Bulletins de l'Ilec

Le clic et la pierre - Numéro 426

01/03/2012

Avec le « drive », ou service au volant, le commerce électronique de produits de grande consommation, qui était marginal, a trouvé un levier de croissance. Il revient du coup aux grandes surfaces en dur de se singulariser, par la dimension « servicielle » et communautaire. Entretien avec Philippe Moati, professeur d’économie à l’université Paris Diderot, cofondateur de l’Observatoire Société et Consommation

Y a-t-il réellement un mouvement de diversification des circuits de distribution de produits de grande consommation (PGC) ?

Philippe Moati : Toutes les enquêtes récentes, dont celles du Crédoc, confirment ce mouvement, qui porte non seulement sur le nombre d’enseignes mais aussi sur celui des formats. Ce phénomène est sans doute appelé à s’approfondir, dans la mesure où les formats adoptent des positionnements de plus en plus pointus, en ciblant des attentes spécifiques, liées au profil des consommateurs, aux moments, aux lieux. Ce faisant, elles sont de plus en plus complémentaires. L’appareil commercial se diversifie à mesure que nous entrons dans un commerce de précision et que les consommateurs butinent.

Les trois quarts des internautes achètent en ligne et le nombre total d’internautes en France approchant quarante millions, peut-on dire que le commerce en ligne a atteint un seuil de maturité ? Qu’en est-il dans les PGC ?

P. M. S’il reste fort, le taux de croissance commence à ralentir, ce qui est normal puisque nous sommes partis d’un niveau très bas. Pour autant, je ne pense pas que nous ayons atteint le seuil de maturité. Une enquête que j’ai dirigée au Crédoc en 2010, auprès d’un échantillon de dirigeants de réseaux du commerce alimentaire et non alimentaire, toutes tailles confondues, faisait apparaître une anticipation moyenne d’une part de 24 % du commerce de détail pour le commerce électronique en 2020. Elle était à alors de 4 %  ! De telles anticipations tendent à être des prophéties autoréalisatrices : craignant le basculement du marché vers l’internet, les acteurs du monde physique se hâtent de prendre des positions sur la Toile et, en rendant l’offre plus attrayante, y alimentent la progression des ventes. Pour les PGC, le rythme de croissance diffère, les taux de pénétration y sont les plus faibles. Avec le commerce électronique, c’est au distributeur de supporter le coût jusqu’à présent caché, dans les magasins, correspondant au moment où le consommateur-manutentionnaire prend le produit et le transporte.

Il est courant d’entendre dire que le commerce électronique des PGC est d’emblée disqualifié en termes de coûts, au regard de l’offre en magasin. Ce type de raisonnement fait l’impasse sur le potentiel d’économies d’échelle lié à l’automatisation des entrepôts, à des tournées de livraison plus efficaces de par la densification de la clientèle, voire avec l’adoption de schémas logistiques mutualisés. Le drive conduit à repenser le modèle économique, car il évite une partie des surcoûts, dont celui de la livraison au dernier kilomètre, ici pris en charge par le consommateur. Ce service au volant est surtout plus compatible que le « e-commerce » avec l’univers mental des distributeurs. Mais fondamentalement, le faible essor du commerce alimentaire en ligne est sans doute à mettre en rapport avec le fait qu’il a été jusque-là essentiellement pensé comme une transposition du magasin. Aux États-Unis, Amazon, qui vend de l’alimentaire, a réinventé le modèle économique en le fondant sur une démarche servicielle : par une formule d’abonnement, il offre à ses clients de les débarrasser du problème du ravitaillement du foyer. La fidélité forcée qu’implique l’abonnement rend possible la gratuité de la livraison et même une réduction significative du prix des produits intégrés dans la formule. Selon une étude du cabinet Asterès pour la Fevad1, le commerce électronique représentait en 2010, en France, 34 000 emplois directs, soit 1,5 % des quelque 2,2 millions d’emplois recensés par l’Insee dans le commerce de détail, mais il pesait la même année, selon le Centre for Retail Research2, 6 % des ventes en valeur de ce secteur.

