Bulletins de l'Ilec

Tous les atouts pour être exemplaire - Numéro 430

01/10/2012

En misant sur l’innovation, l’industrie agroalimentaire française, forte d’un marché domestique porteur, a les moyens de se donner un avantage concurrentiel durable. Elle peut aussi étouffer faute de marges. Entretien avec Alexander Law, directeur économie et innovation à l’Association nationale des industries alimentaires (Ania)

En misant sur l’innovation, l’industrie agroalimentaire française, forte d’un marché domestique porteur, a les moyens de se donner un avantage concurrentiel durable. Elle peut aussi étouffer faute de marges. Entretien avec Alexander Law, directeur économie et innovation à l’Association nationale des industries alimentaires (Ania) Au regard de sa place sur le marché mondial y a-t-il, en chiffres, panne de compétitivité de l’industrie agroalimentaire française ? Alexander Law : La problématique de la compétitivité est un enjeu crucial pour l’industrie agroalimentaire française. De prime abord, les chiffres suggèrent qu’il n’y a pas matière à inquiétude : sur les douze derniers mois, nos entreprises ont dégagé un excédent commercial de 9 milliards d’euros, à comparer avec un déficit de plus de 70 milliards d’euros pour l’ensemble de l’économie française. Mais au cours de la dernière décennie, la France a vu ses positions fragilisées ; elle se situe désormais au quatrième rang mondial pour les exportations agroalimentaires, derrière les Etats-Unis, l’Allemagne et les Pays-Bas. Le marché mondial s’accroît, de nouveaux acteurs émergent ou montent en puissance, à l’instar du Brésil, et aucune place n’est acquise. La France a vocation – et a les moyens – de rester en haut de l’affiche. Pour sa compétitivité notre industrie ne saurait se résoudre à une logique de coûts. A ce jeu-là, nous serions immanquablement perdants. L’enjeu est de poursuivre la montée en qualité, pour que la marque France soit un élément de différenciation encore plus important qu’aujourd’hui. Cette marque s’exporte bien pour des produits ciblés : vins, spiritueux, certains produits laitiers. Le défi est que ce rayonnement profite à l’ensemble de nos segments. Quels sont les faits majeurs qui illustrent les forces et les faiblesses de nos IAA ? A. L. : L’industrie agroalimentaire ne manque pas d’atouts. Le premier est de s’appuyer sur un amont agricole d’envergure et de grande qualité, avec lequel nous entretenons des relations tout à fait saines. Tous les ans, notre IAA transforme près de 70 % de la production agricole française : c’est une relation quasi symbiotique. La deuxième force, c’est d’être un pays où la culture gastronomique reste forte, où on apprécie la qualité et où la démographie est favorablement orientée. La France connaît le deuxième taux de fécondité en Europe : c’est une vraie chance, alors que 80% de notre chiffre d’affaires est généré sur le marché domestique. Un pays qui fait des enfants, où l’espérance de vie s’accroît d’année en année, est un pays qui croit en l’avenir, malgré les turbulences économiques. Enfin, nous avons un tissu industriel riche et varié : quelques grands groupes, à la présence et aux marques fortes à l’international, et 97 % de PME partout sur le territoire français. Il n’y a pas un département où l’industrie agroalimentaire ne soit présente. Cette forte proportion de petites entreprises peut poser problème, car certaines n’ont pas la taille critique pour s’attaquer au marché mondial. Et comment passer sous silence le pincement de nos marges du fait d’un rapport des forces déséquilibré avec la grande distribution ? Celle-ci mise sur la recherche du prix le plus bas. Mais pour nos entreprises, qui ont des coûts fixes et de matières premières incompressibles, baisser les prix signifie le plus souvent sacrifier leurs marges, et mettre leur santé financière en péril. Les secteurs qui connaissent un excédent commercial (vins, spiritueux, produits laitiers…) sont-ils exempts de faiblesses structurelles ? A. L. : Aucun secteur n’est dans une situation parfaite. Tous affrontent la volatilité de prix des matières premières, structurellement ancrée dans le fonctionnement de l’économie mondiale. Tous affrontent une concurrence exacerbée, au sein de l’Union européenne, ou avec des pays émergents. Tous sont confrontés à un coût du travail qui s’est accru en France, au cours de la dernière décennie, alors que nombre de nos concurrents ont fait des efforts en sens inverse. Nos positions fortes constituent presque autant