Bulletins de l'Ilec

Reconstituer la présence perdue - Numéro 431

01/11/2012

La montée en puissance du consommateur acteur répond à un besoin de compensation qui tend à légitimer l’appel à produire français, naguère considéré comme chauvin. Pour autant, acheter français passe par des prix comparables, ou par une qualité singulière. Entretien avec Eric Fouquier, cabinet Théma

On voit de plus en plus de produits, surtout alimentaires, arborer un drapeau français ; cela répond-il à une attente vraiment en expansion ? Eric Fouquier : Oui. La hauteur des intentions d’achat de biens produits en France (50 % ) est le signe d’un phénomène de masse1. Reste à savoir s’il est plus qu’une mode. Je fais le raisonnement suivant : d’abord, ne pas « psychologiser » l’achat national comme le résultat d’une attente (motivations et attentes sont toujours réversibles), mais le considérer plutôt comme un calcul du citoyen consommateur, suivi d’une prise de position face à des évolutions lourdes de notre environnement. Lourdes donc durables, de même les prises de position qui en découlent. De quelles évolutions s’agit-il ? De la crise systémique. Les citoyens vivent dans l’inquiétude. Ils anticipent la destruction possible de leur milieu de vie. Les grandes craintes bibliques sont de retour – empoisonnement de masse, montée des eaux, réchauffement, immigration massive, appauvrissement. Elles font évoquer un peu partout dans les médias un effondrement de civilisation. Il n’y a qu’à observer le taux croissant de ceux qui craignent de finir SDF, 60 % en 2008 selon TNS. A cela s’ajoute un déficit plus vague mais non moins troublant : la perte d’identité personnelle entraînée par l’érosion de l’identité des nations, de leur culture, de leur territoire, de leur langue face à l’expansion des valeurs mainstream. Or la confiance en soi de l’individu se nourrit de sa confiance dans son propre pays. L’affaiblissement du sentiment d’identité collective entraîne des troubles de l’identité individuelle. Dans ce tableau, acheter français est un acte compensatoire. Il s’apparente aux rituels associés à la pensée magique qui ont pour fonction de « reconstituer la présence perdue ». Mais c’est aussi un acte qui a des effets pratiques, au moins escomptés, de soutien à l’économie, par le moyen d’un instrument de pression à double détente, le boycottage (des produits étrangers) et le parrainage (des produits locaux). Ces deux leviers ne sont pas d’un emploi nouveau. Ils ont servi à lancer les produits éthiques, puis les produits bio. En ce sens, « acheter français » est le prolongement de l’« acheter éthique », cela participe d’un mouvement historique qui s’approfondit et se développe. Quel sont l’enjeu principal et les motivations du « consommer français » : l’emploi, le renforcement du tissu industriel, le développement durable, la défense du modèle social ? E. F. : Les intentions sont politiques, culturelles, écologiques, et il y en a certainement d’autres. A bien y regarder, leur énoncé est stupéfiant. Il faut se rappeler combien le « consommer national » était jugé ringard encore récemment (en France du moins, car à l’étranger il ne l’a jamais été). C’était le signe du repli sur soi, le béret basque et la baguette. Puis les années hyperconsommatrices ont cheminé vers leur fin. Et voici l’achat français qui entre en phase avec la seule rupture porteuse d’avenir qui se soit récemment produite, l’émergence du consommateur acteur : un nouveau venu qui, par ses achats, veut contribuer à une action collective sur le monde qui l’entoure. Pour certains, l’origine France est même en train de passer du statut de label (« made in France ») au statut de marque au sens fort2. On sait d’où une marque tire sa puissance de pénétration et de transformation : elle couvre le produit d’une couche de sens (de 
« sortilèges ») qui, correspondant aux valeurs des consommateurs, déclenchent leur désir en leur promettant l’appropriation de la valeur par l’achat du produit. La « marque France » suit déjà ce modèle pour les consommateurs étrangers. Dans les mégalopoles d’Asie, le luxe français est une promesse de chic parisien, de séduction, de supériorité dans la course au succès, d’évasion fantasmée dans cette « possibilité d’une île » que représente la France. Toutes ces valeurs sont issues du terreau culturel et géographique français que l’on rêve acquérir par l’achat. On ne peut pas comprendre le succès d’un produit de luxe français à l’étranger si l’on ne prend pas en compte, dans le millefeuille des valeurs qu’on lui prête, celles qui sont issues de l’origine France. Dans l’Hexagone, bien sûr, les valeurs locales facteurs d’adhésion sont différentes : on y trouve la tradition, l’histoire, le goût ou le style national, des évocations régionales, l’image des artisans, etc. Mais le fonctionnement est parent. Acheter français s’apparente-il à du localisme ? Cela peut-il être un faux nez du protectionnisme, sinon du nationalisme ? E. F. : La question ainsi formulée vaut condamnation. On entend frilosité, tradition, refus de