Bulletins de l'Ilec

De la méthode - Numéro 422

01/09/2011

Qu’elle nous guette au prochain virage ou attende poliment une ultime peur fin de siècle, la catastrophe a ceci de constant que nous ne sommes pas équipés pour l’anticiper. L’animal pensant, enclin à penser faux, est d’une faiblesse de pensée insigne à l’abord du pire. Avec son Cygne Noir, Nassim Nicholas Taleb en éclaire les raisons.

Qu’elle nous guette au prochain virage ou attende poliment une ultime peur fin de siècle, la catastrophe a ceci de constant que nous ne sommes pas équipés pour l’anticiper. L’animal pensant, enclin à penser faux, est d’une faiblesse de pensée insigne à l’abord du pire. Avec son Cygne Noir, Nassim Nicholas Taleb en éclaire les raisons. Dans son essai publié en traduction française en 20081, Nassim Nicholas Taleb, fils de la mondialisation, grandi dans un Liban en guerre entre plusieurs langues et confessions, mûri dans les salles de marché d’outre-Atlantique et épanoui dans le quant-à-soi de l’empirisme sceptique, recense les ressorts de la cécité devant « l’imprévisible » et sa « puissance ». Cette cécité est selon lui aussi bien académique que populaire ou journalistique. Elle tient à l’incapacité d’admettre que « notre monde est dominé par l’extrême, l’inconnu et le très improbable »2. L’imperium de l’extrême, ou comme il l’appelle, de « l’Extremistan » et de ses terres périlleuses (où les effets de l’imprévisible sont sans limite, « scalables »), nous demeure invisible tant que nous nous en tenons aux habitudes mentales du « Médiocristan » (où les effets de l’imprévisible, comme les risques de gains ou de pertes d’un casino, s’inscrivent dans une échelle mesurable). L’occurrence des événements rares ne peut pas être estimée sur une base empirique, du fait justement de leur rareté. Belle métaphore et belle homophonie, le « Cygne » de Nassim Nicholas Taleb n’est pas « signe » de la catastrophe, il est une modalité de la catastrophe. Est « Cygne Noir » un « événement qui présente les trois caractéristiques suivantes : premièrement il s’agit d’une aberration (…) rien dans le passé n’indique de façon convaincante qu’il ait des chances de se produire. Deuxièmement, son impact est extrêmement fort. Troisièmement, en dépit de son statut d’aberration, notre nature humaine nous pousse à élaborer après coup des explications concernant sa survenue, le rendant ainsi explicable et prévisible »3. La « plausibilité rétrospective » des événements nous « incite à oublier [leur] rareté et [leur] probabilité »4, ce qui nous rend aveugles à l’éventualité d’événements dont nous ne pouvons imaginer les causes. L’auteur illustre son propos avec les krachs boursiers et la chute des empires (il y rattachera aussi les révolutions tunisienne et égyptienne de janvier-février 2011), le naufrage du Titanic ou l’abattage de la dinde de Noël (du point de vue de la dinde). Le Cygne Noir s’entend aussi bien d’un événement heureux que d’un cataclysme. Il inclut le gain colossal résultant d’une opération spéculative ou le succès de librairie d’un éditeur sans moyens. Ce qui distingue le Cygne Noir positif du Cygne Noir négatif est qu’il suscite à l’inverse une attente infinie, comme l’ennemi désiré du Désert des Tartares. « NNT », selon l’acronyme dont Nassim Nicholas Taleb use pour se mettre en scène, n’est pas un prophète de la catastrophe. Il ne prétend à rien d’autre que d’être un praticien de l’incertitude, contrée immense dont il a arpenté les marches. Peu lui importe, sous l’aspect de la méthode, que l’incertitude produise le meilleur ou le pire, du moment que ni l’un ni l’autre ne soit trop facilement écarté, sous couvert de spéculations erronées coulant comme un jus tiède. Mais le pire fruit de l’incertitude, qui menace tout le monde, mérite plus d’attention que le meilleur, qui est réservé aux élus fortuits de « l’Extremistan ». A défaut de servir de réservoir de martingales pour le loto, le Cygne Noir est un genre de bréviaire, qui indique « comment éviter de traverser la rue les yeux bandés »5. En s’intéressant au hasard – ou au fortuit – pour lui-même, indépendamment des questions de prédictibilité des événements attachées à telle ou telle discipline, NNT s’est avisé de l’universalité de l’erreur, derrière l’autorité des expertises et des spécialités. La recension qu’il en donne est si distrayante à la lecture qu’il faut une relecture pour commencer à rire jaune, et à mesurer l’étendue des dégâts. Comment sous-estimer un événement rare (ou en surestimer d’autres), et s’aveugler le plus sûrement