Bulletins de l'Ilec

L’apocalypse comme solution - Numéro 423

01/10/2011

Pour le René Girard d’Achever Clausewitz, l’apocalypse ne relève pas de la métaphore mais de la réalité présente.

« Deux guerres mondiales, l’invention de la bombe atomique, plusieurs génocides, une catastrophe écologique imminente n’auront pas suffi à convaincre l’humanité et les chrétiens en premier lieu, que les textes apocalyptiques, même s’ils n’avaient aucune valeur prédictive, concernaient le désastre en cours. »1 Puissante assertion, toutefois incompréhensible a priori, sortie du contexte de la pensée de René Girard. Son premier ouvrage, Mensonge romantique et Vérité romanesque, paru en 1961, jette les bases de la théorie que toute sa vie il a perfectionnée, celle du désir mimétique. Le héros romantique croit à la singularité de son moi dont il pleure la mortelle blessure reçue au cœur. Or il s’agit là d’une illusion, mieux encore d’un mensonge. Car le moi, comme en-soi pur de toute altérité, n’existe pas. L’homme (ici le sujet) est un animal social dont le désir de quelque chose ou de quelqu’un (l’objet) procède toujours du désir d’un autre (le médiateur). Si ce dernier est hors d’atteinte du sujet (médiation externe), il ne provoque pas chez lui de jalousie. Le sujet expérimente, vis-à-vis du médiateur, une sorte de fantasme heureux. C’est le cas de Don Quichotte (le chevalier pour de faux) par rapport à Amadis de Gaule (le chevalier pour de vrai). Au contraire, lorsque le médiateur est accessible au sujet, il se transforme en obstacle, dont la résistance détermine le prix de l’objet. Que le médiateur, versatile, se désintéresse de l’objet, et celui-ci perd toute valeur. Qu’au contraire il s’accroche, et le prix de la chose s’envole : le conflit mimétique devient inévitable. L’archétype du triangle infernal du désir est décrit avec une précision chirurgicale dans l’Eternel Mari de Dostoïevski. Veltchaninov, un séducteur sur le retour, poursuivi par le mari d’une des ses anciennes maîtresses par lui oubliée, a besoin de la caution in actu de celui qu’il tient pour un Don Juan, afin de se convaincre que sa femme vaut le prix qu’il lui accorde. Conduite parfaitement masochiste qui confirme la supériorité du médiateur. Mais voici que, ruse de la dialectique mimétique, l’éternel mari se met en grands frais à l’occasion des obsèques d’un autre amant de sa femme, insinuant par là à Veltchaninov qu’il n’est peut-être pas l’amant absolu qu’il pense. Si bien que le défunt devient à son tour l’objet d’une rivalité mimétique suggérée, où les rôles entre le trompeur et le trompé pourraient s’inverser. Tout revient dans l’ordre, toutefois, quand l’éternel mari conclut une nouvelle union. Comme pour être plus sûr du résultat, il expose Veltchaninov à la tentation de ce que les juristes appellent la répétition de l’indu, le médiateur ayant recouvré son statut de modèle et d’obstacle. La violence et son déni Au fil des ouvrages, René Girard va étendre la dialectique du désir jusqu’à la constituer en théorie générale du mimétisme. Il sera conduit à réfuter les sciences humaines de son temps, déboulonnant les statues de Marx, Freud et Lévi-Strauss, coupables à ses yeux d’avoir forgé des concepts ad hoc, là où le mimétisme suffit, par sa seule puissance, à expliquer les comportements individuels et collectifs. Le passage de l’un au collectif, précisément, est réalisé dans la Violence et le Sacré (1972). La mythologie, en particulier les grands textes de la tragédie grecque, ceux de la Bible aussi, nouvelle venue dans l’univers girardien, servent de matière première. Le mimétisme, c’est acquis, conduit au conflit. Or la violence exercée contre un innocent – par définition toute victime est innocente – appelle la vengeance, à titre de réciprocité. De fil en aiguille, de talion en vendetta, toute la communauté menace d’être emportée par l’affrontement incontrôlable du tous contre tous, lorsque les acteurs sont devenus les doubles indifférenciés les uns des autres, possédés par la transe du même désir. C’en serait fait du corps social si la rage du tous contre tous n’était transférée en furie du tous contre un, coupable unique chargé des péchés du groupe : le bouc émissaire dont René Girard trouve l’origine dans la Bible, du bouc chargé des péchés d’Israël chassé dans le désert (Lv. xvi, 7-10) au Christ, l’Agneau de Dieu, mais aussi dans la tradition grecque (le pharmakos) ou dans la tragédie (Œdipe roi de Sophocle). La violence collective une fois affectée à un seul, le conflit mimétique trouve sa résolution pacifique dans le sacrifice de celui-ci. La victime émissaire est à la fois responsable de la crise – ayant été chargée des péchés de la communauté – et auteur de l’apaisement du conflit, raison pour laquelle elle est déifiée, en tant que maître du bien et du mal. Ainsi apparaît le religieux, pierre angulaire de toute société humaine dont il contient (dans les deux sens du terme) la violence par la répétition rituelle du sacrifice