Bulletins de l'Ilec

Rupture anthropologique - Numéro 429

01/07/2012

S’il n’y a pas une mais plusieurs jeunesses, toutes partagent une même demande de lien et d’émotion. Génération affect ? Entretien avec Monique Dagnaud, directrice de recherche au CNRS

Y a-t-il vraiment des effets générationnels remarquables chez les « natifs du numérique », par rapport aux enfants de la télé, aux enfants de la radio, etc. ?

Monique Dagnaud : Chez les natifs du numérique, les changements sont importants et sont liés aux nouveaux modes de communication qui amplifient le rapport à l’urgence, à l’immédiateté, qui instaurent une nouvelle façon de s’informer, de se coordonner, de construire son identité, de se représenter le monde. Ajoutons, parmi les autres facteurs structurant de la jeunesse d’aujourd’hui, la crise, l’angoisse liée à la mondialisation, le désenchantement politique. On peut parler d’une rupture anthropologique, liée à l’usage des réseaux sociaux. Pour autant, méfions-nous de toute globalisation, car il n’y a pas une seule jeunesse, mais plusieurs dans une même génération. On en revient toujours aux catégories sociales, et surtout au capital scolaire et culturel détenu.

Le changement technique s’accélérant, va-t-on vers un raccourcissement des cycles générationnels ?

M. D. : Oui, on constate des effets générationnels liés à des changements culturels et technologiques qui vont en s’accélérant. Les usages de la technique et les modes évoluent rapidement. Ce qui était moderne hier devient obsolète. Facebook est devenu moins in et la cote de Twitter monte chez les jeunes générations. Et l’échange par textos, déjà fréquent, s’amplifie encore.

De génération en génération, les jeunes seraient-ils de plus en plus repliés sur leur cocon générationnel ?

M. D. : Oui et non. Il est vrai que les jeunes d’aujourd’hui fonctionnent d’abord avec leurs pairs, mais on pourrait dire la même chose des jeunes des années 1950, 1970, où existait déjà une culture juvénile, et donc une forte solidarité générationnelle. En revanche, plus qu’auparavant les jeunes sont dans un rapport de complicité et de proximité fortes avec leur famille parentale, qu’elle soit biologique ou recomposée. Aujourd’hui, les jeunes ont une relation forte avec la génération d’avant, car les parents s’occupent d’eux plus longtemps, accompagnent longtemps cette période qui conduit à l’autonomie. Il est difficile de parler de conflits de génération dans la famille moderne, où l’on pratique l’écoute mutuelle, la complicité, le soutien entre générations face à une société perçue comme incertaine. Le conflit générationnel peut néanmoins exister sur le plan de la société en général, quand se pose la question de l’entrée sur le marché du travail. Si cocon il y a, il est aussi familial.

Qu’est-ce que la génération Z a gardé de la X ? Y a-t-il amoindrissement de la transmission ?

M. D. : Ces dénominations, X, Y, Z ne sont que des conventions pour désigner des classes d’âge. La famille est le lieu privilégié de la transmission grâce aux liens forts qui existent entre les générations. Oui, il y a des bouleversements culturels importants, mais pour autant il n’y a pas amoindrissement de la transmission. On peut même parler de transmission à rebours, quand les jeunes forment les adultes à la pratique d’internet et des réseaux sociaux. Dans les deux sens, les liens sont plus complexes qu’auparavant.

Que leur vie soit facile ou non, les jeunes générations d’aujourd’hui vivent-elles plus que leurs aînées leur socialisation sur un mode affectif ?

M. D. : Sûrement. Nous sommes dans un univers d’affects, car les enfants sont des enfants du désir. La filiation est la grande affaire de notre société. L’affect prime même parfois la question éducative. Les jeunes vivent dans la culture de l’affectif, des émotions, voire des pulsions.

Les jeunes générations sont-elles plus ou moins autonomes que leurs devancières ? Les plus jeunes seraient-ils plus adaptés à une société axée sur la compétition ?

M. D. : Oui et non. Oui, car l’autonomie est une valeur très forte dans l’éducation. On vous incite très tôt à vous débrouiller seul ; la culture internet est fondée là-dessus. Cependant, les mêmes jeunes ont du mal à acquérir une autonomie économique. D’autant que le modèle scolaire ne les prépare pas tellement à la compétition économique. L’école forme plutôt des personnes aspirant à trouver un emploi stable que des entrepreneurs animés par le goût du risque et de l’accumulation de richesses.

Y a-t-il lieu de s’alarmer d’une difficulté croissante des natifs du numérique hyperconnectés à communiquer in vivo ? Les adultes de demain seront-ils toujours plus timides et maladroits, voire pusillanimes ? 2

M. D. : Non. On peut être hyperconnecté et bien socialisé dans la vie réelle. Les réseaux sociaux encouragent la sociabilité, stimulent l’appétence pour la communication. La sociabilité numérique n’a pas tué le face-à-face.

Un effet générationnel s’est-il mêlé aux raisons de contexte qui pourraient expliquer la faible participation électorale des 18-25 ans au cours des récentes élections ?

M. D. : L’abstention croît depuis plusieurs décennies, les nouvelles générations la pratiquent à toutes les élections, car voter n’est plus considéré comme un devoir, mais comme un choix renouvelé à chaque élection.

Depuis les pionniers de la « génération Erasmus », les jeunes deviennent-ils de plus en plus européens ?

M. D. : Une génération, ce n’est pas un ensemble homogène. Il y a plusieurs jeunesses. Une majorité des jeunes a voté non aux élections européennes en 2005. Certains, ceux qui font des études supérieures, ont le plus souvent la fibre européenne. Ils se considèrent comme citoyens de l’Europe. On ne peut pas en dire autant des exclus du système scolaire, qui vivent l’Europe et plus largement la mondialisation comme une menace.

1 Dernier ouvrage paru : Génération Y, les jeunes et les réseaux sociaux, de la dérision à la subversion, Presse de Sciences Po, 2011. A lire également, sur Slate.fr, les articles « La compétition scolaire, pour quoi faire ?  ; « Les deux branches de la génération Y » ; « Jeunes : le tiers perdant » ; « Ados, adultes, les nouvelles incompréhensions ».

Propos recueillis par J. W.-A.

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