Bulletins de l'Ilec

Consommateurs élusifs - Numéro 428

01/06/2012

Aux petits jeux de la séduction marchande, nul n’est jamais pur instrument de l’autre. Confiance et séduction vont de pair plus qu’elles ne s’opposent. Entretien avec Franck Cochoy, professeur de sociologie à l’université Toulouse-II

N’y a-t-il pas, dans la relation marchande, plus de besoin de croire et de faire confiance que de séduction ou de curiosité ? Franck Cochoy : Les marques sont historiquement des opérateurs de confiance : une marque suppose un investissement sur le long terme qui est incompatible avec la fraude sur la qualité. Il est suicidaire de compromettre la réputation d’une marque si chère à établir. Aussi, cela laisse un espace important pour d’autres stratégies relationnelles ; la séduction ou le jeu ne sont pas forcément synonymes de tromperie, au contraire. Faut-il un manque, un état de frustration, pour qu’il y ait séduction ? Ou est-ce plutôt, à l’opposé, un sentiment de satiété et de lassitude qui prédispose à une envie de « différentiation curieuse », de se laisser séduire ? F. C. : Plusieurs situations favorisent notre disponibilité pour une exploration curieuse du monde. La frustration en est une ; la lassitude et l’ennui en sont deux autres. Ces motifs n’ont rien de contradictoire. Alice au Pays des merveilles commence lorsqu’Alice s’ennuie ferme sur un banc en lisant un livre sans images, et qu’un lapin parlant vient à passer. L’ennui d’Alice permet sa curiosité. Ce schéma a été repris par la Fnac, « l’agitateur de curiosité », qui a pris soin de scénariser la campagne de lancement de ce slogan à partir d’un abribus, c’est-à-dire d’un pur lieu d’ennui. La relation marchande peut-elle se passer de séduction, de surprise ? Se fonder de façon pérenne sur l’habitude, l’accoutumance ? F. C. : La relation marchande se joue sur des registres nombreux à la discrétion des professionnels du marché : l’appel à la routine ou au contraire à l’intérêt sont des registres très classiques, auquel recourent les stratégies de fidélisation et les pratiques de pression tarifaire. D’autres registres plus subtils existent, comme la mise en jeu des valeurs, que mobilise par exemple le commerce équitable, ou l’utilisation de la consommation comme manière d’entretenir des liens affectifs ou sociaux. L’éveil de la curiosité est une façon parmi d’autres d’attirer l’attention du public, mais elle peut se combiner aux autres registres que je viens d’évoquer. Y a-t-il déjà eu de la publicité sans séduction, purement informationnelle ? F. C. : On pourrait retourner la question, et se demander s’il existe une publicité sans information, une publicité purement séductrice ! Depuis toujours les deux dimensions sont indis-sociables : la publicité vise à « rendre public », à véhiculer de l’information commerciale, comme dans les mercuriales de jadis, et en même temps à « prendre un public », à le capter, c’est-à-dire à le détourner de son chemin sans pour autant le forcer, bref à le séduire. Mais la séduction s’appuie sur l’information ; aucune information n’est pertinente si elle n’est pas séduisante. Qu’est-ce qui va l’emporter du sérieux ou du séduisant ? F. C. : Encore une fois le sérieux et le séduisant ne sont pas exclusifs ; l’un est une porte d’entrée vers l’autre. Avec la curiosité je suscite l’appétit d’information, sous la forme d’une énigme, par exemple avec un code-barres 2D « pour en savoir plus scannez-moi », puis je donne une information qui peut être très précise et technique. La demande grandissante (portée par l’exigence réglementaire) d’information sur les produits (sanitaire, environnementale, sociale…) est-elle compatible avec le jeu de la curiosité et de la séduction marchande ? F. C. : Oui et non. Non, au sens où les espaces d’expression publique que sont les emballages articulent les voix discordantes des fabricants et des régulateurs : l’exemple du tabac où « fumer tue » côtoie l’imaginaire viril de Marlboro le montre