Bulletins de l'Ilec

Séduire pour fidéliser - Numéro 428

01/06/2012

Pendant naturel du besoin de posséder, le processus de séduction marchand use de « presque-riens » qui font sa réussite. De façon toujours plus person-nalisée en vue de succès plus durables. Entretien avec Katja Rausch, maître de conférences associé à Paris-I Panthéon Sorbonne et directeur de Karà Conseil

Katja Rausch : D’un point de vue étymologique, vendere en latin veut dire faire valoir, vanter, louer. Séduire est une action limitrophe. D’autant que dans l’action de séduire on veut se ducere, c’est-à-dire tirer, amener vers soi. Dévier, persuader, convaincre. Emotionnellement ou rationnellement. Les techniques de vente sont plus explicites encore, avec des concepts comme la PNL (programmation neurolinguistique), la méthode « Soncas » (« sécurité, orgueil, nouveauté, confort, argent, sympathie ») et autres. Comment amener quelqu’un, le consommateur tant désiré, vers mon produit, ma marque ? En 1921, C. P. Russell forge le concept « Aida » (« accroche, intérêt, désir, action »), qui deviendra l’acronyme fétiche des publicitaires et marketeurs. La séduction à but lucratif (attirer l’attention, susciter l’intérêt, provoquer le désir, mener à l’achat) semble avoir posé les bases de toute action commerciale. Qu’est-ce que séduire pour une marque ? Entre-t-il vraiment de la séduction dans notre rapport aux objets marchands, ou est-ce un abus de langage ? K. R. : Dans le Système des objets, Jean Baudrillard a posé en 1968 les principes de la relation de l’homme postmoderne aux objets. Au-delà de leur utilité, les objets ont leur propre matérialité. Ils ont un sens. Ils portent un message. Ils séduisent. Du côté des marques, les objets en tant que porteurs de sens ont leur ADN. La séduction est devenue une valeur marchande. Du marketing subliminal au marketing radical, on peut lui donner des noms comme manipulation (connotation négative) ou séduction (connotation positive). Délectons-nous que Nestlé ait réécrit le Don Juan de Tirso de Molina pour un produit de consommation courant, le café. Nespresso, avec un George Clooney plus séducteur que jamais, a redonné au café son éclat d’antan, celui du produit de luxe qu’il était au Grand Siècle. La marque a magistralement utilisé et orchestré les strates de la séduction mercatique, un discours narratif, une rhétorique de l’image puissante (au sens de Barthes), une sémantique lexicale étudiée, une scénographie « starifiante » (du produit et de l’acteur). Tout le monde a pris du grain, opération séduction réussie ! Néanmoins, pour Nestlé, la puissance de la séduction s’est rapidement avérée difficile à contrôler. Le produit a été presque cannibalisé par le séducteur Clooney : à séducteur, séducteur et demi ! S’il est vrai que la séduction fait bientôt place à la déception, une marque qui mise sur la séduction est-elle vouée à péricliter prématurément ? K. R. : « La jeunesse a un joli visage, l’âge a une belle âme. » Une marque qui ne joue que sur la séduction superficielle à court terme, en proférant des promesses insipides, commet une erreur stratégique. Au-delà d’un prix séduisant, d’une belle ambassadrice, d’un conditionnement attrayant, d’une valeur avant-gardiste, l’essentiel d’une marque se calcule toujours sur du solide. Son histoire, ses valeurs, sa technicité, sa qualité, son SAV et autres. Les consommateurs ne demandent plus seulement du « design-séduction », mais aussi du « design-sécurité ». Quand l’âme nous séduit, œuvre le « je-ne-sais-quoi » du « presque rien » (Vladimir Jankélévitch). Et le consommateur est conquis, durablement. On ne badine pas avec la séduction. N’y a-t-il pas, dans la relation marchande, plus de croyance, de besoin de croire et de faire confiance, que de séduction ou de curiosité ? K. R. : La relation marchande est une dynamique entre vouloir et