Bulletins de l'Ilec

L’individu au centre - Numéro 425

01/01/2012

Entretien avec François de Singly, directeur du Centre de recherches sur les liens sociaux (Cerlis, université Paris Descartes)

Parental, conjugal, fraternel… Quel est le lien qui fonctionnellement caractérise le plus le fait familial contemporain ? A-t-il connu à cet égard une mutation au cours des dernières décennies ? François de Singly : Le lien qui symbolise le mieux la famille contemporaine c’est, aussi provocateur que cela paraisse, le lien conjugal. En effet, ce qui compte le plus, c’est l’élection. Même en famille, les individus veulent être libres afin de pouvoir être eux-mêmes. Ce lien électif est, par nature, instable. D’où l’impression que les ruptures conjugales trahissent un affaiblissement de ce lien, ce qui est une erreur d’interprétation. La famille contemporaine est-elle nucléaire, ou élargie (sous une forme réticulaire de large coexistence – sinon cohabitation – des générations) ? F. S. : « La » famille contemporaine n’existe pas ! C’est justement cela qui fait son charme et son attraction. Chacun tente de créer sa famille, variable selon les moments, les cérémonies, les enjeux : à Noël ou pendant les vacances, ce n’est pas le même groupe qui se réunit. Toute famille se recompose en fonction de ce que ses membres souhaitent. A quoi sert d’abord la famille : socialisation, identité, solidarité, natalité… ? F. S. : La famille sert à trois choses principales : elle contribue à la reproduction sociale, via la mobilisation pour la réussite des enfants ; elle aide à la construction de l’identité de chacun des membres, petits ou grands ; elle joue un rôle d’amortisseur grâce à une certaine solidarité. La famille ne serait-elle qu’une unité de consommation fondée sur des liens affectifs ? F. S. : Personne ne parle comme ça de sa famille dans les entretiens. Cela doit être une définition abstraite, vue par des individus ou des organisations, en fonction de leur intérêt. C’est le contraire de la démarche de la sociologie compréhensive, qui elle cherche à comprendre le monde dans lequel vivent les individus. La télévision au moment des repas, avec ses écrans publicitaires, n’est-elle pas devenue le premier pilier de la vie familiale ? F. S. : Non, la famille n’est pas une architecture avec piliers. Ce n’est pas ainsi qu’elle fonctionne, du tout ! Cela n’interdit pas que dans certaines familles la télévision joue un rôle de réunion, mais dans d’autres, l’individualisation des équipements l’emporte. Il n’y a pas besoin de la grand-messe du Vingt-Heures pour que la famille existe. On peut inventer ses propres rituels… De « la » famille « aux » familles ? F. S. : Ce qui importe, ce n’est pas la manière de compter du point de vue démographique, c’est le style de vie familial, c’est l’ambiance qui définit la famille, notamment son caractère plus ou moins autoritaire ou libéral. Les familles peuvent être classées selon un degré plus ou moins élevé de démocratie et d’égalité entre les conjoints, et entre les parents et les enfants. Voilà où se situe le vrai pluriel du mot « famille ». La famille ne serait-elle pas plutôt l’auxiliaire de l’Etat dans sa politique de santé ou d’éducation, que l’Etat, un soutien des familles ? F. S. : Non, mais il est clair que les politiques – pas toujours en l’explicitant – ont joué un rôle décisif dans la production des familles contemporaines, l’Etat-providence a remplacé pour une part la solidarité intergénérationnelle, la scolarisation des enfants de maternelle a soutenu le travail professionnel des mères, l’allocation de parent isolé a soutenu les femmes qui voulaient se séparer. On pourrait prendre mille exemples pour montrer que l’Etat est un soutien des familles, et des membres qui la constituent. A d’autres niveaux il joue aussi, par exemple avec les droits de l’enfant. La démocratie familiale n’est possible qu’avec l’aide de l’Etat. La crise de l’Etat-providence pourrait menacer cette évolution. C’est une des inconnues des prochaines décennies. Qu’est-ce que la famille contribue le plus à transmettre ou reproduire (capital scolaire, vocation professionnelle, appartenance religieuse, rôles sexués, habitat géographique…) ? F. S. : Incontestablement, d’abord le capital culturel. L’école enregistre sans pouvoir changer ces inégalités de départ. Les probabilités d’entrée dans une grande école sont plus inégales que jamais. La démocratie intrafamiliale est le grand fait contemporain, la démocratie et l’égalité entre les familles n’est pas à l’ordre du jour, malgré les rappels mécaniques de l’inégalité des chances. Si l’égalité des chances était un vrai objectif, comme cela est déclaré, l’impôt sur l’héritage devrait être très important, or il a diminué fortement. C’est la preuve du double jeu politique : on affirme une version officielle et on fait le contraire, laissant le jeu des inégalités se poursuivre tranquillement. La fracture culturelle des digital natives n’induit-elle pas une diminution du pouvoir tutélaire des pères au profit des pairs ? F. S. : Mais le père a perdu le pouvoir avant la naissance des digital natives ! Le déclin du père et de l’obéissance au père commence dès le début du vingtième siècle. On en est seulement à une étape supplémentaire. C’est un des éléments de la démocratie intrafamiliale, soutenue avant tout par les droits des femmes et des enfants. La famille transmet-elle des valeurs ? Lesquelles : solidarité, fraternité, autorité, fidélité ? Qu’est-ce qui autorise à croire que toutes les familles ont des valeurs communes ? F. S. : Si la famille transmettait la solidarité, cela devrait être visible, ou alors les gens qui acceptent de déstabiliser le monde pour des bénéfices hors proportion, qui revendiquent des salaires démesurés n’ont pas été élevés dans de « bonnes familles ». Oui, la famille transmet, mais tout. L’égoïsme, la violence, la religion, la fraternité, l’autonomie. C’est une machine capable du pire comme du meilleur. Les politiques publiques affectent-elles fondamentalement la famille dans son évolution anthropologique ? A quoi sert un ministère ou secrétariat d’Etat à la Famille ? F. S. : Surtout à faire plaisir aux associations qui défendent « la » famille. Il est clair que la politique scolaire, par exemple, affecte bien plus la famille dans une de ses fonctions que toutes les mesures officielles des politiques familiales. L’organisation hiérarchisée à l’excès de l’école contribue à renforcer les inégalités entre les enfants, donc entre les familles. La famille est-elle encore un thème conservateur, avec une incidence sur la politique familiale, au plan fiscal par exemple ? F. S. : La famille d’aujourd’hui, avec toutes ses formes, ne fait pas plaisir aux gens qui défendent la vraie famille. Le pacs, le mariage homosexuel, la famille homoparentale, illustrent la nature neutre de la famille, ni conservatrice ni progressiste. La famille doit être le lieu où chacun peut se développer au mieux de sa nature propre. Elle n’a nul besoin d’autorité supérieure qui définirait une bonne forme a priori. En revanche, l’Etat doit contrôler, oui contrôler, si les intérêts de chacun sont respectés : il doit lutter contre les violences intrafamiliales, conjugales, contre les maltraitances familiales. C’est là une des fonctions fondamentales de l’Etat. La famille n’est-elle pas toujours réputée en crise depuis qu’elle fait l’objet des discours savants ? F. S. : La famille est en crise, comme le lien social, depuis la philosophie des Lumières ! La famille « hiérarchique » avec le père au sommet est en effet en crise, et c’est un bien. Pourquoi diable en rester toujours à une représentation totalement décalée alors que l’on peut comprendre l’aujourd’hui. Raisonner en termes de crise de la famille, c’est démontrer, pour moi, une pensée en crise. Propos recueillis par J. W.-A.

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