devant la catastrophe ? Les moyens recensés par NNT sont divers : en lisant chaque matin le journal, en professant l’économie néo-classique, la théorie du portefeuille ou la modélisation mathématique appliquée aux marchés, en s’inscrivant à un MBA, en croyant tirer des leçons de l’Histoire, en cultivant l’esprit de sérieux, en se gobergeant d’écarts types et en fondant des prévisions sur des courbes de Gauss, en spéculant « toutes choses égales par ailleurs », en croyant platoniquement à la réalité des catégories, en transposant la théorie des jeux ou la physique des particules dans la vie quotidienne, en enrobant nos supputations dans la logorrhée d’un tableur « ou pire encore, dans une présentation PowerPoint »6, liste non limitative. Au plus près de la méthode, NNT relève parmi ces séductions qui nous aveuglent « l’erreur de confirmation », qui prend l’absence de preuve du pire pour la preuve que le pire n’advient pas, et conduit à penser qu’une chose est improbable au motif qu’elle n’est pas advenue. S’y ajoutent « l’erreur de narration » et l’illusion de la causalité, le besoin trompeur d’attribuer une forme ou un lien logique à des choix incohérents ou à des événements incompréhensibles. En 1986, le sociologue allemand Ulrich Beck7 opposait déjà des considérations de méthode au principe de causalité appliqué à l’anticipation des risques : « A mesure que l’on affine les critères de qualité du discours scientifique, et que l’on élève la barre des exigences, on observe une diminution du cercle des risques reconnus et une accumulation des risques non reconnus. »8 NNT va plus loin en récusant, au-delà du discours scientifique, l’inclination à réduire, à simplifier le chaos par la narration, à quoi se ramène l’essentiel de ce que nous appelons connaissance (« Le Cygne Noir est ce qu’on laisse de côté quand on essaie de simplifier »9. Notre nature, qui nous porte à croire au meilleur et à éviter de penser au pire, nous abuse dans le même sens que « l’illusion de stabilité »10, qui « amenuise la perception des risques encourus dans le passé », et nous conduit à « sous-estimer rétrospectivement les risques réels » de ce passé, du seul fait que nous y avons survécu, ceux qui n’ont pas eu cette chance n’étant pas là pour attester le contraire. Nous sommes les survivants des « taux d’exposition moyens » qu’Ulrich Beck dénonçait dans le domaine des toxiques11, en même temps qu’il vitupérait l’illusionnisme des « taux d’exposition maximale acceptables » brandis par les experts et la non-prise en considération de la combinaison des risques. Comme avec ça nous portons les œillères de nos labours professionnels qui font de nous des « polards » intellectuels, et que nous jugeons des risques comme des chances à la roulette, soit toutes choses égales par ailleurs, en tournant le dos à la vraie vie12, nous revêtons la parfaite panoplie pour nous égarer. Comme l’auteur, le lecteur se consolera de tant d’impérities avec Montaigne et Cicéron, avec Frédéric Bastiat, Karl Popper et Benoît Mandelbrot, ou encore avec le chauffeur de taxi de Beyrouth qui en sait plus que les ministres sur l’issue de la guerre13. Il s’armera d’« humilité épistémique » (conscience de l’ignorance)14. L’actualité récente n’a que trop illustré le manque d’humilité qui prévaut parmi les puissants et les sachants. Comme le relève ailleurs15 NNT, à propos de Fukushima, le risque d’un accident fatal était tenu par la Commission japonaise du nucléaire pour négligeable, puisque voisin d’une occurrence par million d’années. « Il est irresponsable de discourir sur les petites probabilités et d’inciter les gens à se fonder sur elles », accuse NNT, qui rejoint par là ce qu’après Tchernobyl écrivait Ulrich Beck : le fond du problème ne tient pas aux « estimations de risques quantifiables » mais au « potentiel de la catastrophe »16. Avec NNT, le propos s’étend à la catastrophe financière : régulation ou pas, du fait de la « concentration accrue des banques », « nous allons avoir moins de crises, mais elles seront plus graves »17. Les tests de résistance, qu’il s’agisse des banques ou des centrales nucléaires, ne passeraient pas l’examen du scepticisme empirique prôné par NNT. Dans ces domaines, la machine intellectuelle à exclure les Cygnes Noirs – autrement dit à « parier contre » eux – l’emporte contre toute prudence. Rétrospectivement, elle recycle Lehmann Brothers et Fukushima en confirmations que de tels événements ne sont pas appelés à se produire. Les commentaires entourant la catastrophe de Fukushima, advenue au