Bulletins de l'Ilec

Elargir les mailles des réseaux - Numéro 420

01/05/2011

Entretien avec Étienne Pfister, rapporteur général adjoint de l’Autorité de la concurrence

La mobilité des points de vente entre enseignes est entravée, et la concurrence en est affectée, a estimé l’Autorité de la concurrence dans un avis publié le 7 décembre dernier1. Aucune justification de ces obstacles ne lui paraissant convaincante, l’AdlC attend d’une prochaine loi qu’elle introduise plus de souplesse entre les magasins et leur « tête de réseau ». Entretien avec Étienne Pfister, rapporteur général adjoint de l’Autorité de la concurrence La franchise et le commerce associé relèvent-ils de la même analyse, s’agissant de la mobilité des commerçants d’une enseigne à une autre ? Étienne Pfister : L’un comme l’autre, ces modes d’organisation du commerce consistent à lier des opérateurs économiques par différents types de contrats, accompagnés, selon les cas, de prises de participation dans le capital des sociétés d’exploitation des magasins. À moins que les liens entre ces opérateurs soient tellement étroits qu’ils puissent être considérés comme faisant partie d’un même groupe, le droit de la concurrence s’applique aux relations de ces opérateurs entre eux, qu’ils relèvent d’une organisation en coopérative ou d’un réseau de franchisés. Dans les deux cas, il appartient à l’Autorité de la concurrence de scruter les effets pro ou anticoncurrentiels produits par les relations nouées entre les opérateurs au sein des réseaux. En particulier, la durée contractuelle des relations et les obstacles à la mobilité des magasins entre enseignes (clauses de non-concurrence post-contractuelles, par exemple) peuvent entraver l’entrée de nouveaux opérateurs dans des zones de chalandise et, plus généralement, limiter la pression concurrentielle que ces magasins sont susceptibles d’exercer sur leur franchiseur ou sur leur coopérative en les menaçant de quitter le réseau. L’Autorité a constaté que ces dispositifs sont présents tant dans les réseaux coopératifs que dans les contrats de franchise des groupes intégrés, sans d’ailleurs viser plus spécifiquement l’un ou l’autre de ces deux modèles d’organisation. Les justifications présentées par les opérateurs – qu’ils relèvent du modèle coopératif ou de celui de la franchise – pour expliquer la présence de tels obstacles à la mobilité, ont paru insuffisantes, lors de l’instruction de l’avis, pour compenser les restrictions de concurrence causées. L’Autorité a aussi constaté que ces obstacles étaient préjudiciables au développement des groupes de distribution, tant coopératifs qu’intégrés. En effet, si les obstacles à la mobilité sont levés, un ancien magasin franchisé pourra plus facilement adhérer à une coopérative, et vice-versa. Le développement du commerce de proximité montre bien que les groupes de distribution doivent pouvoir s’adapter aux évolutions de la demande : en présence de barrières à l’entrée, la mobilité des magasins indépendants est essentielle pour permettre à des concurrents, notamment les groupes coopératifs, de s’implanter plus facilement dans le format de la proximité ou, plus généralement, dans des zones de chalandise où ils sont encore peu présents. Ce que recommande l’avis sur les contrats d’affiliation est-il compatible avec le droit de la coopération ? E. P. : Le droit de la coopération soumet les membres des coopératives à certaines obligations, comme celle de l’exclusivisme coopératif, et il accorde des droits à la coopérative, comme la possibilité de limiter les retraits de ses membres. Mais la jurisprudence européenne et nationale relative aux coopératives a établi, à l’occasion de plusieurs décisions et arrêts, que les relations entre les membres et la coopérative ne sont pas soustraites à l’application des règles de concurrence. En particulier, les restrictions de concurrence qu’elles impliquent doivent être limitées à ce qui est nécessaire au bon fonctionnement de la coopérative. Sans les qualifier juridiquement, l’Autorité de la concurrence a estimé que certaines de ces restrictions étaient disproportionnées, qu’elles affectaient négativement le jeu de la concurrence sans être indispensables à l’efficacité de la coopérative. Il en va ainsi de la durée de l’adhésion : comment considérer que des durées très longues, supérieures à une dizaine d’années, sont nécessaires à une coopérative, alors que certaines, dotées de durée d’adhésion bien plus courtes, parviennent à exercer leur activité et à être compétitives ? Plus généralement, dès lors que tous les groupes de distribution s’engagent vers une plus grande mobilité de « leurs » magasins indépendants, le départ d’un adhérent ou d’un franchisé n’a plus les mêmes conséquences, puisqu’il peut être remplacé par un autre beaucoup plus facilement. Les recommandations formulées par l’Autorité de la concurrence dans son avis visent donc à introduire plus de souplesse dans les relations entre les magasins indépendants et leur tête de réseau, qu’il s’agisse d’une coopérative ou d’un groupe intégré agissant comme franchiseur. Notez que l’analyse effectuée dans l’avis ne vise qu’un secteur, celui de la grande distribution à dominante alimentaire. Les barrières à l’entrée, la concentration des zones de chalandise, la place des magasins indépendants, y sont effectivement si importantes que les clauses constatées sont de nature à y affecter négativement la concurrence. L’avis est-il en phase avec la jurisprudence de la cour d’appel de Versailles et de la Cour de cassation ? E. P. : Effectivement, la cour d’appel de Versailles et la Cour de cassation ont été fréquemment amenées à évaluer la licéité des stipulations contractuelles ou statutaires des coopératives et des réseaux de franchise. Toutefois, ces juridictions ne pouvaient