Bulletins de l'Ilec

L’essentiel encore à faire - Numéro 427

01/05/2012

La crise de 2008 a accéléré la désindustrialisation de la France, en dépit d’un certain succès des pôles de compétitivité. Pour utile qu’il soit, le « fabriqué en France » ne pourra seul enrayer le processus. En amont, la réduction de la prise de risque pour les investisseurs est centrale. Entretien avec Gilles Le Blanc, professeur d’économie à l’Ecole des mines ParisTech et chercheur en économie au Cerna

Depuis la tenue des Etats généraux de l’industrie, la désindustrialisation française vous semble-t-elle enrayée ?

Gilles Le Blanc : Les Etats généraux avaient été lancés en pleine crise, mi-2009. L’impact de cette crise a été très fort dans l’industrie et s’est traduit, au cours des années suivantes, par une dégradation des indicateurs classiques de ses performances économiques (emploi, part des exportations mondiales, solde commercial des biens). Mais le plus grave, qui marque un réel mouvement de désindustrialisation de la France, est la baisse, à partir de 2008 du poids de l’industrie dans la valeur ajoutée du pays. En dépit des difficultés affrontées par l’industrie, ce poids était en effet stable depuis 1990, autour de 15,5 % . Cela signifiait que la baisse de la valeur ajoutée industrielle en valeur était due à un effet de prix relatifs, mais que l’activité et la production se maintenaient, et même progressaient au rythme du PIB. Après la cassure de 2008, la baisse de la part de la valeur ajoutée de l’industrie en volume (13,9 % en 2010) signe un véritable processus de désindustrialisation.

La part de l’industrie dans le PIB est-elle vraiment, en France, inférieure à ce qu’elle est au Royaume-Uni ? Et par rapport à nos autres voisins, Allemagne, Italie, Espagne ?

G. Le B. : Dans ces exercices de comparaison, il faut faire attention aux références et périmètres utilisés, afin d’assurer l’homogénéité des données. La mesure par rapport au PIB revient à mêler des environnements fiscaux et comptables nationaux différents. Il est plus pertinent de regarder la part de la valeur ajoutée des branches industrielles (agroalimentaires, manufacturier, énergie) en valeur dans la valeur ajoutée totale du pays. En 2009, Eurostat l’évalue à 22 % en Allemagne, 21 % au Japon, 19 % en Italie, 18 % au Royaume-Uni, 16 % aux Etats-Unis et 14 % en France. Notre pays est donc celui qui présente, parmi les pays dits industrialisés, le poids relatif le plus faible de l’industrie dans la valeur ajoutée. Cette hiérarchie n’est cependant pas nouvelle. On l’observait déjà il y a dix ou vingt ans. Reste à bien l’interpréter. On mesure ici un poids relatif d’un groupe d’activités dans l’économie, c’est-à-dire une production mesurée par les prix. Un faible poids peut résulter de prix (et d’évolution des prix) défavorables par rapport à ce qui se passe dans le reste de l’économie (pour simplifier, les services). Pour interpréter correctement les chiffres, il faut les compléter par la mesure de la valeur ajoutée en volume, des prix, de l’emploi, de l’investissement, de l’effort en recherche-développement, et construire une représentation complète de la situation industrielle de chaque pays. Sept ans après le lancement des pôles de compétitivité, peut-on dire qu’ils ont participé à la réindustrialisation ? Leur nombre élevé est-il un frein à leur efficacité ?

G. Le B. : Les pôles ont été créés en 2005 pour redynamiser notre tissu industriel autour de trois idées : l’innovation technologique comme facteur décisif de compétitivité, la variété des acteurs (grandes et petites entreprises, laboratoires, universités) comme source d’innovation, et l’implication de PME dans des projets collaboratifs animés localement. Sept ans après, ils se sont diversifiés. Ils ont cessé d’être des ensembles homogènes centrés sur les projets collaboratifs de R&D pour inclure des dimensions de formation, de financement, d’aide à l’exportation, de marketing, évolution encouragée par le poids croissant des financements d’origine régionale. Si on s’en tient au critère de l’excellence technologique, seul un petit nombre de pôles peuvent prétendre se tenir efficacement et durablement au rang de la compétitivité mondiale. Si, en revanche, on voit les pôles comme un outil de dynamisation des tissus industriels territoriaux, chacun mettant l’accent sur les facteurs les plus critiques, alors leur nombre élevé est moins problématique : ils traitent logiquement de façon différenciée des conditions locales spécifiques. Cela exige d’eux qu’ils ne se limitent pas aux dimensions technologiques et considèrent l’ensemble des facteurs de compétitivité (financement, marques, services aux entreprises, exportation). Une fois ces clarifications effectuées, et en assumant leur inévitable hétérogénéité, les pôles peuvent continuer de jouer un rôle important dans des dynamiques locales pertinentes de réindustrialisation.

Après bien des tâtonnements, les députés ont adopté une résolution sur les critères du « fabriqué en France », le 2 février dernier : cela clôt-il à vos yeux le débat, et qu’en attendre ?