assez bien. Oui, car très souvent les professionnels se montrent habiles à détourner à leur profit les messages réglementaires. Marlboro ajoute à ses paquets la mention « Les mineurs ne doivent pas fumer », à la fois pour afficher sa responsabilité sociale et pour capter le jeune public, dont il sait bien qu’il prend la transgression des interdits qui lui sont opposés comme un moyen d’accéder à l’âge adulte. Des boîtes de maïs indiquent « garanti sans OGM » pour se différencier de la concurrence, alors qu’il n’y a pas de maïs OGM à destination de l’alimentation humaine… Dans notre temps sécularisé, la séduction marchande joue-t-elle encore de la notion de péché et de l’attrait du fruit défendu ? F. C. : La curiosité est devenue banale, mais elle garde son vieux goût excitant d’interdit ; c’est ce qui fait son charme. Les auteurs de la célèbre publicité de Myriam, qui promet d’enlever le haut, puis le bas, sans que l’on connaisse le motif de son strip-tease, l’avaient bien compris. Est-ce que le discours marketing peut séduire sans actionner les leviers du désir sexuel ? F. C. : C’est aux publicitaires de répondre, et j’espère qu’ils le feront positivement. Séduire, cela veut dire faire venir à soi, détourner de son chemin, et les motivations de la séduction sont multiples ; le désir charnel n’est qu’une modalité de séduction parmi tant d’autres, comme les prix, la qualité, la surprise, la nouveauté, la commodité, l’inventivité, etc. Y aurait-il un discours marketing exempt de séduction, qui au lieu de se fonder sur une incitation à la distinction (« Soyez vous-même », « Choisissez l’exception »), opte pour l’incitation à l’imitation (« Un million de consommateur l’ont déjà choisi », « vu à la télé » etc.) ? F. C. : L’imitation est tout autant séduisante que la distinction ; imiter, c’est vouloir s’approprier l’autre. Imitation et distinction sont deux ressorts conjoints de la séduction marchande. Les marketeurs, producteurs de discours sur la séduction marchande, sont-ils eux-mêmes des séducteurs ? F. C. : Ce sont des séducteurs, mais ce sont aussi des séduits. N’oublions pas que les dispositifs de séduction des consommateurs sont d’abord vendus aux professionnels, à qui on les présente comme autant de moyens de faire des affaires. Les techniques de captation des clientèles attrapent donc en priorité d’autres acteurs que ceux que l’on croit. La place croissante de la technique dans la relation marchande (économie numérique…) affecte-t-elle la dimension de séduction entre l’offre et la demande ? F. C. : Les bonnes techniques sont celles qui savent se rendre invisibles ; la question est donc de savoir si les nouvelles techniques sont capables d’agir de la sorte. Certaines échouent sans doute, comme les bannières publicitaires sur Internet, que les internautes ont appris à ignorer, d’autres sont sans doute beaucoup plus efficaces, comme certains dispositifs du marketing en temps réel, mais l’efficacité et l’invisibilité des techniques ne durent qu’un temps, celui de leur découverte par les consommateurs, et le processus doit être sans cesse recommencé. Y a-t-il aujourd’hui des « pièces interdites » (cf. Barbe bleue) ouvertes ou à ouvrir par le marketing ? F. C. : Mille. Tout se passe comme si le marché était un château dont de nouvelles pièces pousseraient à mesure que l’on ouvre celles qui existent déjà. Il suffit de connaître un peu l’histoire du marketing pour prendre la mesure de toutes les pistes que l’on a lancées, depuis l’étude des motivations des années cinquante jusqu’au neuromarketing d’aujourd’hui. Ce jeu n’a pas de fin, car il n’existe aucun moyen d’atteindre la réalité élusive des consommateurs : les modèles du marketing sont plutôt performants, mais les consommateurs changent à mesure qu’on cherche à les capter. Propos recueillis par J. W.-A. 1. Dernier livre paru : De la curiosité, l’art de la séduction marchande, Armand Collin, 2011.

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