Bulletins de l'Ilec

Hybridation du capitalisme et de la séduction - Numéro 428

01/06/2012

Nous entrons dans un temps nouveau, celui de l’imbrication des marchés de la consommation avec le paradigme esthétique. Un nouveau capitalisme est en gésine, mu par la séduction. Entretien avec Gilles Lipovetsky, philosophe

Qu’est-ce que séduire pour une marque ? Entre-t-il vraiment de la séduction dans notre rapport aux objets marchands, ou est-ce un abus de langage ? Gilles Lipovetsky : Non, bien au contraire, la séduction y entre de manière systématique et opérationnelle. Les objets décoratifs accompagnent notre univers. Que nous puissions être séduits par un objet qui nous procure une satisfaction esthétique n’est pas un phénomène récent. Ce qui, en revanche, est nouveau, c’est la stratégie décisive de construire une image de marque fondée sur la séduction et de distinguer ainsi la marque de ses concurrents. La grande nouveauté, et c’est l’objet de mon prochain livre, c’est l’imbrication, l’incorporation de la logique esthétique au sens large du terme (travail sur les formes et les émotions) dans la logique fonctionnelle des objets. La séduction traverse l’univers de la consommation. La séduction, cela signifie « plaire », procurer du plaisir par les sens, mais aussi toucher les émotions. La séduction n’est pas que visuelle, puisque l’esthétique porte aussi bien sur la beauté, la forme et l’émotion. Ces dimensions sont nécessaires à la construction de l’univers de la consommation, sans exception. Cela concerne aujourd’hui tous les secteurs, alors qu’hier n’étaient concernés que les objets décoratifs (bibelots, meubles). Aujourd’hui, l’esthétique envahit la technologie, comme on peut le constater avec les ordinateurs et autres produits Apple, mais aussi les écrans plats. Aucun produit n’est plus lancé sur le marché sans avoir fait l’objet d’un travail préalable sur la séduction par le design. On ne peut plus vendre sans séduire. Peut-on séduire sans tromper ? G. L. : Le mot « tromper » a une connotation morale, l’intention d’induire en erreur. On peut séduire sans volontairement tromper. Mais il se peut qu’on ne puisse séduire sans mise en valeur. Sans mise en valeur, nous nous dirigerions vers une existence austère. Quand une femme met du rouge à lèvre, trompe-t-elle ? Non, elle se met en valeur pour plaire. Sur le plan publicitaire, l’ARPP veille à ce qu’il n’y ait pas tromperie ou mensonge dans les publicités. Il est vrai que la séduction a une mauvaise image, celle de Don Juan qui séduit en trompant, ou des Grecs qui utilisaient le maquillage, le fard, pour tromper. Dans le droit fil, on retrouve cette lecture morale de la séduction dans le livre No Logo de Naomi Klein, ou, antérieurement, chez Guy Debord et sa critique de la société du spectacle, ou chez l’école de Francfort. Le marketing y est condamné car il aliène (« devenir autre ») les gens, en ce sens qu’il fait désirer ce qui n’est pas obligatoirement leur désir. La séduction les détournerait d’eux-mêmes, de leur vérité, elle les ferait entrer dans un monde qui n’est pas le leur, les déposséderait de leur identité. Mais Colette disait que « plaire est une forme de politesse ». Dans le cas de la publicité, on ne peut pas parler de tromperie, puisqu’elle se donne comme publicité et que l’on connaît son objectif, la mise en valeur de la marque. Dans notre temps sécularisé, la séduction marchande joue-t-elle encore de la notion de péché et de l’attrait du fruit défendu ? G. L. : Il y a là un paradoxe, car depuis les années 1960, la libéralisation sexuelle est presque achevée, le lien entre le sexe et la faute, le péché, est presque rompu, la tolérance est extrême. Pour autant, dans certains univers, dont le luxe, on continue à jouer sur la logique de la transgression, avec le « porno chic ». Cela ne concerne plus seulement l’univers du luxe, puisque American Apparel en joue parfois, l’automobile aussi, Marité & François Girbaud et les visuels religieux… Quand on met en scène la sexualité, cela ne pose plus un problème moral au sens religieux, mais un problème concernant la