de « monopoles de fait » où la marque, le terroir, constituent des facteurs de différenciation déterminants. Il faut les préserver, en maintenant nos efforts sur la qualité et la promotion de notre savoir-faire. Quel est le critère majeur de la « compétitivité » pour nos IAA ? A. L. : La France est mal outillée pour se lancer dans une course à la « commoditisation » du marché. Sur des produits banalisés, où seul le prix compte, nous n’avons aucun facteur de différenciation. La compétitivité se joue sur la qualité : la force de nos traditions, mais aussi l’innovation. Elle passe par la recherche de nouveaux produits, de nouvelles recettes, de nouvelles saveurs. Mais elle consiste aussi à travailler sur l’amélioration nutritionnelle des aliments, en ciblant plus finement les catégories de population. L’innovation, c’est encore inventer des procédés de fabrication moins onéreux et respectant la ressource naturelle. Tous ces éléments concourent à notre compétitivité. Ce n’est pas la qualité seule ou le prix seul qui font la différence, mais leur combinaison : la recherche de la meilleure qualité-prix permettra à la France de tirer son épingle du jeu. Comment évoluent les marges des IAA ? A. L. : C’est le point noir : les marges sont en baisse tendancielle depuis une dizaine d’années, avec une accentuation de la chute depuis la récession de 2008-2009. C’est le résultat de la volatilité (surtout à la hausse) des cours des matières premières alors que les rapports avec la grande distribution se sont crispés. Toute la communication des distributeurs, avec le soutien plus ou moins explicite des pouvoirs publics, a été centrée sur la préservation du pouvoir d’achat par l’encouragement de la désinflation, voire de la déflation. Or les industriels, auxquels on demande de sacrifier leurs marges, sont aussi les premiers employeurs du secteur secondaire en France, avec 500 000 salariés. Ils doivent également, et c’est normal, payer une facture de plus en plus élevée à un amont agricole qui subit et répercute le coût des matières premières. Il faut que la situation change : si la détérioration des marges se poursuit, c’est tout l’équilibre de la filière qui sera menacé. La seule solution : de la notion de prix le plus bas, qui nous entraîne dans une spirale destructrice de valeur, il faut passer à la notion de juste prix. Le consommateur ne doit pas payer plus qu’il ne se doit, mais il est impossible que l’industriel serve de variable d’ajustement de toutes les tensions en amont et en aval. Il en va de la survie de l’industrie agroalimentaire française. Quel est le bilan de la loi de modernisation de l’économie (LME) pour l’industrie agroalimentaire ? A. L. : Le bilan de la LME est très contrasté. Le principe de départ n’était pas mauvais. Cette loi visait à rééquilibrer le rapport des forces entre distributeurs et industriels, en soulageant la trésorerie des fournisseurs. Mais les résultats ne sont pas au rendez-vous. D’une part, parce que la grande distribution a adopté une LME à géométrie variable : certains jouent le jeu, d’autres beaucoup moins. Et la concurrence féroce entre distributeurs fait que ce sont les comportements les moins vertueux qui ont vocation à être copiés. Il y a d’autre part de la malchance dans la tournure des événements : la promulgation de la loi a coïncidé avec le déclenchement de la pire crise de l’après-guerre. Pour diverses raisons, le modèle économique de la grande distribution a été chamboulé, ce qui a participé d’une crispation des relations entre les industriels et leurs clients. In fine, l’industrie agroalimentaire française s’est trouvée au défi de financer à la fois sa compétitivité et celle de ses clients. Cette situation est intenable. Nous appelons de nos vœux le retour à une lecture plus équilibrée de la loi, et les négociations commerciales les plus saines possibles. Quel est le bilan pour les IAA, après deux ans, de l’obligation de contractualisation avec l’amont agricole introduite par la loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche (LMAP) ? A. L. : Nous avons changé d’ère, avec l’avènement d’une volatilité excessive et presque incontrôlable des cours des principales matières premières agricoles. Nous ne pouvons rester passifs face à ce défi, mais il faut éviter d’aller vers un cadre restrictif qui ne serait satisfaisant pour aucun des protagonistes. L’approvisionnement n’a jamais été aussi stratégique pour les industriels, et ceux qui affrontent le mieux la crise sont ceux qui ont