avoir. Croire et faire confiance sont ses forces motrices. Dans Mythologies, Barthes évoque le « mythe du Père Noël » à propos de la publicité qui joue sur notre psyché. Personne ne croit à l’existence du Père Noël, et pourtant on se laisse séduire par le mythe. Même chose pour la publicité. On n’y croit pas et pourtant ça plaît. Coca-Cola avait très bien compris cette dynamique. Outre les valeurs familiales, judéo-chrétiennes et festives d’un Père Noël rhabillé aux couleurs de la marque, avec sa barbe blanche et son ventre dodu, la dimension mythique du saint évêque Nicolas de Myre a créé des miracles marchands. Dans ce cas, la curiosité et la séduction se trouvent à la fin de la chaîne d’assemblage. C’est le vernis final. Plutôt que séduire, les marques ne jouent-elle pas le rôle de réducteurs d’incertitude face à une information potentielle démesurée ? K. R. : La séduction comme remède au mal-être du consommateur moderne ? Une action thérapeutique pour contrecarrer le discours négationniste ambiant, pourquoi pas. Après tout, le Club Med prétend ne plus vendre des voyages mais du rêve. Renault « crée » du confort. L’Oréal de la jeunesse, Danone de la santé, et FedEx, selon son PDG Fred Smith, affirme : « We are essentially selling trust »1. Obnubiler, rassurer, distraire, la sémantique varie. L’essentiel est de proposer au consommateur un bénéfice émotionnel, qui de nos jours a souvent plus d’effet qu’un attribut de produit. Peut-on séduire sans tromper ? Le rapport de séduction marchand est-il l’apanage du secteur du luxe, des objets intrinsèquement admirables (on n’admire pas un paquet de gaufrettes) ? K. R. : La Rochefoucauld dit que la flatterie est la conséquence naturelle de la vanité d’autrui, et donc dépourvue de toute sincérité. Peu importe que le sujet soit beau ou laid, intelligent ou bête. Tout se prête à la flatterie. Tel est le verdict du moraliste. Qu’en est-il dans le monde des affaires ? Prenons la marque Audi. Sa séduction joue certes du style, mais pour compenser ce discours trop italien, Audi se recentre sur la séduction plus substantielle des valeurs : la sécurité et la technicité allemandes. Une voiture est moins admirable qu’un sac Vuitton et pourtant la séduction opère. Et les ordinateurs ? Apple a réussi à nous faire rêver d’un iPad, un appareil d’aspect banal, lourd, encombrant. Toutes les dix-huit minutes, un iPad3 était vendu à l’Apple Store de la 5e Avenue, à New York, lors de son lancement. Il séduit plus de six millions de fans dans le monde. Roberto Cavalli aussi joue la carte de la séduction avec le parfum Serpentine, le serpent étant le symbole biblique de la séduction et de la tentation. Plus que jamais c’est une question de rhétorique, de sémantique, d’argumentation et d’émotion. Toute marque cache un potentiel de séduction qui se travaille, nonobstant le produit. Il faut trouver l’angle. Comme pour un bon cocktail, une bonne formulation combinée au mix marketing peut faire des miracles. La relation marchande peut-elle se passer de séduction, de surprise ? Se fonder de façon pérenne sur l’habitude ? K. R. : S’émerveiller fait partie de la nature humaine. La surprise casse la monotonie et crée des émotions fortes. Et de nos jours la mission d’une marque est de créer des émotions. Par les mots, les images, les points de vente, l’intelligence des produits, par des histoires participatives. La séduction est plus que jamais polymorphe et multicouche. Tirer l’une ou l’autre ficelle peut avoir des conséquences magiques ou désastreuses. Levi’s s’est longtemps reposé sur son modèle 501. Puis Fubu, Diesel et autres fabricants de jeans sont arrivés en fanfare sur le marché. Sans innovations considérables, la marque mythique de denim aurait disparu. Chiche la tradition, mais vive la diversification. Kellogg’s ne s’est pas reposé sur le maïs des corn-flakes : des recettes