court terme financier. La fidélité a besoin d’une constance dynamique, d’une régularité renouvelée, d’une authenticité modernisée. Des paradoxes que bien peu de gestionnaires de marques sont en mesure de maîtriser, malheureusement. La problématique fidélité-infidélité est-elle un questionnement récent et généralisé pour les marques ? J.-M. L. : La tentation est grande de répondre oui, afin de susciter l’intérêt pour un sujet nouveau. Mais non. Depuis que le commerce existe, le bon sens du commerçant l’incite à conserver sa clientèle, car une bonne relation sera toujours plus propice à un achat facile et renouvelé, donc plus rémunérateur. En revanche, la situation économique actuelle a logiquement accru la concurrence entre les marques, donc fragilisé la fidélité que pouvaient leur porter leurs consommateurs. C’est dire si ses fondamentaux étaient précaires. Les arbitrages sont plus fréquents, a fortiori pour les produits de grande consommation. L’aficionado des marques pourra être tenté de passer de Maille à Amora, de Côte-d’Or à Cadbury, de Skip à Omo, et ainsi de suite, alors que l’amateur de marques d’entrée de gamme sera tenté de tester des marques de distributeurs qui, finalement, n’ont pas grand-chose à envier aux grandes. Dans ces conditions, la logique voudrait que, selon un principe darwinien, les marques soient contraintes de changer, de s’adapter, de mieux comprendre ces consommateurs, forcées par cette évolution de l’environnement. Mais non ! Alors que la recherche académique s’intéressait depuis longtemps au sujet, en 1997, Don Peppers et Martha Rogers publièrent Enterprise One-to-One, révélant au marketeur l’intérêt de personnaliser la « relation client ». Les « stratégies CRM »1 se sont alors multipliées, plus rapidement que dans les Evangiles les pains dont les fidèles furent rassasiés. En 2002, Frederick Reichheld et ses collègues mirent en garde le marketeur en identifiant les quatre péchés qui occasionnent l’échec d’une démarche de gestion de la relation client : développer le CRM avant d’avoir conçu une stratégie vis-à-vis des clients ; lancer un programme de CRM avant d’avoir adapté l’organisation de l’entreprise en conséquence ; supposer que le mieux est un surcroît de technologie CRM ; traquer le consommateur plutôt que de le séduire. Quels enseignements ont été tirés, en 2011 ? Bien peu, c’en est ahurissant. Les marques font toujours les mêmes erreurs, les modèles sont encore souvent appliqués mécaniquement, les résultats des démarches de CRM sont toujours aussi décevantes dans la majorité des cas, et les questionnements toujours aussi nombreux de la part de marketeurs, dont même Theodore Levitt ne parviendrait pas à décrire la myopie, tellement elle semble totale. Or n’allez pas croire que rien n’a changé. D’un côté (en Occident), les consommateurs sont bien plus instruits quant aux pratiques du marketing et beaucoup plus pragmatiques. D’un autre (les pays émergents), les consommateurs sont avides de consommation, mais leur culture des marques, sans doute trop vite acquise et trop courte, les rend de facto bien peu fidèles. Il est temps pour notre marketeur de relire De l’origine des espèces et sa théorie de l’évolution, ne serait-ce que le passage sur la sélection naturelle. Dans les produits de grande consommation, y a-t-il beaucoup de marques dont la disparition susciterait une réelle frustration chez les consommateurs ? J.-M. L. : Oui, naturellement, et elles sont connues de tous : Apple, Nutella, Coca-Cola, comme Chanel ou Harley Davidson, mais elles ne sont pas légion. Deux observations s’imposent. Les produits ou les services de ces marques « iconiques », pour reprendre le mot de Douglas Holt, sont consommés avant tout pour ce qu’elles représentent, le statut qu’elles projettent, l’image qu’elles irradient… Mais ces marques ne sont pas pour autant assurées contre les déconvenues commerciales. Les consommateurs comme les marchés financiers encensent aujourd’hui Apple à juste titre. Etre devenu le premier fabricant mondial de téléphones mobiles en quatre ans est une prouesse, et son marketing stratégique non conventionnel est quasiment sans faille. Mais qu’en sera-t-il dans cinq ans, dans dix ans ? Harley Davidson a ses inconditionnels. Il y a les motos et il y a les Harley Davidson. Pourtant, la marque a subi de plein fouet la crise économique de 2007-2009, avant de retrouver quelques couleurs, en 2010. La seconde observation concerne la notion de frustration. Chacun de nous se souvient d’un produit ou d’une marque qu’il appréciait, et dont la disparition a été source de frustration. Un yaourt Chambourcy, la dernière cartouche de jeux vidéo Vectrex, des courses chez le Félix Potin du coin, un vol transatlantique Pan Am ou TWA, le confort d’une Oldsmobile, une machine à laver Arthur Martin, un compte chez Lehman Brothers… En fait, la question qui importe n’est pas tant la frustration que sa durée. Plus la fidélité d’un individu envers une marque est importante, plus la durée de sa frustration sera longue, en cas d’absence ou de disparition. On comprend que les cas de « fidélité naturelle » véritables soient rares, car les cas de frustration longue le sont eux-même. Les yaourts gourmands Mamie Nova sont délicieux ; Halo, Final Fantasy, GTA, Zelda ou Call of Duty sont des jeux vidéo très populaires ; Monop, U Express ou Carrefour City font l’affaire des citadins, voler sur OpenSkies est un plaisir. Le renouvellement est permanent. L’offre est telle, dans la plupart des catégories ou des secteurs, que le potentiel de frustration nourrie de nostalgie dépressive des consommateurs est vite compensé, effacé, et le produit remplacé. La fidélité ne peut être ni décidée, ni planifiée, ni a fortiori acquise pour l’éternité. Pour exister, elle ne peut être que proposée, entretenue de nouveautés, et par-dessus tout respectée, non seulement par le produit ou la marque, mais par l’entreprise tout entière. Si simple apparemment, si complexe en réalité. Propos recueillis par J. W.-A. 1. « Gestion de la relation client » (GRC) ou « consumer relationship management » (CRM).

Jean Watin-Augouard

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