représentation des femmes. Ainsi de l’affiche d’Yves Saint Laurent interdite à Londres par les féministes, au nom de la dignité de la femme. L’hyperconsommateur n’est-il pas trop blasé pour être vraiment séduit ? G. L. : Bien au contraire ! Il suffit pour s’en convaincre d’observer les marchés du luxe, de la haute technologie, du voyage, de la musique… De quoi le consommateur serait-il blasé ? Peut-être du trop grand nombre de références dans les hypermarchés ? Soit. Mais est-il blasé des tablettes, des voyages ? Au contraire, j’observe que les gens sont insatisfaits quand ils ne les ont pas à leur disposition. De même, on parle de la crise des marques alors qu’elles se portent bien. Jamais nous n’avons créé autant de marques, dans des univers de plus en plus nombreux, dans le monde entier. Jamais les marques n’ont eu un tel prestige : Apple, les voitures allemandes, le luxe… Faut-il un manque, un état de frustration, pour qu’il y ait séduction ? G. L. : Non pour la beauté ! Paul Valéry écrivait : « La beauté est une chose dont la consommation ne vous procure pas de saturation. »1 On ne va pas au théâtre, au musée, parce qu’on est frustré, qu’on se sent mal. Aujourd’hui, la logique de la séduction se marie avec la logique de l’éphémère. Tout va très vite. Plaire, c’est aussi changer. En revanche, sur le strict plan de la consommation, la même logique peut opérer en offrant une forme de compensation. Existe-t-il sur le long terme, des âges de la séduction ? Comment s’est faite l’esthétisation de la société ? G. L. : Dans le rapport aux industries de consommation, la séduction, hier, portait sur des objets de décoration et sur la mode. Depuis le début du siècle dernier, la séduction touche tous les secteurs, y compris l’alimentaire par le biais de l’emballage. Avant, ces produits étaient vendus en vrac, il ne pouvait y avoir une quelconque séduction. Et ce mouvement concerne aussi les produits dont la destination n’était pas de séduire, les produits techniques, les lunettes, par exemple, devenues des produits de séduction. Troisième dimension : la séduction ne concerne pas seulement l’élaboration des objets, le stylisme, elle touche la communication, la publicité, la théâtralisation de l’objet, comme l’attestent les défilés de mode sur la muraille de Chine ou au Grand Palais. La séduction gagne l’univers de la communication marchande. N’oublions pas la distribution. Les magasins font appel à de grands architectes, à des designers, ils deviennent des lieux de séduction pour consolider leur image de marque, se distinguer, fidéliser. Aristide Boucicaut avait tout compris en créant le Bon Marché. La séduction se marie aujourd’hui avec son contraire, l’écologie. Les nouveaux centres commerciaux introduisent la nature, autre forme de séduction. Non seulement on observe une extension du domaine de la séduction, mais on constate que la logique de la mode, le renouvellement permanent, s’étend à d’autres secteurs, comme la haute technologie. Il ne suffit plus de faire du beau, il faut le renouveler, et cela concerne aussi bien les produits, les magasins, la publicité. Cela change totalement le fonctionnement du capitalisme, car la séduction n’est plus une dimension seulement psycho-sociale mais structurelle, qui remodèle le visage de nos économies, aussi bien dans la production-conception-emballage, la communication et la distribution. Le capitalisme devient inséparable de la dimension esthétique. L’heure est à l’hybridation de l’économie et de l’esthétique. Plus il y a de capitalisme, et plus il y a d’esthétique. Paradoxalement, la laideur gagne, particulièrement dans les villes et leurs entrées, par l’affichage sauvage, les boîtes à chaussures, mais l’esthétique concerne des lieux qui en étaient dépourvus, comme les aéroports. Le capitalisme, fondé sur le calcul, intègre son contraire, l’émotion. Plus le monde se rationalise, plus il intègre la dimension esthético-séductrice. Propos recueillis par J. W.-A. 1. Dernier livre paru : Ecran global, cinéma et culture-média, Le Seuil 2011.

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