G. Le B. : Je ne crois pas que l’accent mis sur le « fabriqué en France » oriente de la meilleure façon le nécessaire débat sur les moyens d’une relance industrielle. Outre la confusion entre fabriqué et consommé, cette approche entretient une vision trop réductrice de ce que sont les sources de valeur, d’emploi, et les débouchés des activités industrielles. Elle s’accommode mal de la fragmentation des processus de production, qui rend très compliqué le calcul de la part française d’un produit, et du poids des importations dans les offres à bas prix, appelé à demeurer durablement élevé, en raison de la compétitivité des pays émergents et de la faiblesse des substituts domestiques. L’approche « fabriqué en France » se focalise sur les biens finaux et les dernières étapes de la production, alors que la valeur ajoutée se répartit tout au long de la chaîne de fabrication. Le choix d’une spécialisation dans une étape de la chaîne, en étant absent de l’assemblage, peut s’avérer très payant ; c’est le modèle de l’iPhone d’Apple. Enfin, si la reconquête d’une part de la demande domestique peut offrir un potentiel de rebond industriel, on ne peut s’affranchir des écarts de croissance entre la France et les zones émergentes, qui conduisent à chercher dans celles-ci, par l’exportation, des débouchés supplémentaires, sources d’activité et d’emploi. La démarche du « fabriqué en France » est intéressante, car elle réhabilite la dimension domestique de notre production industrielle, qui n’a pas été ou a été insuffisamment valorisée dans le passé. Elle ne peut cependant constituer le vecteur principal de la réindustrialisation.

Alors que 1 350 milliards d’euros de l’assurance-vie vont majoritairement dans la pierre, il a été question, lors des EGI, d’orienter l’épargne des Français vers l’industrie. Y a-t-il effectivement un début de réorientation des flux financiers ?

G. Le B. : Il faut distinguer les divers aspects de la question du financement des entreprises, qui est au cœur des débats sur les stratégies de réindustrialisation. L’entreprise doit disposer de fonds propres, de moyens pour investir et d’instruments indispensables à une bonne gestion (trésorerie, couverture des risques de change…). Des instruments et des acteurs différents répondent à ces trois besoins, avec une prise de risque décroissante pour l’investisseur. Pour les besoins en capitaux propres, il est tentant de se tourner vers l’épargne des ménages, massivement placée dans l’assurance-vie, soit en réorientant l’usage des fonds de celle-ci, soit en ouvrant de nouveaux supports d’épargne spéciaux (type Livret A). Cependant, l’activité industrielle est par nature risquée. S’il y a faillite, les actionnaires sont remboursés les derniers, c’est-à-dire en pratique presque jamais. Or l’épargne des ménages est d’abord une épargne de précaution (pour assurer la retraite, transmettre un patrimoine, etc.). Il semble difficile et peu acceptable de leur faire porter un niveau important de risques. Les ménages ont des moyens limités de diversification de leur épargne pour lisser les risques. Une telle approche n’est donc possible qu’en présence de véhicules et d’acteurs intermédiaires, permettant d’assurer et de réduire le risque de l’investissement en capital dans les activités industrielles. Concernant les deux autres dimensions du financement des entreprises, cela concerne en premier lieu les banques. Et dans ce domaine, la priorité devrait être donnée à un fonctionnement plus efficace et plus concurrentiel du marché bancaire, en faveur les entreprises, plutôt qu’à l’appel à l’épargne des ménages (par ailleurs contribuables).

La récente proposition de loi « relative à la simplification du droit et à l’allégement des démarches administratives » (votée en première lecture le 29 février) comprend-elle des mesures attendues par l’industrie en termes d’environnement réglementaire ?

G. Le B. : Lorsqu’il s’agit d’adaptations pertinentes et qui ne contiennent pas de vices cachés, les mesures de simplification sont bienvenues, mais elles sont souvent insuffisantes (par exemple sur les seuils d’effectifs, dont les effets pervers sont bien connus). Reste que la principale demande des industriels concerne la stabilité et la prévisibilité de l’environnement réglementaire et législatif. Les changements incessants concernant toutes les dimensions de l’activité (droit du travail, heures supplémentaires, taux de l’impôt sur les sociétés, assiette et taux du crédit d’impôt recherche, tarifs de rachat dans les énergies renouvelables…) créent de l’incertitude, qui décourage l’investissement (matériel, R&D, marketing). Or si l’investissement est au cœur des logiques industrielles, il implique toujours un certain pari, car il engage l’entreprise sur des temps longs, avec une part d’incertitude et de risque. Les évolutions réglementaires imprévisibles et continues ajoutent de l’incertitude, compliquent le calcul et les évaluations économiques, et au final limitent les actions décidées. Seuls des engagements fermes sur une durée raisonnable (par exemple un quinquennat présidentiel) permettraient de redonner confiance, en réduisant, au moins dans ce domaine, le degré d’incertitude affronté par les entreprises.

Le retour d’un ministère de l’Industrie de plein exercice vous paraît-il pertinent ?

G. Le B. : Un ministère se justifie soit par une activité régalienne de l’Etat (associée à des budgets et à des effectifs permanents), soit par la mise en œuvre d’une nouvelle action politique requérant des moyens propres et un cadre d’intervention. L’exigence industrielle proclamée par tous les candidats appuie la seconde forme de légitimité d’un ministère de l’Industrie à part entière. A condition que le champ, les objectifs et les instruments de la politique industrielle qu’il sera chargé de mettre en œuvre soient bien définis et précisés à l’avance. Les expériences passées nous ont montré qu’il fallait éviter deux écueils : être vu comme le ministère des entreprises en général, ce qui dilue la spécificité industrielle ; et manquer d’autonomie et de pouvoir relatif vis-à-vis des autres ministères (Budget, Travail, Transports, Environnement, Relations européennes), avec lesquels ce dont il traite l’oblige à bien se coordonner.

Propos recueillis par J. W.-A.

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