Faut-il parler d’une révolution de la productivité du travail derrière la révolution commerciale ?

P. M. : C’est à prévoir. L’intensité en emploi dans le commerce électronique est moins forte qu’en magasin. Si l’on envisage, à volume constant, un transfert du magasin vers l’internet, il faut s’attendre à une réduction du volume d’emplois à l’échelle de l’ensemble du commerce de détail. On peut s’en inquiéter, eu égard à la fonction sociale du commerce, comme gros employeur de main-d’œuvre peu qualifiée un peu partout sur le territoire national. Mais rappelons-nous que, au niveau macroéconomique, ce sont les gains de productivité qui nourrissent pour l’essentiel la croissance et, au bout du compte, les créations d’emplois. Selon une étude Forrester, « c’est parce qu’ils évoquent le besoin de parler à un vendeur que 28 % des consommateurs affirment acheter en magasin même s’ils ont repéré avant les produits sur Internet ».

Les magasins les plus équipés en fonctions de vente sont-ils les plus protégés de la concurrence du commerce électronique, et les plus dépourvus de vendeurs les plus exposés ? Et la grande consommation fait-elle exception, compte tenu de la longue habitude qu’ont les consommateurs de grandes surfaces sans vendeurs ?

P. M. : Si acheter en ligne continue de se banaliser, il est légitime de se poser la question de savoir pour quelles raisons les gens se donneront encore la peine de se rendre dans les magasins. Le commerce physique doit se positionner davantage par rapport au commerce électronique, en définissant mieux ses avantages comparatifs, tels que la logique de proximité et de commodité, mais aussi la nature spécifique des liens sociaux noués dans des lieux de vie, des lieux d’expérience humaine. Ce n’est pas tant la concurrence que la complémentarité qu’il faut souligner. Un nouveau chantier s’ouvre, celui de la formation du personnel à la dimension servicielle et communautaire, celui où les hommes ne sont plus considérés comme seulement des coûts, mais comme des acteurs de la valorisation de l’enseigne, grâce aux contacts qu’ils nouent et qu’ils enrichissent avec les clients. Cela implique une révolution dans la gestion des ressources humaines, comme celle déjà engagée par les enseignes Décathlon ou Leroy Merlin, où les salariés deviennent des ambassadeurs de la marque.

L’avenir est-il à la convergence du commerce physique et du commerce en ligne ? L’alliance entre Altarea (centres commerciaux) et Rueducommerce.fr, celle entre Carrefour et Pixmania, la boutique ouverte par CDiscount à Paris, semblent l’indiquer, mais a contrario les Trois Suisses viennent d’annoncer la fermeture de leurs trente-cinq « boutiques » d’aide à la commande…

P. M. : Sur le plan stratégique, les grands acteurs du commerce physique doivent prendre position dans le commerce en ligne, mais cela n’organise pas pour autant la convergence des deux canaux. Que certains acteurs du « e-commerce » créent des boutiques pour toucher des clients non internautes relève de la même logique de diversification. La convergence implique une véritable démarche transcanal, l’hybridation, la fécondation mutuelle des segments autour de plates-formes servicielles multimodales qui placent les clients au cœur du nouveau modèle commercial. Et qui leur rend accessible une gamme étendue de services, selon des modes d’accès divers.

En Corée du Sud, Tesco teste dans le métro le premier supermarché factice : les clients scannent les codes-barres sur des photos de produits présentés sur un mur-linéaire. Ce système est-il appelé à naître un France ?