initial et le jeu complexe des interdits. Mais les sociétés ne veulent pas le savoir, refusant d’avoir à reconnaître que leur paix précaire repose sur le meurtre fondateur : « Nous affirmons donc que le religieux a le mécanisme de la victime émissaire pour objet ; sa fonction est de permettre ou de renouveler les effets de ce mécanisme, c’est-à-dire de maintenir la violence hors de la communauté »2. Parvenu à ce stade, l’auteur a reconstruit les sciences de la psyché et les sciences humaines. Il ne lui reste qu’à reconstruire à sa façon le christianisme, après s’être converti au catholicisme, auquel il est parvenu par la voie exclusive de la raison, ce que tant les dévots que les rationalistes ne manquent pas de lui reprocher. Sortie du sacré, déchaînement de la violence Tel est l’objet des Choses cachées depuis la fondation du Monde (1978). L’efficacité du mécanisme de la victime émissaire repose sur une double tromperie. La première est celle de la foule unanime qui doit croire à la culpabilité du bouc émissaire, à ses yeux porteur de tous les péchés de la communauté, effacés avec la victime expiatoire. La seconde, subsidiaire, est le sentiment de culpabilité de la victime elle-même. La méconnaissance de l’arbitraire dans le choix de la victime est la condition même de l’efficacité du religieux dans la contention de la violence. Par l’accomplissement minutieux du rituel, l’officiant sent qu’il accomplit des gestes graves et même dangereux, mais il doit ignorer qu’il répète le meurtre fondateur. C’est à ce stade qu’intervient le christianisme, religion de la sortie du religieux. Le Christ n’est pas une victime comme les autres, car il ne fait pas l’unanimité contre lui et surtout il n’est coupable de rien. Après la Passion, qui est le sacrifice non pas du coupable mais de l’innocent, le mensonge du sacré éclate. La violence dissimulée est exposée au grand jour. Le religieux archaïque ne peut plus ni la cacher, ni par conséquent la contenir. C’est pourquoi le Christ a affirmé, lui le très doux, l’Agneau de Dieu : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur terre. Je ne suis pas venu vous apporter la paix, mais l’épée… » (Mt x, 34-36 et Lc xii, 49-53). En démonétisant, par son sacrifice, le religieux archaïque, le Christ n’a laissé d’autre choix aux hommes que de renoncer comme lui à la violence, d’opérer une metanoïa, ou d’aller de guerres totales en génocides, avec de plus en plus d’efficacité dans l’horreur, à mesure du perfectionnement des techniques militaires. Dans la suite de son œuvre, René Girard approfondit ce qui peut apparaître comme une théodicée au noir : défense et illustration de la révélation chrétienne dans le Bouc-Emissaire (1982), exégèse typologique du livre de Job dans la Route antique des hommes pervers (1985), apologétique assumée dans Je vois tomber Satan comme l’éclair (1999), où il ose : « Le présent livre constitue en dernier ressort ce qu’on appelait naguère une apologétique du christianisme. Loin de dissimuler cet aspect, je le revendique sans hésiter »3. La référence à Matthieu (x, 34-36) n’est pas anecdotique mais fondatrice : le monde qui ne peut plus compter sur le secours du sacré pour endiguer la violence est livré sans défense efficace aux assauts de plus en plus furieux de celle-ci, jusqu’à l’apocalypse, thème du dernier ouvrage de René Girard4. Dans ce livre d’entretiens, il pousse à l’extrême une de ses qualités de lecteur qui consiste à faire dire aux textes, aussi intimidants soient-ils – Shakespeare, Dostoïevski, Dante, mais aussi les Psaumes, les Prophètes ou les Evangiles –, ce qu’ils doivent énoncer pour la justesse de la démonstration, à défaut de quoi ils sont allégés (le Livre de Job), épurés (les écrits de Freud) ou retournés (Euripide). Pour ce qui est du fameux De la guerre de Carl von Clausewitz, il s’agit d’achever le texte que son auteur, effrayé par ce qu’il esquissait, aurait laissé en plan, avec la bénédiction postérieure de Raymond Aron, trop épris des Lumières pour comprendre le sulfureux génie du théoricien de la guerre-en-tant-que-pur-concept. Autonomie de la technique, autonomie de la violence Grâce à Clausewitz la théorie mimétique, qui avait déjà détricoté la psychanalyse, l’anthropologie et le christianisme comme religion, s’attache à révéler rien de moins que le sens de l’histoire, entre théodicée avortée et apocalyptique annoncée, remarque faite que ce dernier substantif, en grec, signifie révélation. Selon Girard, Clausewitz est actuel en ce qu’il oblige à ouvrir les yeux sur la radicalité de la violence, affranchie désormais des bornes imposées par les religions archaïques dévitalisées, d’autant plus redoutable qu’occultée par le rationalisme des Lumières. La guerre est pour le théoricien prussien un duel à mort mené à plus vaste échelle, où il s’agit d’abattre l’adversaire et, sans bonté d’âme, de le contraindre à exécuter la volonté du vainqueur. L’intelligence doit servir et non maîtriser la force. C’est un