la modernité et même erreur historique, menace contre la démocratie… Mais si l’on adopte le point de vue du sujet acheteur qui, au lieu de considérer son intérêt immédiat, fait l’effort de chercher à bien placer sa dépense pour qu’elle soit utile à qui en a besoin, alors ce type d’achat n’est pas un repli. Il brise au contraire la coquille de l’acte individualiste, il ouvre à un combat pour l’art de vivre, pour la prise en compte du social et finalement du futur. On trouve, dans la troupe des soutiens à l’achat français, au-delà des protectionnistes et des nationalistes, toute une variété de gens diversement engagés dans et par des idées (et la France n’en manque pas) : altruistes, écologistes, moralistes, croyants, citoyens cultivés, etc. A leur propos, je ne dirai pas qu’ils avancent sous un faux nez, ils se revendiquent pour ce qu’ils sont. Selon une étude du Crédoc (mai 2011), deux Français sur trois (au lieu de 44 % en 2005) se disent prêts à payer plus cher pour des produits fabriqués en France. Mais selon un récent sondage en ligne3, pour leurs achats de Noël, seuls un tiers d’entre eux seraient prêts à un surcoût de 10 % pour des produits fabriqués en France. L’écart entre déclarations et pratiques rend-elle la démarche chimérique ? E. F. : En 2002, à la demande du ministère de l’Economie, le Credoc a fait un sondage sur la « consommation engagée » avec en arrière-plan la question qui a donné son titre au rapport : « S’agit-il d’une mode passagère ou d’une nouvelle tendance de consommation ?4 ». Parmi dix engagements de citoyenneté (non-recours au travail des enfants, fabrication non polluante, etc.) le « produit fabriqué en France » venait en deuxième position, en réunissant 32 % des Français. Il en ressortait aussi que 52 % se disaient prêts à accepter un supplément de prix de 5 % pour obtenir des entreprises certains engagements de citoyenneté (20 % étaient sûrs d’accepter et 32 % en envisageaient la possibilité). La conclusion de l’époque fut : « il existe une vraie sensibilité, au moins déclarative … un fort courant d’opinion en faveur de la consommation éthique », mais « il est certainement trop tôt pour dire que la consommation éthique est appelée à devenir un véritable ressort des motivations d’achat », bien que « à n’en pas douter elle [soit] à la mode », car il n’était « pas impossible que les enquêtés aient un peu enjolivé la réalité ». Les produits bio ont fait l’objet plus tard d’observations semblables. Tout est dit : le constat d’un phénomène émergent de consommation engagée, l’incrédulité quant à la véracité des déclarations, le soupçon malgré tout que quelque chose se passe. Depuis 2002, la consommation et la production éthique sont entrées dans la loi et s’imposent aux entreprises par la RSE, le bio est le seul secteur de l’alimentaire à se développer toujours, en dépit de son prix (+ 38 % de progression depuis 2007 en France5)… L’écart entre souhaits et pratiques est promis à se résorber si le sujet est fondé. Dans le cas des produits français, effectivement perçus par les consommateurs comme plus chers, nous constatons dans nos réunions de groupe que la raison du non-achat n’est pas un désir qui serait artificiel, incertain et finalement inopérant, mais plutôt le fait que bien des gens n’ont simplement pas les moyens d’acheter plus cher. Leur priorité est de minimiser chaque dépense pour maximiser leurs libertés d’achat ultérieures. Le frein n’est pas le fantasme, mais le manque d’argent. L’achat français vertueux n’a ses chances qu’à prix comparables. Une fois l’offre française mise au niveau de l’offre chinoise, le mouvement se déclenchera de plus belle, tant le décalage temporaire entre le vouloir et le pouvoir est un ressort classique du changement. Dans un contexte de crise européenne, ne faut-il pas plutôt promouvoir les produits européens (ce qui répondrait, selon le Crédoc6, à une attente des jeunes) ? E. F. : La réponse devrait être oui. L’Europe achète français, elle aussi, elle contribue donc au confort des salariés français. Ils savent qu’en toute logique il faut soutenir la vente des produits européens en France. Cela, c’est la théorie. Elle est contre-intuitive pour un consommateur non initié, et elle le restera tant que l’Europe n’aura pas un fonctionnement clairement fondé sur la réciprocité. Il faut pouvoir acheter un produit polonais en sachant que les consommateurs polonais achèteront français. Mais aujourd’hui ce raisonnement n’est pas possible. Certains jeunes nés dans les années 1980, dans un ensemble géographique donné comme européen, éduqués dans cette conscience-là, se sentent d’une nationalité européenne, ou française et européenne. Ils placent naturellement les frontières autour des Vingt-Sept. Mais d’autres jeunes, de milieux moins urbains ou ayant poussé moins loin leurs études, ou encore frappés par le chômage, continuent à penser leur territoire d’appartenance dans les mêmes termes que leurs parents. Le développement de la crise va renforcer cette dernière population. L’origine française serait, dans l’esprit