Bulletins de l'Ilec

Ménages producteurs, ménages consommateurs - Numéro 425

01/01/2012

Par Nicolas de Bremond d’Ars, sociologue (CEIFR, Ecole des hautes études en sciences sociales)

Qui examine la façon dont toute société humaine est structurée envisage nécessairement l’unité sociale constituée par la famille. Diverses configurations coexistent dans les sociétés, elles sont toutes organisées autour de la prise en charge, passée, présente ou à venir, de l’enfantement. Une famille est une unité économique qui mutualise certaines productions et consommations en vue de sa reproduction. Que se passe-t-il si les conditions sociales rendent superflue la mutualisation ? Si les services offerts sur le marché concurrencent les productions internes au ménage ? Développer ce point, pour mettre au jour les évolutions en France depuis plus de cinquante ans, permet de comprendre ce qu’est devenu, idéalement parlant, le couple familial, plus spécifiquement le ménage avec enfants, car les conditions de vie des enfants influencent la reproduction des modes de vie sur plus d’une génération. Le ménage, selon les données traditionnelles, se forme en vue de l’entraide mutuelle et de l’accueil des enfants. Cela se traduit par la minoration d’un certain nombre de coûts et par la production de divers biens et services. Le premier point est toujours inscrit dans le droit et les faits : le divorce se conclut habituellement sur une transaction financière de pension versée. Quant au second, il est battu en brèche depuis plusieurs décennies par les nouvelles pratiques sociales. La diminution de coûts se mesure par exemple à propos des frais de logement : vivre ensemble coûte proportionnellement moins cher que vivre sous deux toits séparés. Le système fiscal, jusqu’il y a peu, favorisait le ménage en réduisant les impôts payés (à l’exception des pensions de retraite, qui sont réduites en cas de cohabitation). La production commune de biens et services concerne au premier chef les enfants et tous les besoins qui leur sont associés : nourriture, entretien des corps (soins), des vêtements (lessive), des esprits (éducation, culture). Lorsqu’il n’y a pas d’enfants, cette production (cuisine, linge, bricolage) concerne les deux époux (ou partenaires). Il est donc possible de décrire le ménage à partir de ses consommations et productions, pour tenter de saisir ce qui le constitue dans la durée. Impact de l’État-providence De ce point de vue, on pourrait décrire la transformation des ménages, en France, comme un processus d’externalisation continue (mais non linéaire) de la production des biens et services. Externalisation qui induit une mutation du sens que le ménage peut donner à son fonctionnement et à sa raison d’être. Deux modalités sont possibles, pour cette externalisation : d’une part une prise en charge financière des services que le ménage pourrait assurer par sa propre production ; d’autre part la mise en place de services en-dehors de la sphère domestique. Avec l’installation de l’Etat-providence, ou Etat social, la collectivité s’est peu à peu préoccupée de fournir une assistance à la vie du ménage. Les allocations familiales, d’abord, ont visé à favoriser la naissance des enfants, en diminuant les coûts induits par leur prise en charge matérielle. Les déductions fiscales pour l’embauche de personnes à domicile, si elles favorisent en premier lieu les personnes dépendantes, n’en sont pas moins utiles aux familles pour pallier l’incompatibilité des horaires de travail des parents avec les horaires des enfants. Plus récemment, les « primes de rentrée » en septembre et les subventions aux manuels scolaires ont complété la prise en charge des frais occasionnés par les enfants. L’extension des services d’enseignement a permis la présence plus durable des enfants au sein du foyer : avec la scolarisation obligatoire au-delà de la puberté, les enfants ne deviennent plus immédiatement des producteurs (entrée en apprentissage ou vie professionnelle), tout en étant occupés hors du foyer. Corollairement, les enfants continuent à consommer des biens et services sans fournir d’équivalent productif. Aux services d’enseignement se sont ajoutés, progressivement, des services de garderie – il est possible d’envisager les classes maternelles comme une externalisation des soins à la petite enfance –, et dans les années récentes s’est développée la prise en charge extrascolaire par des sociétés de services privées (suivi et soutien aux travaux scolaires). Il n’est pas utile ici d’évoquer celle, beaucoup plus ancienne, des congés scolaires sous la forme des camps de vacances et autres séjours organisés. Ils trouvent leur prolongement dans les formules « clubs », qui offrent des