Bulletins de l'Ilec

Diversité du temps et des pratiques - Numéro 420

01/05/2011

Entretien avec Délila Allam, maître de conférences à Paris-1 Panthéon-Sorbonne, chercheuse en économie des organisations et sur les réseaux de franchise (Centre d’économie de la Sorbonne).

Une trop sricte interprétation de critères théoriques, en matière de concurrence, conduit les experts de l’AdlC à promouvoir une uniformité de pratiques illusoire. En témoigne au premier chef la question de la durée des contrats d’affiliation. Entretien avec Délila Allam, maître de conférences à Paris-1 Panthéon-Sorbonne, chercheuse en économie des organisations et sur les réseaux de franchise (Centre d’économie de la Sorbonne). Quelles remarques générales vous inspire l’avis de l’Autorité de la concurrence touchant les contrats d’afiliation ? Délila Allam : Mes remarques portent surtout sur l’organisation du commerce associé. Les auteurs de cet avis font d’emblée le constat que la concentration (un petit nombre d’opérateurs) dégrade toujours la concurrence. Ils mélangent plusieurs formes organisationnelles mais aussi des niveaux d’analyse très différents. L’examen porte tant sur la grande distribution que sur le commerce de proximité, or les logiques économiques des formes organisationnelles diffèrent sensiblement selon le segment d’activité. Dans la grande distribution, l’enjeu porte sur les arbitrages entre le choix d’un réseau, intégré ou non intégré, ce que l’avis nomme « réseaux d’indépendants ». Dans les réseaux intégrés, les stratégies d’acteurs diffèrent entre des sociétés cotées, types Casino ou Carrefour, et des sociétés patrimoniales comme Auchan. L’autre forme d’organisation analysée est celle des réseaux d’indépendants ou modèle coopératif. Au plan conceptuel, il s’agit d’une forme hybride entre marché et forme intégrée. Les auteurs de l’avis raisonnent comme si les « têtes de réseau » avaient les mêmes logiques économiques, indépendamment des modes de coordination à l’œuvre. Dans le réseau intégré, la « tête de réseau » centralise les pouvoirs de décision et les responsables de magasins, peu importe leur format, sont toujours des salariés. Dans le réseau en coopérative, les prérogatives économiques associées à la propriété collective de la tête de réseau sont partagées. Il y a donc une confusion entre les logiques économiques et les logiques organisationnelles. Prenons la liberté de fixation des prix. Dans un réseau intégré, la question ne se pose pas, puisque la « tête de réseau » définit une stratégie de groupe mise en œuvre dans l’ensemble des magasins. Chez les indépendants, la liberté de fixer les prix est plus problématique : on ne peut pas imposer ses prix à un responsable de magasin, entrepreneur juridiquement indépendant adhérent d’un groupement, mais économiquement l’uniformité des prix (dans les réseaux intégrés ou pas) constitue un signal envers les consommateurs. Dans un cas, il y a entrepreneuriat collectif (groupement), avec un engagement très particulier, dans l’autre, une relation salariale où le salarié, responsable de magasin, ne dispose pas des pouvoirs de décision pour déterminer la politique des prix de l’enseigne. Croyez-vous que l’avis dans son ensemble vise surtout le commerce associé ? D. A. : L’avis compare plusieurs activités de commerce comme la grande distribution, le milieu de gamme, le maxidiscompte et le commerce de proximité. Dans ce dernier, pour diverses raisons économiques, on fait davantage appel à des indépendants affiliés ou à des franchisés que dans la grande distribution. Ces situations peuvent être déséquilibrées, car elles concernent des entrepreneurs indépendants et des grands groupes de distribution. Il y a actuellement un enjeu de concentration dans le commerce de proximité, du fait surtout de deux grands groupes cotés, Casino et Carrefour, qui y occupent des positions importantes. Il peut donc y avoir des « pratiques verrouillées » à l’égard d’un franchisé en négociation avec un groupe de la grande distribution. Ces pratiques reflètent l’asymétrie de pouvoir de négociation et de décision entre les parties. On ne sent pas assez cette différence de situations dans l’avis. Quel est votre avis sur les clauses contractuelles ? D. A : L’enjeu principal porte sur la durée des contrats. Il y a une forte hétérogénéité de pratiques, allant de zéro à trente ans. Si l’on se penche sur la franchise de détail de