la meilleure stratégie d’achat. La contractualisation a été une solution testée dans certaines filières mais ne peut pas être généralisée. Son extension à l’ensemble de l’industrie agroalimentaire n’est ni praticable, ni réaliste. Elle risquerait de fragiliser les entreprises dans leur contexte commercial, déstabilisant potentiellement toute la filière. Les IAA ont-elles assez bénéficié de la réforme de la taxe professionnelle pour que cela se traduise dans leurs performances ? A. L. : La réforme de la taxe professionnelle a créé deux nouvelles contributions pour les entreprises : la cotisation foncière et la cotisation sur la valeur ajoutée. Globalement, elle a eu très peu d’effet sur les industries agroalimentaires et leurs performances. Le concours d’Oséo profite-t-il à l’ensemble du secteur des IAA ? A. L. : Depuis plus de deux ans, l’Ania travaille avec Oséo à aider les entreprises à mieux utiliser ce guichet, que ce soit pour l’innovation, les garanties, les fonds propres, l’international… La proportion d’entreprises du secteur qui bénéficient des outils d’Oséo est encore trop faible. Elle augmente, mais la marge de progression est importante. D’autant qu’en cette période de tensions économiques les projets d’investissement et d’innovation contribuent à rendre la filière agroalimentaire française plus compétitive pour l’avenir. Quel est le bilan, pour les IAA, de l’aide à la réindustrialisation conduite dans la foulée des états généraux de l’industrie ? A. L. : Une de nos plus grandes satisfactions est que les IAA, pour une large part, aient échappé au phénomène de désindustrialisation qui a laminé le tissu industriel français. En dépit d’une légère érosion, nos effectifs sont globalement stables, alors que d’autres secteurs ont connu une saignée. Ce n’est pas tant d’une aide à la réindustrialisation dont nous avons besoin que d’un accompagnement, pendant cette crise qui dure depuis plus de quatre ans. Sur tout le territoire, l’industrie agroalimentaire française possède des forces vives qui doivent être soutenues. Nous devons surtout veiller à ce que notre position soit défendue dans le redressement productif que les pouvoirs publics appellent de leurs vœux. La doctrine de l’Autorité de la concurrence en matière de concentration est-elle susceptible de dissuader les regroupements dont certaines filières des IAA auraient besoin ? A. L. : La force de notre tissu industriel est également sa faiblesse : 14 000 entreprises sur tout le territoire, mais souvent de petite taille. Nombre d’entre elles, faute de marges et de main-d’œuvre suffisantes, n’ont pas la taille critique pour des politiques plus offensives en matière d’exportation ou d’innovation. Une certaine concentration de ce tissu industriel est donc inévitable, d’autant que la question de l’arrivée à la retraite d’un grand nombre de chefs d’entreprise des IAA va se faire sentir avec plus d’acuité. Dans ces conditions, il ne nous paraît pas qu’il y ait un obstacle insurmontable en termes de doctrine de concurrence. Le marché domestique offre-t-il de nouveaux leviers de croissance (offre « locavore », produits régionaux, bio…) ? A. L. : L’industrie agroalimentaire française réalise encore 80 % de ses résultats sur le marché domestique. L’urbanisation de la population, l’évolution des modes de consommation, le vieillissement de la population, sont autant de leviers de croissance. Allier des innovations dans les caractéristiques intrinsèques des produits tout en préservant la qualité de l’alimentation si chère aux consommateurs français est un défi quotidien de notre secteur. Normes environnementales et sanitaires, qui sont des rehausseurs de qualité, donc de montée en gamme, sont-elles opérantes face à la concurrence des produits importés du grand large ? Le bio aurait-il protégé Doux des volailles brésiliennes ? Faut-il choisir entre compétitivité et qualité ? A. L. : Il faut mettre les choses dans leur contexte : 70 % de nos importations proviennent de l’Union européenne, et 62 % de la zone euro. Le grand large représente une part relativement modeste de nos importations et ne concerne que certains produits : nous importons essentiellement du poisson depuis les pays d’Asie et des huiles et graisses depuis l’Amérique du Sud… Je ne peux pas commenter la situation de telle ou telle entreprise, mais la question de la sécurité alimentaire est non négociable. Disons-le haut et fort : les normes environnementales et sanitaires, françaises et européennes, sont un gage