examiner ces dispositifs que dans le cadre de la situation d’espèce qui leur était soumise, c’est-à-dire d’une relation bilatérale précise. Dans son avis, la démarche de l’Autorité de la concurrence a été tout autre. Elle s’est fondée non sur l’analyse d’une relation bilatérale particulière, mais sur une approche globale du secteur. Le cumul de l’utilisation des clauses [critiquables] par l’ensemble des opérateurs qui recourent, pour leur activité, à des magasins affiliés est fondamental, pour comprendre leur effet sur la concurrence. De même, les recommandations nécessiteront d’être mises en œuvre par l’ensemble des opérateurs et dans leur intégralité, pour instaurer une plus grande concurrence dans le secteur, de façon que ne soit pas lésé ou fragilisé l’opérateur qui aura le plus assoupli ses conditions d’affiliation ou de franchise. N’y a-t-il pas contradiction entre l’avis du 7 décembre de l’Autorité de la concurrence et sa propre jurisprudence du 15 février dans l’affaire Pomona-Creno ? E. P. : Dans l’affaire Pomona-Creno, l’Autorité a estimé ne pas disposer de suffisamment d’éléments permettant de démontrer que la clause de non-réaffiliation post-contractuelle employée par le groupement Creno pouvait être assimilée à une clause de non-concurrence. Au contraire, plusieurs éléments du dossier tendaient à indiquer qu’un grossiste en fruits et légumes non affilié à un groupement était bien en mesure de concurrencer les membres de ce groupement. De plus, le dossier ne présentait pas d’élément attestant que ces clauses constituaient des obstacles au développement des concurrents, qui pouvaient créer leur propre structure ou racheter des grossistes indépendants de groupements. Les conditions d’activité et de développement des opérateurs dans le secteur des fruits et légumes sont donc bien différentes de celles constatées pour la grande distribution à dominante alimentaire, où les barrières à l’entrée sont plus importantes et où l’affiliation à un groupe de distribution paraît indispensable pour exercer une activité et concurrencer les opérateurs en place. Est-ce un hasard si l’avis de l’Autorité a été publié alors que se préparait un article de loi sur le même sujet ? E. P. : La décision d’auto-saisine pour avis de l’Autorité sur ces problématiques de contrat d’affiliation date du premier trimestre 2010, bien avant qu’ait débuté la réflexion du gouvernement sur le sujet. Lors d’une précédente affaire contentieuse, l’Autorité avait constaté la présence, dans les contrats de franchise d’un opérateur, d’obstacles à la mobilité des magasins, et la question était de vérifier si ces obstacles étaient si répandus qu’ils puissent entraîner une restriction de concurrence. Le projet de loi que vous évoquez, qui fait suite à l’avis de l’Autorité en s’inspirant de ses recommandations, est nécessaire. La conclusion de l’avis indiquait que le droit de la concurrence n’était pas, compte tenu de l’ampleur des comportements constatés, le meilleur outil pour lever les préoccupations de concurrence identifiées, et que des dispositions législatives étaient plus appropriées, dans un souci d’efficacité économique et de sécurité juridique. L’Autorité se félicite que le gouvernement ait entendu ce message. Elle sera très attentive aux dispositions qui figureront dans ce projet de loi. Quel est votre programme d’action pour la suite des événements ? E. P. : Tout d’abord, l’Autorité a procédé à plusieurs consultations avec les opérateurs, pour entendre leurs réactions, positives ou négatives, aux recommandations de l’avis. Des opérateurs se sont dits prêts à modifier certaines des dispositions de leurs contrats dans le sens souhaité par l’avis. D’autres clauses sont en revanche plus âprement défendues. Chaque opérateur s’interroge sur ce que ses concurrents sont prêts à concéder en matière de mobilité des magasins indépendants, et c’est pour surmonter ces craintes et ces résistances qu’une loi est nécessaire. Comme je l’ai évoqué, l’Autorité de la concurrence va suivre avec beaucoup d’attention le projet de loi en cours d’élaboration. Il s’agit de parvenir à un texte efficace et équilibré : la plus grande mobilité des magasins indépendants doit être significative et ne doit pas se faire au détriment de l’un ou l’autre des deux modèles d’organisation du commerce alimentaire. Enfin, l’Autorité continuera d’être vigilante à l’égard des pratiques contractuelles ou capitalistiques liant les magasins indépendants à leur tête de réseau. Par exemple, à l’occasion d’une demande de mesures conservatoires d’un franchisé Champion, elle a alerté les opérateurs sur l’analyse concurrentielle qui pourrait prévaloir dans le cas d’un franchiseur qui profiterait de la situation de dépendance de son franchisé pour lui imposer des contrats plus restrictifs que ceux précédemment en vigueur, et susceptibles d’affecter négativement le jeu concurrentiel (décision 11-D-04). L’instruction de cette affaire se poursuit. À la suite de la publication de l’avis, la Mairie de Paris a saisi l’Autorité pour apprécier la situation de la concurrence dans la grande distribution à dominante alimentaire à Paris. L’Autorité devrait rendre son avis après l’été. Enfin, le contrôle des concentrations permet à l’Autorité de continuer d’exercer une surveillance de l’état de la concurrence dans les zones de chalandise, et d’éviter que le degré de concentration de certaines zones, déjà constaté dans l’avis, ne s’aggrave. Propos recueillis par J. W.-A. 1. « Avis n° 10-A-26 relatif aux contrats d’affiliation de magasins indépendants et les modalités d’acquisition de foncier commercial dans le secteur de la distribution alimentaire » (www.autoritedelaconcurrence.fr/pdf/avis/10a26.pdf et ci-dessous).

Jean Watin-Augouard

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