Bulletins de l'Ilec

Génération collaborative - Numéro 429

01/07/2012

Ce n’est pas tant la technique qui affecte la société et façonne les générations que les valeurs qu’elle porte. Celles de la Toile sont de vraies ruptures. Entretien avec Nathalie Damery, présidente de l’Obsoco Etudes et Conseil

En dehors du champ démographique, l’idée de génération a pu renvoyer à un événement (Mai 68), à une période (« génération perdue » des années vingt trente), à une période en art (peinture, littérature…), voire à un produit (en particulier dans l’automobile). Les « générations X », « Y », « Z » renvoient-elles à l’univers de la technique ? Nathalie Damery : Incontestablement, ces générations sont liées à l’ordinateur, puis à Internet. La génération Y a été appelée celle des enfants de l’ordinateur. Le totem en serait aujourd’hui le smartphone. Pour autant, mis à part son style et sa marque, l’objet « technologique » n’est pas l’important en soi. Les valeurs portées par Internet, et en particulier l’accès à la connaissance par tâtonnement, l’immédiateté, le gratuit, la relation entre pairs, qui caractérisent les 18-24 ans, sont en train d’essaimer et d’affecter la société tout entière. Le changement technique s’accélérant, va-t-on vers un raccourcissement des cycles générationnels ? N. D. : Je ne crois pas que la technique change le monde, c’est l’usage qu’on en fait qui le change. En matière d’usages, des ponts se créent, des apprentissages mutuels se font, de nouvelles formes d’échanges apparaissent. Jean-François Marchandise1 a cette expression juste, « nous sommes tous le prénumérique de quelqu’un », pour désigner ces allers-retours entre générations et au sein des générations elles-mêmes. L’intergénérationnel est intéressant à observer, car l’idée des cycles se focalise trop sur la rupture, l’avant et l’après. Ce qui se passe entre est plus fécond. On parle de « natifs du numérique », opposés aux « immigrants numériques », pour différencier ces générations. Mais ces concepts sont flous et probablement de moins en moins pertinents. Les plus jeunes ne sont pas nécessairement des professionnels innés de la technologie, et les aînés deviennent de plus en plus habiles. S’il est vrai que les plus âgés sont moins connectés en moyenne, certaines grand-mères blogueuses ou twiteuses sont aussi agiles que leurs petits-enfants. Mais on parle tout de même de rupture… N. D. : Les quatre valeurs véhiculées par Internet (l’apprentissage par tâtonnement, l’immédiateté, la gratuité, la force de la communauté) sont de réelles ruptures, qui affectent la relation au travail, le rapport à l’autorité et la façon de consommer. L’apprentissage par tâtonnement, échec, succès, bidouillage, entre assez frontalement en opposition avec le monde de l’entreprise, qui fonctionne souvent en système clos et de façon verticale, hiérarchique, et avec celui de l’éducation, où est instituée la posture du sachant face à de non-sachants. Le cadre d’entreprise ou le professeur imposent méthodes et visions, et aux autres de reproduire le modèle. Les valeurs de l’internet déstabilisent le cadre de l’apprentissage. Un modèle reste à inventer. A propos de l’immédiateté, il est beaucoup question de l’amoindrissement de la capacité de penser à long terme. Toute stratégie suppose patience et constance. On évoque aussi la difficulté des 18-24 ans à consentir à un effort ne débouchant pas sur un gain instantané, et leurs difficultés de concentration. La force de la communauté se traduit dans l’impact de la prescription des pairs et dans les relations de confiance horizontales qui ont bouleversé le monde de la consommation. Elle touche également l’attitude devant les relations hiérarchiques. Les 18-24 ans, contrairement à leurs aînés, sont pleinement installés dans la culture de la gratuité (téléchargements, accès aux connaissances, relations à autrui et à certains usages). Cela a débordé largement l’univers de la technique. Décathlon offre ainsi des expériences sportives à ses clients ; il ne s’agit pas là de « délinquance du clic ». C’est une révolution, car tous les modèles s’en trouvent affectés. D’autant que la jeune génération, aux commandes économiques et politiques demain, saura imposer ses modèles. Observe-t-on avec eux un effet générationnel sur les comportements de consommation ? N. D. : C’est le changement majeur. Pour deux raisons, liées. La première est le rapport à la gratuité. Pour les plus jeunes, tout n’est pas gratuit, tant d’en faut. Ils savent mettre le prix pour acheter les marques qu’ils préfèrent, ou pour rester connectés, mais il y a une nouvelle perception de la valeur des choses, et c’est en quoi la révolution évoquée affecte la consommation et met en question