de sécurité et de qualité qui doit être vu comme une force. Les Américains s’en s’ont inspirés, dans leur programme « hygiène », opérationnel depuis l’an dernier. Allier compétitivité et qualité est indispensable à la croissance. Aucun chef d’entreprise ne peut développer son activité sans conjuguer ces deux paramètres. L’apparition du terme « agroalimentaire » dans l’intitulé d’un ministère est-il un signe positif de prise en considération de la dimension industrielle du secteur, et de préoccupation pour sa compétitivité ? A. L. : Nous y voyons une prise en considération importante de notre tissu d’entreprises. C’est un signe positif adressé aux industriels agroalimentaires, qui disposent au gouvernement d’un interlocuteur spécifique, à leur écoute. Il est de notre mission à l’Ania d’identifier et de sensibiliser au plus haut niveau autour des enjeux du secteur. Nous devons travailler ensemble à construire la compétitivité française, en faisant de l’agroalimentaire un acteur du redressement productif du pays. Dans quels secteurs la France doit-elle regagner sa souveraineté alimentaire ? A. L. : Il est normal, dans une économie ouverte, qu’il y ait certains postes où la France est déficitaire, mais on ne doit pas se résigner à voir notre position se dégrader. Nous sommes déficitaires dans les préparations et conserves à base de poisson, les produits à base de fruits et légumes, les huiles et graisses, ou encore les viandes et produits à base de viande. Il y a des marges de manœuvre pour faire mieux dans ces secteurs. Nous ne pouvons pas rester inertes, alors que nous exportons des porcs pour abattage en Allemagne avant d’en réimporter la viande ! Le différentiel de compétitivité (qui est bien là une question de compétitivité en coût) ne peut pas encore se creuser. C’est aussi en ce sens que la France doit travailler. Les PME agro-alimentaires disposent-elles d’un guichet unique vers les aides à l’exportation ? A. L. : Jamais la France n’a autant exporté en valeur : sur les douze derniers mois, nos ventes à l’étranger de produits agroalimentaires ont dépassé 42 milliards d’euros. C’est énorme. Pour autant, malgré leurs efforts, nos PME ont souvent des difficultés à franchir la dernière étape vers l’export. Il n’est pas évident de réunir tous les acteurs en un guichet unique, même si des progrès ont été faits. Nous notons avec grand intérêt la proposition par Guillaume Garot de référents régionaux spécifiques pour les IAA. Cela pourrait s’intégrer à une stratégie de conquête à l’exportation. Les IAA françaises font-elles le choix de la montée en gamme ? La crise ne tend-elle pas à infléchir l’offre dans l’autre sens ? A. L. : La crise a effectivement cristallisé, dans toutes les industries de biens de consommation, des comportements d’achat en sablier : l’entrée de gamme et le haut de gamme sont plébiscités par les consommateurs, au détriment du milieu de gamme. C’est là tout l’enjeu : la problématique du pouvoir d’achat plaide pour une offre de produits très accessibles abondante et de qualité, mais ce serait une erreur que de se détourner de la montée en gamme. Comme 80 % du chiffre d’affaires de nos entreprises est réalisé en France, il est vital de valoriser ce marché. Or cette valorisation passe forcément par la montée en gamme, donc par l’innovation. Que recommande aujourd’hui le comité stratégique de l’agroalimentaire et de l’agro-industrie créé en novembre 2010 ? A. L. : Il était normal, de par sa stature, que l’agroalimentaire soit reconnu comme une des filières stratégiques de l’industrie française. Dans ce comité stratégique, dont la vice-présidence est assurée par Jean-René Buisson, président de l’Ania, quatre groupes de travail ont été mis en place, pour autant de problématiques cruciales. Le premier concerne l’attractivité du secteur et a abouti à l’élaboration d’outils de communication participant de sa valorisation auprès de recrues potentielles. Le deuxième recense les obstacles et les pistes d’amélioration à l’exportation, notamment par la simplification réglementaire et administrative. Le troisième s’est penché sur le développement durable et l’adaptation, en collaboration avec l’Afnor, de la norme Iso 26 000. Enfin, un groupe de travail a été constitué autour des relations dans la filière : il y a une prise de conscience que des relations sereines entre les acteurs bénéficieraient à toute la filière, mais toutes les conditions ne sont pas encore réunies.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.