P. M. : Pourquoi pas ! Cette expérience a le mérite de souligner que, demain, nous achèterons différemment. Il y aura encore d’autres manières d’accéder aux prestations et aux produits, car pour beaucoup nous cherchons à densifier le temps. Le commerce sera ubiquitaire, non seulement pour rendre service, mais aussi pour susciter l’envie. Aller à la rencontre du consommateur, là où il est, selon des modalités adaptées au contexte, va créer de nouvelles formes de commerce. Voyez ce qui se prépare avec les panneaux d’affichage.

Comment expliquer que l’engouement pour le service au volant date d’un ou deux ans, alors que la création du premier drive (par Auchan) remonte à 2000 ?

P. M. : Cet engouement est lié aux réseaux d’indépendants, qui ont attendu qu’Auchan fasse son apprentissage, teste le modèle. Le drive arrive à un moment où la commodité est au cœur de la stratégie des enseignes, car les consommateurs sont de plus en plus nombreux à vivre les courses comme une contrainte. Parallèlement au développement des concepts urbains de commodité et de proximité (U Express, Monop’…) sont apparus les drives, qui visent en gros la même fonction, mais en zone périurbaine. Ce concept permet le commerce en ligne sans les problèmes de surcoût liés aux livraisons, et apparemment sans cannibaliser le magasin. Il réconcilie les inconciliables d’hier. Ajoutons comme autre raison à l’engouement pour ce circuit le combat concurrentiel entre les enseignes : les positions sont aujourd’hui quelque peu figées, la concurrence ne se fait plus par les ouvertures, c’est une guerre de tranchées. Le service au volant relance la guerre de mouvement, avec l’implantation de drives solo3. Les indépendants, par rapport aux groupes intégrés, ont une nouvelle carte à jouer, car leur mode de gouvernance leur permet d’agir plus vite, de repérer plus rapidement les bons emplacements et de mobiliser plus facilement le capital de leurs adhérents.

Pour les grands groupes industriels quel est l’intérêt de points de vente propres en ligne : un rôle de vitrine, de niche haut de gamme, d’essai de produits nouveaux ? Pour les marques, les boutiques physiques en propre procèdent-elles de la même démarche ?

P. M. : C’est vital pour les industriels exploitant de grandes marques, car le découpage industrie-commerce, issu du capitalisme industriel, est en voie de dépassement. L’avenir me semble devoir se structurer autrement : des « intégrateurs » au contact des clients pilotent un réseau de partenaires qui leur apportent des technologies ou des capacités de production. Aujourd’hui, le rôle d’intégrateur est dévolu aux distributeurs, mais les industriels ne doivent pas rester l’arme au pied. Si la distribution va sur le terrain de la marque, l’industrie peut aller sur celui de la distribution, et les industriels devenir intégrateurs. Si la nécessité de se doter d’un réseau physique présente des freins en termes de compétences, de coûts, d’opportunités, l’internet peut aider la marque à créer une relation marchande fondée sur le service, l’information, l’échange, la complicité. Nespresso est le cas par excellence d’un dépassement de la simple transaction commerciale vers la relation, et au final vers la possibilité de court-circuiter la distribution.

Quelles sont les limites à l’essor des circuits thématiques, comme Naturalia ou Via Italia ?

P. M. : La limite est inscrite dans la logique de segmentation du marché ; elle correspond au point où le segment visé est effectivement conquis. Le commerce de précision, par définition, ne s’adresse pas à l’ensemble du marché. Le danger est d’oublier cette vérité, et de tenter de repousser les limites du marché potentiel en affadissant le concept pour capter d’autres clientèles. C’est ce que le maxidiscompte a eu tendance à faire au cours des dernières années. Avec un succès discutable. À l’heure du commerce de précision, la croissance d’un distributeur passe par le développement d’autres concepts thématiques, et par la gestion efficace de son portefeuille de concepts.

1.www.fevad.com/espace-presse/01-2011-etude-sur-l-emploi-dans-le-e-commerce.
2. www.retailresearch.org/onlineretailing.php. 3. Non adossés à un magasin existant (NDLR).

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard.

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.