les modèles économiques de demain. La seconde raison est l’émergence de modes de consommation qui mettent à distance le consumérisme, identifié au gaspillage : le partage, le troc, le recyclage. Le phénomène n’est pas nouveau, les techniques de l’information et de la communication, déployées en plates-formes, intensifient ces pratiques. Le mouvement déborde l’antigaspillage ou les contraintes économiques. Il y a aussi à l’évidence le plaisir de créer de nouvelles relations affinitaires, l’intérêt porté au contact avec les producteurs (par exemple La Ruche qui dit oui, plate-forme communautaire d’achats groupés2, au partage de ses propres biens (La Machine du voisin)3 ou à l’utilisation d’objets mis à disposition (Vélib’). Une économie collaborative qui doit beaucoup aux valeurs de l’internet se propage. Elle s’étend à tous les domaines et à toutes les générations ; prêt d’argent entre particuliers, troc de vêtements, covoiturage, hébergement de personnes en déplacement4… Ces comportements émergents méritent d’être observés et mesurés, c’est d’ailleurs pourquoi nous avons créé l’Observatoire des consommations émergentes avec le soutien de l’Ilec, de la FCD et du Pôle de compétitivité des industries du commerce. Résultats en septembre. La génération Z reviendrait-elle à la « valeur travail » ? N. D. : Oui, mais dans un autre rapport. L’entreprise est encore trop souvent un système clos. Les 18-24 ans s’engagent dans des relations avec leurs pairs, pratiquent les réunions en ligne, télétravaillent, vivent en mobilité. Leur génération sait partager l’information utile entre le monde du dedans et le monde du dehors pour avancer, trouver des solutions. La valeur travail, si elle est liée à l’autonomie et à une bonne dose de créativité, ne décroît pas. Il est frappant de voir combien l’esprit de jeune pousse est lié à la production. A la Cantine5 ou à la Mutinerie6, pour ne citer que ces lieux emblématiques de l’espace de travail collaboratif en réseau, les jeunes travaillent beaucoup, ils ne comptent pas leurs heures. On a parlé d’une difficulté croissante des natifs du numérique à communiquer in vivo. Entrons-nous dans un monde d’adultes toujours plus timides, maladroits voire pusillanimes ? N. D. : L’objet « techno » n’est pas la cause des dysfonctionnements actuels. C’est le monde tel qu’il tourne. Sans nier les dangers de l’addiction, ou certaines pratiques à risque, il y a des choses intéressantes à regarder du côté des usages associés à l’amitié (passer du temps avec ses amis, se retrouver, se comparer, converser en continu) et des usages liés aux centres d’intérêt (la production artistique amateur en particulier). Si l’on considère le « web social » comme la possibilité de démultiplier ces pratiques, le regard est tout autre. On ne parlera plus de difficultés à communiquer in vivo. Les jeunes, via Internet, se socialisent, se frottent au réel à partir de codes, renforcent leur compétences sociales, réagissent, s’autocensurent. De plus, tous les jeunes en France n’ont pas la possibilité de se déplacer, de sortir. Les transports coûtent cher, les lieux publics sont souvent pauvres en offres de loisirs, en expériences, quand ils ne sont pas inexistants. Les médias sociaux élargissent l’espace. Et on s’y amuse beaucoup. Générations X, Y, Z… Comment va s’appeler la prochaine ? N. D. : On évoque le terme « e-génération », mais ma préférence va à « génération We ». Cette « génération nous » sera plus participative, plus active dans les mouvements et enjeux économiques, sociaux et politiques (défense de l’environnement, usage différent des ressources), avec l’idée de ce qu’elle pourra faire « ici, maintenant, tout de suite », localement et globalement, pour transformer le monde environnant. En français, cela sonne bien : « oui » (we). C’est plein de promesses. Propos recueillis par J. W.-A. 1. Directeur à la Fondation internet nouvelle génération, www.fing.org. 2. www.laruchequiditoui.fr. 3. Partage de machines à laver, www.lamachineduvoisin.fr. 4. Comme le pratique le site de mise en relation Couchsurfing.org. 5. Espace de travail qui a pour visée « de faire se croiser des mondes qui travaillent dans des lieux éclatés afin de mutualiser les moyens et les compétences entre développeurs, entrepreneurs, usagers, artistes, chercheurs et étudiants », 12, Galerie Montmartre, 75002 Paris, http://lacantine.org. 6. Autre « écosystème » de travail ouvert aux « indépendants et aux entrepreneurs » de « tous les profils et tous les métiers » désireux de trouver « la force de frappe d’une entreprise sans en avoir la lourdeur ni les contraintes », 29 rue de Meaux, 75019 Paris, www.mutinerie.org.

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