centre-ville, qui relève plutôt du commerce de proximité, toutes les études, depuis une dizaine d’années, montrent qu’en moyenne la durée des contrats se situe entre six et sept ans. L’avis propose cinq ans, ce qui, au regard de la pratique, me paraît illusoire, a fortiori pour les relations contractuelles des formats de la grande distribution. Comment investir dans un hypermarché en groupement coopératif avec un contrat de cinq ans ? Où sont le modèle économique et l’incitation entrepreneuriale à le faire ? De surcroît, vouloir l’uniformité des pratiques entre les relations de franchise du commerce de proximité et celles du grand commerce n’a pas de justification solide au plan économique, car les organisations ne relèvent pas des mêmes modes de coordination, des mêmes propriétés organisationnelles sources d’efficacité. Adhérer à un groupement, avec ce que cela implique sur le plan financier et humain, ne peut se concevoir sur une durée aussi courte que cinq ans. Au regard des seuls critères de rentabilité, on le fait encore moins ! Dans un réseau intégré, la question ne se pose pas : les salariés ne sont pas des investisseurs. Néanmoins, les auteurs de l’avis ont raison de soulever la question des échéances temporelles différenciées des contrats. Ils recommandent une harmonisation des termes des engagements contractuels : les contrats d’enseigne, contrats sur le foncier, contrats d’approvisionnement n’ayant pas les mêmes durées, cela favorise une insécurité juridique, une instabilité lors des renouvellements. Il convient de chercher une cohérence incitative entre les liens contractuels et de recommander, comme le fait l’avis, un accord-cadre avec des échéances contractuelles à mêmes de valoriser tous les engagements coopératifs. Une fois encore, cela ne concerne pas les réseaux intégrés, mais seulement leurs pratiques consistant à recourir à des indépendants et à développer ainsi un réseau mixte pour s’adresser aux clientèles du commerce de proximité. J’aurais une autre réserve, relative aux prises de participation ou liens capitalistiques, qui ne sont pas la règle dans les franchises du commerce de proximité. La rareté du foncier en centre-ville conduit des réseaux intégrés à aider financièrement l’installation de leurs futurs franchisés, en privilégiant d’abord un contrat d’affiliés. Toutefois, les prises de participation financières restent transitoires. Or les auteurs de l’avis ont tendance à en faire une pratique courante de tous les réseaux intégrés et d’indépendants. Si cette prise de participation est durable, il y a alors une situation déséquilibrée non durable. L’avis témoigne d’une incompréhension du groupement coopératif et de la singularité de sa coordination économique. On pourrait croire qu’on lui reproche une forme d’inefficacité économique. Or, au regard des études sur les prix, le commerce associé en grande distribution est performant, il n’est pas moins concurrentiel que les réseaux du commerce intégré. Un constat identique pourrait être fait pour le commerce de proximité. A la lecture de l’avis, on a le sentiment que le commerce associé, parce qu’il est coopératif, serait une collusion, source d’ententes entre des entités juridiquement indépendantes. Or l’entente existe dans les réseaux intégrés, qui coordonnent de manière uniforme leurs magasins, du fait même de l’organisation intégrée. Il y a donc bien un problème entre le périmètre économique d’une activité et son périmètre juridique (réseau intégrée versus réseau coopératif). Pourquoi cette volonté d’uniformisation ? D. A : C’est une idée assez courante chez les économistes. Il n’y aurait qu’une voie d’excellence et rien d’autre. Toutes les enseignes devraient avoir les mêmes accords contractuels, des pratiques organisationnelles identiques. C’est méconnaître la diversité des stratégies des acteurs. Les groupements coopératifs doivent pourvoir répondre aux attentes entrepreneuriales de leurs candidats adhérents, pour préserver leur attrait économique, au regard des réseaux intégrés. Ceux-ci ne demandent pas à leurs futurs responsables de magasin (salariés) les mêmes engagements. Les auteurs de l’avis ont une vision orthodoxe de la concurrence et semblent réticents à accepter des formes atypiques, où les différences entre le périmètre juridique et le périmètre organisationnel soulèvent plusieurs questions. Dans leur vision, le commerce associé pourrait