Bulletins de l'Ilec

Générations leurres - Numéro 429

01/07/2012

L’idée de générations homogènes, Y ou Z, est sans pertinence au regard de la disparité de situation des jeunes induite par le surchômage, qui les touche depuis des décennies. Entretien avec Joël-Yves Le Bigot, fondateur de l’Institut de l’enfant et de Youth Opinion International

Pour parler des jeunes, des « générations Y » et même « Z » ont été instituées en objets d’étude. Quelle est la validité de ces concepts ? En quoi la génération Y se distingue-t-elle de la X (processus de socialisation, modes de pensée, comportements, pratiques culturelles…) ? Joël-Yves Le Bigot : Ces concepts n’ont pas de légitimité. Ils ont été importés bruts de fonderie des Etats-Unis, il y a quelques années, par des chercheurs en bibliothèque déconnectés de la réalité ; ils n’ont aucune validité pour la jeunesse de France. La notion de « génération » – sur laquelle nous avons beaucoup travaillé depuis près de quarante ans avec Jean-Luc Excousseau et Jean-Paul Tréguer – suppose qu’une certaine population, définie par une tranche d’âge, partage durablement à la fois une histoire commune et une même vision de l’avenir. Cela n’est absolument pas le cas pour les jeunes nés entre 1980 et 2000, qui correspondraient au terme « génération Y » (l’écart entre deux générations s’élève d’ailleurs aujourd’hui beaucoup plus à trente ans qu’à vingt). La permanence du sous-emploi des jeunes – le taux de chômage des 18-25 ans est depuis des lustres deux fois et demie supérieur à la moyenne nationale des 18-60 ans – induit des perspectives sociales, professionnelles, civiques et même affectives très différentes selon le parcours proposé – ou imposé – à chacun par la société. Y a-t-il un malaise propre aux 18-25 ans ? J.-Y. Le B. : Incontestablement. C’est à cet âge que la rupture, dans les années 1980, de la dynamique du progrès continu qui garantissait aux jeunes d’être automatiquement plus riches (plus instruits, en réussite professionnelle accrue et en meilleure santé) que leurs parents, se manifeste le plus brutalement. C’est le moment où les goulots d’étranglement de l’insertion académique et professionnelle jouent à plein, faisant s’écrouler beaucoup de rêves. Les écarts entre les favorisés et ceux qui le sont moins sont tels que l’on peut parler aujourd’hui de fracture intragénérationnelle, ce qui rend absurde l’idée de génération homogène, Y ou Z. Par ailleurs, définir une population par un jeu de mot – qui relève plus du mauvais journalisme que de la recherche – induit des caricatures et des jugements de valeur, au lieu de favoriser le dialogue. Rien n’a été construit de positif sur cette notion de génération Y. Une autre approximation – jeu de mot anglophone sur « Y » et « why » – est tout aussi choquante, puisque cette population ne peut pas se poser beaucoup de questions, tellement elle est engluée dans un contexte d’inquiétude généralisée, de peur de l’avenir et d’autrui, et de conservatisme maladif, généré par les plus âgés ! De génération en génération, les jeunes seraient-ils de plus en plus repliés sur leur cocon générationnel ? J.-Y. Le B. : Si la solidarité intergénérationnelle à l’intérieur de la famille a tendance à diminuer, à la fois naturellement, du fait de la fréquence des désunions, et conjoncturellement, du fait de la crise, elle n’est pas remplacée par une solidarité de classe d’âge, du fait de la rupture du progrès évoquée précédemment. Le repli est souvent compensé par des regroupements, qui se renouvellent fréquemment, sur les réseaux sociaux. Mais l’épanouissement individuel prend souvent le pas sur l’accomplissement collectif ; ce qui ne favorise pas l’insertion. Les jeunes sont-ils parfois animés par la tentation de la table rase ? J.-Y. Le B. : Les jeunes Français ne sont pas du tout disposés à la révolution, comme le démontrent tant la faible mobilisation des « Indignés » – comparée à leur succès dans d’autres pays européens, en particulier l’Espagne – qu’un vote très majoritairement Hollande ou Sarkozy à la dernière présidentielle, sans surreprésentation des candidats radicaux, Mélenchon ou Le Pen. Ils entendent plutôt tirer parti du système mis en place par leurs aînés; soit pour les droits qu’il permet d’acquérir pour les plus favorisés ou pour les compensations qu’il propose pour les autres. Sans négliger le coût du logement, la dépendance prolongée vis-à-vis de la famille doit-elle s’interpréter comme un manque d’autonomie ou de maturité toujours plus marqué chez les 18-25 ? J.-Y. Le B. : Au problème du logement – absence de résidences universitaires et coût des locations –, il faut ajouter le fléau du surchômage. Les deux contribuent à freiner l’autonomisation et la responsabilisation de nos jeunes, qui deviennent adultes plus tard, après avoir été adolescents plus tôt. Mais le plus grave réside dans le fait que l’ensemble de l’environnement éducatif favorise pendant les années de formation la reproduction et le formatage, de préférence au libre-arbitre, au discernement, à la créativité, à la prise de risque débouchant sur la mise en projet et l’entreprise de soi. L’aspiration à l’autonomie qu’ils manifestent dans l’univers du travail fait-elle des Z ou des Y des générations de potentiels créateurs d’entreprise ? J.-Y. Le B. : Compte tenu de ce que je vous ai dit, vous ne serez pas surpris que la réponse soit non ; sauf pour une petite minorité d’entre eux. Comme de plus les valeurs véhiculées par la société contemporaine privilégient le plaisir à court terme par rapport à l’effort à long terme, et que les chefs d’entreprise sont volontiers critiqués, les jeunes souhaitent plutôt un avenir de star du sport ou du spectacle ; même s’ils ont déjà découvert que ce n’est plus pour eux. En fait, on ne leur a pas suffisamment permis de découvrir, pendant leurs années de formation, qu’autonomie et responsabilité vont toujours de pair. Y a t-il chez les jeunes une appréhension de plus en plus affective du social, comme si l’affectif suppléait l’idéologique ou le politique ? J.-Y. Le B. : On observe une féminisation très forte des valeurs contemporaines – il vaudrait mieux parler de « principes d’action », pour éviter les malentendus entre les générations –, féminisation qui explique que l’idéologie et la politique – plutôt masculines – perdent pied par rapport à l’ouverture, à la compassion, à la générosité, compétences plus fréquentes chez les filles. On le voit très bien à propos du refus de plus en plus fréquent – y compris chez les hommes – de voir la sphère professionnelle prendre le pas sur le domaine privé et familial. Qu’est-ce que la génération Z a gardé de la X ? Y a-t-il amoindrissement de la transmission ? J.-Y. Le B. : Compte tenu de ce que nous avons dit, parler de génération Z n’a pas de légitimité en France, mais la question de la transmission fait tout à fait sens. Pour prendre leur envol, les jeunes de toute époque ont toujours voulu s’affranchir du carcan des opinions, des attitudes et des comportements de leurs aînés. Qu’il s’agisse de leurs cousins plus âgés, de leurs parents ou de leurs grands-parents ne change pas grand-chose à ce refus d’héritage conceptuel. Ils voudraient pouvoir adhérer à un projet dynamique susceptible de leur ouvrir les portes du monde et de l’avenir. Propos recueillis par J. W.-A. 1. Dernier ouvrage paru : Une vie réussie pour chaque jeune, EMS, 2012.

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