à base de riz, les barres chocolatées aux céréales et des programmes d’alimentation ont vu le jour. Les habitudes de consommation changent, ainsi que les attentes. Le secret pour toute marque est d’activer le bon bouton de la séduction. Innovation et séduction vont de pair, elles forment la promesse de base de la marque. Le consommateur anticipe-t-il la possibilité d’être déçu au moment où il est séduit ? Ou est-il possible que, dans l’acte d’achat comme dans le coup de foudre, il exclue de se tromper (donc d’être déçu) parce qu’il est sûr du désir qu’il a de l’objet ? K. R. : Désir et déception ont plus qu’une relation allitérative. Du moment que l’émotion s’infiltre dans un acte d’achat, rien n’est sûr. L’arbre de décision d’achat d’un consommateur est multibranche tout comme un circuit de systèmes d’information. Niel Rackham2 découpe l’acte d’achat en quatre phases : la première est la phase d’idéalisation, du besoin ; la deuxième celle de la vérification ; la troisième, la contractualisation et la décision ; la dernière, celle de l’utilisation. Il va de soi que la déception peut aisément couper cette branche, à partir de la phase deux, la vérification du besoin de l’achat ou des moyens financiers. Autres sources de déception potentielle : la technicité du produit ou son utilisation. Les déceptions possibles sont plus nombreuses que les séductions initiales, mais elles ne sont pas préprogrammées. L’effet de mode autour d’une marque peut favoriser une élasticité temporelle de la déception. Le rôle de la marque est-il de produire cette certitude qui exclut la déception ? K. R. : Le rôle d’une marque est d’être intègre. La fraude, le mensonge, la manipulation découverts par le consommateur ne pardonnent pas, et à raison. Reste que vouloir contrôler le taux de déception est presque impossible. Trop de paramètres entrent en jeu, à divers stades. Cependant la marque peut minimiser le risque de déception. En restant authentique, fidèle à ses valeurs et cohérente dans son discours. Elle se doit aussi de proposer des solutions rapides à une déception potentielle, à chaque stade du cycle de vie du produit. Faut-il un manque, un état de frustration, pour qu’il y ait séduction ? Ou est-ce plutôt, à l’opposé, un sentiment de satiété et de lassitude qui prédispose à une envie de différenciation, de se laisser séduire ? K. R. : Les raisons de se laisser séduire sont aussi nombreuses que les humeurs du jour. Cependant le degré de perméabilité à la séduction est variable. Séduit par envie ou par ennui, dans les deux cas on se fait du bien. Le processus de la séduction est une réponse naturelle à notre besoin de posséder, de collectionner, de s’approvisionner, et cela à un niveau primaire. Ensuite, la séduction peut appeler au sens esthétique, moral ou culturel. Le travail des marques est d’encoder savamment leurs messages et produits afin de répondre aux desiderata les plus récents de leurs clients. On calcule usuellement le délai de mise sur le marché des produits, pourquoi ne pas se pencher aussi sur le « time to market » de la séduction ! L’hyperconsommateur n’est-il pas trop blasé pour être vraiment séduit ? K. R. : L’hyperconsommateur est facile à séduire, mais seulement en surface. Des indicateurs rapides comme le prix, le conditionnement, la nouveauté, provoquent l’effet souhaité. Mais il est loin d’être un consommateur fidèle, donc loin de la profitabilité d’une marque. Le défi des marques est de convertir un hyperconsommateur volage en client fidèle. Cependant, gare à tomber dans le piège du nombre facile façon Facebook : ces milliers de fans ne sont en rien générateurs de revenus mais plutôt un indicateur du capital de sympathie de la marque. Séduire pour séduire n’est pas rentable. Séduire pour fidéliser l’est certainement. Les moyens de la séduction marchande ont-ils beaucoup changé ? Qu’est-ce