être rapidement assimilé à une collusion avec des pratiques anticoncurrentielles. Je constate un refus de penser au cas par cas, on préfère un modèle généraliste. A ce titre, l’avis ne distingue pas assez les logiques économiques propres au commerce de proximité et celles de la grande distribution. Ainsi des clauses de sorties et du droit de préférence ou de préemption. Ils ont du sens dans les réseaux de franchisés, mais ne sont pas généralisables au modèle de la coopérative, où la question se pose dans des termes différents, à savoir ceux d’une propriété plus collective d’un certain nombre d’actifs impliqués. Certes, trop de stabilité sclérose le commerce, mais trop d’instabilité peut le tuer. Y a-t-il du bon dans l’avis ? D. A : Je partage volontiers l’idée d’étalement des paiements des droits d’entrée. Ou les réserves sur les pratiques de paiement différé [point 139], qui affectent le pouvoir de négociation : c’est un mécanisme unilatéral qui prend en otages. Néanmoins, je m’étonne de la volonté d’imposer toujours plus de transparence. La loi Doubin est déjà exigeante. Elle fixe des règles d’informations précontractuelles très précises. La notion de « tête de réseau », qui revient une cinquantaine de fois dans l’avis, a-t-elle surtout un sens économique ? D. A : A la lecture de l’avis, on a trop le sentiment que la « tête de réseau » serait le méchant agissant contre les intérêts du petit indépendant. Ce que l’avis ne dit jamais, c’est que la « tête de réseau », qu’elle soit en franchise ou en groupement, a l’obligation et le devoir de défendre l’attrait économique, la qualité organisationnelle du réseau, ainsi que sa stabilité dans le temps, par la sélection des candidats à l’entrée. La « tête de réseau » des groupements coopératifs ou en franchise exerce en fait deux métiers, celui de commerçant (à l’origine du concept commercial, notamment en franchise) et celui de coordinateur d’entrepreneurs indépendants. Dans cette dernière fonction, sa tâche consiste à ne pas étouffer les motivations entrepreneuriales de ces partenaires, tout en parvenant à des conduites d’affaires harmonisées et cohérentes, dans l’intérêt du collectif économique. Cette double responsabilité correspond au modèle de développement de ces formes d’entrepreneuriat collectif. L’avis stigmatise la « tête de réseau », et peu importent les modes de coordination à l’œuvre. Pourtant, dans un cas on est devant une subordination hiérarchique (réseau intégré), dans un autre, devant une logique de partenariat regroupant des entrepreneurs juridiquement indépendants mais économiquement dépendants, volontaires pour valoriser en commun et parfois même en propriété collective des actifs commerciaux. La « tête de réseaux » des groupements semble considérée uniquement par l’AdlC comme captant de la valeur, en oubliant le service rendu, donc la valeur économique créée. L’AdlC considère que tous les contrats sont trop longs. Ne trouvez-vous pas que le court-termisme écrase la vie des affaires ? D. A : Bien sûr. La durée de cinq ans serait une aberration économique, si elle devait être imposée à toutes les formes organisationnelles sans distinction de leurs mécanismes de coordination propres. Le modèle coopératif, forme hybride de coordination, pourrait être asphyxié. Pour de la diversité des formes d’efficacité économique, cela n’a aucun sens. Quelle suite imaginez-vous pour l’avis et ses recommandations ? D. A : La menace d’imposer le changement dans six mois constitue une épée de Damoclès. On ne change pas des accords contractuels et des pratiques organisationnelles en si peu de temps, et cela risque aussi d’occasionner d’importants coûts de transaction. Pensons qu’aux Etats-Unis la durée moyenne d’un contrat de franchise peut s’établir à vingt ans. Que pensez-vous de la décision de la Ville de Paris de saisir l’AdlC sur une position dominante ? D. A : Il s’agit de commerce de proximité et de deux groupes de distribution en lien avec des commerces indépendants, sous statut auparavant de commerçants isolés et dont l’horizon économique est désormais contraint : soit ils signent un contrat d’affiliation ou de franchise avec des groupes de la grande distribution, soit ils affrontent la très forte concurrence de ces réseaux mixtes, et sont alors menacés de disparaître. Propos recueillis par J. W.-A.

Jean Watin-Augouard

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