mode radical du conflit mimétique, guidé par le principe d’action réciproque, où chacun fait la loi de l’autre. La guerre doit aller aux extrêmes pour coïncider avec son concept. Seule la guerre totale satisfait à cette logique implacable, lorsque les moyens guerriers dominent les fins politiques. Dans ce cas, René Girard n’hésite pas à renverser la formule selon laquelle « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». « Achever Clausewitz » revient à affirmer le primat de la violence en énonçant que « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens ». En fait un repli provisoire, en attendant la prochaine crise. Telle serait la véritable pensée autocensurée du maître prussien. L’histoire du xxe siècle s’est chargée de confirmer l’intuition de Clausewitz-achevé. Avec la mobilisation générale, les guerres sont devenues pleinement réciproques. La violence échappe au contrôle. Elle acquiert une autonomie, comme la technique chez Heidegger. L’apocalypse devient la forme plausible de l’adéquation du concept au réel, en raison de l’hubris de rivaux mimétiques pourvus de moyens de destruction massive, alors même qu’il n’existe plus d’exutoire sacrificiel à portée de la main. L’humanité, mais aussi la Terre, voire toute forme de vie sont en péril. A une question qui lui est posée sur la « résolution sacrificielle », Girard n’exclut pas qu’elle « coïncide avec la disparition de l’humanité elle-même ». « Oui, ajoute-t-il, c’est une possibilité. »5 Schématiquement, les choses peuvent être ainsi résumées : Mimétisme → double obstacle → reflet mimétique → tous contre tous (indifférenciation) → tous contre un (sacrifice du bouc émissaire) → résolution de la crise (méconnaissance) → divinisation de la victime émissaire v religion archaïque → rituels et interdits → contention de la violence par le sacré → innocence de la victime en Christ le très saint → mise au grand jour de la violence du sacré → sortie du religieux → augmentation incontrôlable de la violence → montée aux extrêmes → Apocalypse i.e. Révélation → soit parousie catastrophique dans la violence déchaînée, soit parousie sainte dans la renonciation à la violence en Christ. La pensée de l’apocalypse chez René Girard, en relation avec la parousie (le retour en gloire du Christ pour juger les vivants et les morts) et l’eschatologie (le salut aux temps derniers de l’Eglise, en butte aux persécutions finales menées par l’Antichrist) est d’une grande complexité. En donner une synthèse ne va pas sans risque. Il semble nécessaire de partir du constat initial selon lequel la réussite du Christ est son échec terrestre, toutefois couronné de succès dans la perspective du Royaume. La réussite tient au fait que le Christ est la victime pure et sans tache, parfaitement innocente, contre laquelle se déchaîne la furie sacrificielle, qui, ce faisant, se désigne comme expression de la violence arbitraire et non comme signe de son abolition. Il faut que le Christ soit sacrifié pour dénoncer, par son silence, la sombre mascarade de l’immolation du bouc émissaire. Imparable succès au regard de la vérité, le sacrifice de l’Agneau est un spectaculaire échec aux yeux du religieux, qui ne veut, ne peut pas entendre la Révélation, attaché à répéter sans fin le cycle de la violence qu’il tient pour fondateur de la seule forme de paix praticable en ce bas monde (la guerre « juste »). Cet échec du christianisme historique, le Christ l’avait prévu, comme il apparaît en Mt. xxiv (proche de Mc xiii et Lc xvii), cité par René Girard : « Alors on vous livrera aux tourments et on vous tuera ; vous serez haïs de toutes sortes de nations à cause de mon nom. Et alors beaucoup succomberont ; ce seront des trahisons et des haines intestines. » Les apocalypses, celles contenues dans les prophètes (Malachie, Daniel), celles des synoptiques, de Jean et de Paul, véhiculent le même message : l’eschaton (le salut) viendra à l’Eglise, comme il en fut avec le Christ, au terme non d’une extase de gloire, mais d’une entase dans la kénose (l’abaissement, la persécution, la souffrance). La Jérusalem céleste célébrée par Isaïe est l’envers exact de la Jérusalem terrestre, cité du martyr perpétuel. René Girard de conclure : « Personne ne veut donc voir et comprendre que le “retour” du Christ [i.e. la parousie], dans la logique implacable de l’apocalypse, ne fait qu’un avec la fin du monde. » Et puisqu’il veut bien revenir sur terre à l’intention des incrédules, il ajoute : « Les hommes, contrairement à ce que voulait croire Hegel [la philosophie de l’Esprit], non seulement ne tombent pas dans les bras les uns des autres, mais sont devenus capables de détruire l’univers. »6 D. G. 1. René Girard, Achever Clausewitz, Carnets Nord, 2007, p.11. 2. René Girard, La Violence et le Sacré, Pluriel, p. 140. 3. René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset, 1999. 4. Achever Clausewitz. 5. Ibidem. p. 56. 6. Ibidem. p. 191.

D.G.

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