qui nous porte à ricaner de vieilles publicités et à croire les nouvelles plus subtiles ? K. R. : Les moyens sémantiques et techniques de la séduction ont radicalement changé. Parce que les codes culturels et sociétaux ont changé. Ce qui choquait jadis (une femme qui boit de la bière…) ne choque plus ; ce qui est bien vu de nos jours aurait été scandaleux. Les politiques défendent toujours leurs idéologies, mais ils le font sur Twitter et Facebook. Les NTIC ont démultiplié les moyens et formes de la séduction. Les jeunes se laissent charmer par des actions de marketing mobile, de communication narrative virale ou de placement de produit dans les jeux vidéo. La séduction se fait en temps réel et joue de la proximité. Comme les frontières entre le privé et le public s’estompent, elle s’infiltre partout. Le consommateur est réputé plus difficile à capter, il est aussi plus alerte. Avis aux créatifs ! Le marketing collaboratif serait-il une espèce de mariage de raison entre l’offre et la demande, où n’entrerait bientôt aucune séduction ni surprise ? K. R. : Coller aux desiderata du client a toujours été un impératif. Que le client se trouve au début et à la fin du processus de production a dynamisé le marché et changé la donne. Avec le client aux commandes, les marques deviennent propriétaires d’un fonds inestimable de nouvelles idées. A la technique d’améliorer, de formater, de nuancer cette demande. La surprise vient souvent d’une mise en forme réussie ou d’un produit dérivé à grand succès. Qui aurait pensé à personnaliser les M&M’s ? Narcisse était-il séduit par l’apparence qu’il savait sienne (auto-identification) ou par l’apparence qui se présentait à lui (découverte d’un autre) ? Retrouver ce que l’on cherche ou découvrir, la nuance fait la différence. L’hypersegmentation de certains marchés (leur complication résultant de l’abondance de l’offre) ne nuit-elle pas à la capacité de séduction des produits ? K. J. : La séduction étant polymorphe, la segmentation des marchés ne nuit nullement aux capacités de séduction. Au contraire, elle agit comme un catalyseur. Amazon a été le premier distributeur en ligne à systématiser l’individualisation de masse. Grâce aux NTIC, l’offre a été taillée aux mesures de chaque internaute. La vente croisée est devenue un standard, voire une attente. Des logiciels puissants et intelligents, des algorithmes astucieux et une exploration de données pertinente permettent de parfaire la séduction des objets, qui devient chirurgicale. La place croissante de la technique dans la relation marchande affecte-
t-elle la dimension de séduction entre l’offre et la demande ? K. R. : Les NTIC jouent et joueront un rôle primordial dans la relation avec le client, le mot clé étant la personnalisation de masse, réponse à une demande de plus en plus atomisée. Nombreux seront ceux qui se tourneront vers les algorithmes élaborés pour un CRM sophistiqué. Sur le « Journal » (« Timeline ») de Facebook, 850 millions de membres actifs sont analysés, segmentés, rangés en catégories, dans une mégabase de données exploitable par les annonceurs de l’entreprise de Menlo Park. La séduction ciblée et contextualisée sera complétée par une séduction virale au moyen de plates-formes comme Klout.com, qui mesure la réputation des aficionados des réseaux sociaux (à un « champion » sur Facebook ou Twitter, Klout attribue une bonne note, sur 100). Les grandes marques jouent les sirènes auprès de ces champions de la séduction et de la « viralité », pour… les séduire. L’idée du client prescripteur n’est pas nouvelle, mais la recommandation personnalisée, à cette échelle et à cette vitesse, influencera la dynamique du marché. La para-séduction virtuelle est née ! Propos recueillis par J. W.-A. 1. Fortune, mai 2012, p. 202. 2. ZDNet France, 20 mars 2012.

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