pays de la maîtrise technique par excellence, ont montré que la parabole du Cygne Noir n’avait pas pénétré les esprits savants ou autorisés. L’explication rétrospective du désastre a bientôt revêtu la force de l’évidence : les Japonais étaient bien fous de construire une centrale nucléaire si près de leur côte orientale ; nul doute qu’un peuple assez ingénieux pour avoir adapté son architecture au risque sismique aura conclu à la nécessité de tirer la leçon et de déplacer vers l’intérieur ses centrales de cent kilomètres, etc18. La catastrophe, dans l’optique rétrospective, devient facteur de progrès. Les égarements contre lesquels l’auteur du Cygne Noir essaie de prévenir les esprits sont de ceux qui empêchent de parer au risque en s’aveuglant de prévisions. Se fonder sur l’imprévisibilité de la catastrophe pour en prévenir l’avènement serait préférable. Le précepte est toutefois de pratique incertaine à qui n’est pas bon connaisseur d’un domaine de risque. Car si les spécialistes ne sont pas plus armés pour la prévision que les profanes, ils sont a priori plus à même de mesurer le potentiel de risque. C’est d’ailleurs bien ce que fait NNT, en plus de passer en revue les aberrations de la prévision financière : il évalue l’ampleur de la catastrophe à venir, dans un domaine dont il a éprouvé l’exposition au risque ; où, comme tous les courtiers de haut vol, il a pu être un acteur du risque. S’il assure que son empirisme sceptique est une « tournure d’esprit » aisément transposable, la pensée de NNT se focalise sur le moment de la prise de décision. Or la plupart des gens, dans leur vie quotidienne (même si, à l’instar des accidents domestiques, des catastrophes peuvent les toucher par le fait de microdécisions plus ou moins conscientes), sont en situation de répétition, plus souvent que dans celle de décider de quelque chose. La prise en considération d’un Cygne Noir maléfique, pour eux, n’est alors pas en jeu. Le pauvre palmipède est noyé dans le grand bain des peurs multiples et réitérées, devant les risques sanitaires, écologiques voire économiques qui échappent à la décision du tout-venant. Et cette peur démultipliée, observait Ulrich Beck, lecteur de Hans Jonas, mène à un « totalitarisme légitime de la prévention »19 des situations à risques. L’inventaire dressé par NNT ne devrait pas nous rassurer à cet égard, car la prévention autoritaire, comme les totalitarismes d’hier, se signale par le grand usage de tous les biais altérant le jugement devant l’imprévisible : manie causale, négligence des effets induits, foi de charbonnier dans les statistiques, goût des moyennes, hypostase des catégories… Suffira-t-il d’abandonner la lecture des journaux et leur « information toxique » décriée par Nassim Nicholas Taleb pour s’extraire du bruit ambiant ? Ce bruit, celui de la prolifération du risque dans un monde où, comme l’écrit Ulrich Beck, l’échange des risques s’est substitué à l’échange marchand, où les risques se font concurrence dans les consciences et dans la prise de décision, n’a pas fini d’obscurcir l’entendement. Il vaudra en tout cas mieux garder à l’esprit la formule que Montaigne emprunte à Pline – « Il n’est rien de certain que l’incertitude »20 – que son antithèse où se hasarda Pierre Dac21. Vraiment, ce n’est plus le temps de rire. François Ehrard 1. Le Cygne Noir, Les Belles Lettres, première publication en anglais en 2007, s’ouvre sur ces mots : « Avant la découverte de l’Australie, l’Ancien Monde était convaincu que tous les cygnes sans exception étaient blancs… » 2. Ibidem p. 22. 3. Ibidem p. 10. 4. Ibidem p. 35. 5. Ibidem p. 82. 6. Ibidem p. 214. 7. La Société du risque, « Champs » Flammarion. 8. Ibidem p. 113. 9. N. N. Taleb, op. cit. p. 107. 10. Ibidem p. 160. 11. Op. cit. p. 121. 12. N. N. Taleb, op. cit. p. 177. 13. Le « journalisme d’hôtel », que NNT épingle en passant, doit toutefois un peu de sa fortification à ce qui se dit dans les voitures à compteur. 14. Op. cit. p. 253. 15. In Philosophical Notebook, sur le site de l’auteur, www.fooledbyrandomness.com. 16. U. Beck, op. cit. p. 54. 17. N. N. Taleb, op. cit. p. 294. 18. Ainsi Foreign Policy, mars 2011 : « Des réacteurs dernière génération, munis de systèmes de sécurité améliorés, n’auraient sûrement pas connu le même sort que ceux de Fukushima Dai-ichi, qui avaient quarante ans » (trad. Slate.fr). 19. U. Beck, op. cit. p. 145. 20. Essais, Bibliothèque de la Pléiade, p. 595. 21. « Rien n’est moins sûr que l’incertain. »

François Ehrard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.