services ajustés aux clients et dispensent les parents d’assurer la dimension ludique des congés familiaux. Il faut également tenir compte de la prise en charge des coûts de sortie du ménage. Puisque le ménage est avantagé de facto pour le logement, on crée une compensation sous la forme de l’allocation logement. L’ancienne API (allocation parent isolé) jouait dans le même sens. Ainsi le retour des partenaires à une vie individuelle (ou monoparentale si les enfants sont à charge) s’effectue grâce aux services sociaux. Réduction du temps de production domestique Parmi les services assurés en interne, on a mentionné la nourriture et le linge. L’histoire du développement des produits dits blancs (cuisine et linge) a été largement effectuée. Les ménagères ont connu un raccourcissement considérable du temps consacré aux activités de lessive (machine à laver, sèche-linge) et de cuisine (robots ménagers, minuteur de cuisson). Le temps ainsi dégagé a été réaffecté au travail salarié et au divertissement (télévision et autres1). L’équipement du foyer en machines pour le linge (repassage, lessive, séchage) s’est accompagné d’un développement de services de proximité (laveries automatiques) qui a rendu parfois inutile l’équipement personnalisé. On assiste aussi à un développement concomitant des services de pressing-teinturerie avec des offres attractives pour gérer le linge quotidien (chemises repassées sur cintre)2. Dans les centres urbains, il est devenu possible, du moins aux ménages disposant de revenus suffisants, de gérer le linge hors du foyer. Il convient de mentionner aussi le développement d’une offre de services de restauration en dehors du foyer, d’abord sous la forme de la restauration collective (cantines), puis par les titres restaurant, dont les salariés peuvent bénéficier au-delà des horaires de travail3 : la voie est ouverte à la restauration hors foyer pour toute la famille. Alors que le repas de midi était emporté dans les boîtes métalliques et consommé sur le lieu de travail, il est désormais produit au dehors : le ménage n’a plus à en assurer la production. La cuisine perd une partie de son utilité besogneuse, pour se redéployer dans le « convivial » et le hors-travail. Le temps moyen consacré à la cuisine par les femmes a baissé de 1974 à 1998, de quatorze à neuf minutes par jour, sans que celui passé par les hommes augmente4. On conçoit aisément l’émergence progressive de la cuisine américaine, qui associe visibilité et réduction de l’espace occupé. A Paris, les rénovations de logements font la part belle à ce type d’aménagement. Enfin, la part des produits cuisinés dans la consommation des ménages (conserves, surgelés) augmente au détriment des préparations à réaliser soi-même. La dernière enquête Emploi du temps de l’Insee5 confirme cette tendance. Le temps passé aux activités domestiques a diminué de quinze minutes entre 1999 et 2010 pour l’ensemble des actifs, essentiellement grâce à la diminution des activités ménagères6. La population active féminine, avec ou sans emploi, a vu cette part diminuer de trente minutes, tandis qu’elle a augmenté de quatre minutes chez les hommes ayant un emploi, de sept minutes chez les inactifs et les chômeurs. Le temps consacré aux repas diminue, au profit de celui consacré aux soins du corps. Le bricolage en contrepoint ? A l’opposé de ce mouvement, on note un extraordinaire développement du bricolage : tout l’équipement de l’immobilier – mobilier en kit, décoration, plomberie, électricité. Nous sommes en présence d’un transfert de compétence des services professionnels classiques vers le ménage. Le rapatriement en interne de ces services portant sur le cadre de vie est certes un emploi de ressources propres au ménage (achats de matériaux et outillage) ; on peut cependant l’interpréter comme une minoration des dépenses, puisque la main-d’œuvre est, par définition, gratuite. Réponse à l’augmentation du coût du travail salarié dans les services ? La dimension divertissement n’est pas non plus à négliger. D’un strict point de vue financier, les ménages investissent dans leur logement, par le bricolage, pour minorer les indispensables dépenses d’entretien et d’amélioration. Pour les propriétaires de leur habitation principale ou secondaire, il s’agit d’une nouvelle production interne, rendue possible par l’économie de temps réalisée sur les autres productions, qui ont été externalisées, ainsi que par la réduction légale du temps de travail salarié (trente-cinq heures, congés légaux). Les chiffres de l’enquête Insee montrent cependant que le temps consacré à ces activités diminue depuis dix ans : de dix-huit à quatorze minutes par jour entre 1999 et 2010. Comment interpréter ces évolutions ? Les études n’ont pas encore clairement mis en évidence le lien entre les variations des prix des services et les ressources des ménages, ni l’évolution de sa signification sociale. L’environnement économique et ses diverses composantes – contexte législatif (durée du travail, salaire minimum) et politiques sociales (aide au logement, allocations parents isolés, services aux enfants) – concourent à un transfert hors foyer de la production traditionnelle. Une place importante est laissée au divertissement (consommation de biens culturels : télé, internet, vidéo, consoles de jeux). En sens opposé, le développement du bricolage, dont on peut dire simultanément qu’il est une nouvelle production du ménage, une minoration de dépenses, un divertissement supplémentaire, ou bien la constitution d’un complément d’épargne immobilière (par amélioration et entretien du logement). La dimension ludique du bricolage tend manifestement à accroître la composante « divertissement » de la production du ménage, même si elle s’opère au prix d’une nouvelle production. Une nouvelle « familiarité » Sous cet angle, la vie interne du ménage a connu un basculement, des services de reproduction aux services de divertissement. A quoi il conviendrait d’ajouter – mais les études font défaut pour valider cette hypothèse – la gestion de l’affectivité. Si les sondages et enquêtes semblent montrer un attachement fort et de long terme des Français aux « valeurs familiales », ou à la famille, ne serait-ce pas en raison du rôle de refuge des affects dont elle est censée être porteuse ? Cette configuration sociale pourrait par conséquent être le fruit de la mutation qu’a connue le mariage, lorsqu’il est passé de l’arrangement socio-économique à la décision affective des personnes. On se marie moins pour assurer une vie adulte que par amour. Or si la nécessité matérielle (économique) agissait dans le sens d’un maintien contraint du couple dans les liens matrimoniaux, on est en droit de s’interroger sur ce qui en constitue aujourd’hui la nécessité. De la réponse à cette question dépendent les nouvelles formes juridiques déterminant la relation conjugale, ainsi que celles qui encadreront la responsabilité éducative. On prolongerait utilement cette interrogation en la faisant porter sur la figure sociale du mariage. Elle n’apparaît pas dans la comptabilité nationale, car la formule « ménage » n’exprime pas le type d’association qui lie des individus entre eux jusqu’à former une entité autonome. Le mariage ne détermine pas une figure économique, tout au plus une figure sociale. Est-il encore nécessaire ? Affecté par le divorce, puis par les reconfigurations parentales, le mariage n’a plus d’assise autre qu’affective, ludique ou culturelle (en extrapolant les tendances contemporaines). Il est en outre concurrencé par le pacs, au moins dans l’imaginaire de l’opinion (qui choisit cette formule sans en percevoir les limites contractuelles). Et l’union libre semble une solution aussi sérieuse que le mariage ou le pacs pour la mise en couple. Il se pourrait toutefois que le recul de l’Etat social réduise peu à peu les compensations financières à la dissolution du couple, remettant ainsi au premier plan la solidarité mutuelle comme fondement de la forme juridique du mariage : une enquête menée aux Etats-Unis tendrait à montrer que l’appauvrissement des ménages conduit à la fois à une plus grande production domestique et à un resserrement des liens intergénérationnels7. 1. La robotisation de la lessive dégage du temps pour une autre activité simultanée. 2. Il faut croiser les indices de consommation de « blanchisserie, pressing, laverie » en volume et en prix pour déterminer un phénomène de substitution : la consommation s’est déplacée vers le haut de gamme au détriment des textiles plus ordinaires, qui sont gérés au foyer. Le vêtement qui nécessite du soin et du temps est porté à l’extérieur, tandis que ce qui se traite aisément en machine est conservé. Les ventes de machines à coudre sont en baisse très sensible depuis les années 90 (la couture est consommatrice de temps). 3. La consommation de « cantines d’entreprise, d’établissement scolaire » est en hausse régulière. Source : Nicolas Herpin, Daniel Verger, Consommation et modes de vie en France, Paris, La Découverte, rééd. 2008. p. 56. 4. Ibidem, p. 61. 5. http://insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1377. 6. Le temps consacré aux enfants et aux adultes augmente, celui consacré aux animaux et au jardinage baisse. 7. http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2011/11/20/04016-20111120ARTFIG00236-notre-emploi-du-temps-boulverse-par-la-crise.php.

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