des consommateurs, de plus en plus associée à la qualité (52 % en 2010, au lieu de 33 % en 1997, selon TNS Sofres). Faut-il en conclure que le lancinant problème du « niveau de gamme » des produits français est derrière nous ? E. F. : Je ne vois pas comment le niveau de qualité produit par un processus de compétition permanente pourrait être durablement acquis. Cela dit, ce que mesure TNS indique peut-être l’émergence d’une autre notion de qualité propre à la France, moins strictement technique, moins froide, englobant des paramètres « chauds » comme la puissance d’évocation, la beauté du style, l’originalité, la qualité environnementale et sociale, l’évocation d’un art de vivre, d’une historicité, du respect des traditions, etc. La qualité d’un fromage, d’un vin, d’un vêtement, d’une pièce de mobilier, ne se mesure pas comme celle d’un robot ménager. Adoptons le point de vue d’un consommateur convaincu de la pertinence de l’achat « citoyen » et venu à l’achat « français » : il est probablement clair pour lui, comme pour les citoyens d’Europe du Nord ou du Japon, qu’on ne peut pas continuer à accumuler les objets au rythme d’aujourd’hui. La consommation de ressources d’un citoyen de pays développé est trente-deux fois supérieure en volume à celle du ressortissant d’un pays pauvre, nous dit le biologiste et géographe Jared Diamond7 . Ce citoyen méditatif se dit peut être qu’un autre rapport aux objets doit être inventé. Il va modifier son rapport à la qualité. Le fait que l’objet soit indémodable, résistant, réparable, attachant, évocateur d’une culture qu’il faut elle aussi sauver de l’obsolescence, deviendra essentiel. Il lui faudra prendre en considération non seulement les prestations techniques, mais tout un au-delà de sens qui finira par changer l’âme des objets inanimés dont il va s’entourer. La qualité perçue deviendra, pour lui, très différente. Quand les marques automobiles allemandes affichent leur nationalité 
(« Das Auto », « Deutsche Kalität »…), les françaises qui recourent à l’anglais n’œuvrent-elles pas à décourager sur le marché domestique la préférence dont elles peuvent faire l’objet, et à ruiner à l’exportation l’essor d’une image de qualité associée à la France ? E. F.. : Vous évoquez les signatures millésime 2010 à visée internationale « Peugeot – Motion and emotion » et « Renault – Drive the change » (en France Renault utilise plutôt la traduction « Changeons de vie, changeons l’automobile »). Je ne sais pas si ces deux phrases peuvent décourager des intentions d’achat, en tout cas elles ne le feront pas toutes seules. Car il y a un autre facteur, beaucoup plus grave. Mettons de côté les ventes en France, dont la baisse tient à des raisons diverses affectant toutes les marques, étrangères comme françaises (sauf Volkswagen). Observons ce qui se passe dans les pays émergents, Chine, Brésil, Russie, Turquie. Les marques françaises y sont perçues comme françaises avant d’être Renault, Citroën ou Peugeot. Le consommateur y fait très attention au pays d’origine, lors de sa décision d’achat, autant sinon plus qu’à la marque. Or quelle est l’image de la France industrielle dans son processus de sélection préliminaire ? Elle est mauvaise. Que dit le bouche-à-oreille ? Que les usines y sont mal dirigées, les procédés fantaisistes, que la liberté y règne davantage que la rigueur, ce qu’on résume par cette phrase qui revient d’un pays à l’autre, « ils vissent à l’envers ». Comment en arrive-t-on là ? Par référence à une image historique et culturelle du pays, où pèsent plus lourd que l’industrie l’art, l’amour, la romance, les parfums et les vins, les têtes qui tournent, les loisirs. La rigueur n’y a pas sa place, même si nous savons, en France, que c’est un procès injuste. Que disent au contraire les stéréotypes en circulation de l’Allemagne (mais aussi du Japon, des Etats-Unis) ? Qu’on n’aimerait peut-être pas y vivre, mais que les usines y sont strictement organisées, que les hommes obéissent aux règles d’un travail normé, qu’ils ont la passion des choses méticuleusement faites, et qu’ils « vissent à l’endroit ». Cette image s’est construite par référence explicite au rôle historique de l’Allemagne, à son industrie séculaire, à son art de la guerre et aux matériels militaires performants, dominateurs, indestructibles qu’elle a su construire. L’intelligence stratégique de la signature Volkswagen « Das Auto » et « Deutsche Kalität » repose sur ce socle : il suffit à VW d’affirmer martialement sa germanité (avec ce qu’il faut d’ironie pour ne pas susciter de rejet), par le recours à une expression stéréotypée de la langue nationale, pour concentrer sur la voiture toutes les valeurs de l’habitus allemand, qui sont identiques aux valeurs qu’on attend d’un fabricant de voiture. C’est avec l’image de l’Allemagne que Volkswagen vend ses modèles. Et c’est par l’image de la France, avec une facette romantique lumineuse, mais aussi une facette industrielle faiblarde, que les marques automobiles nationales sont handicapées. De plus, dans les médias et la publicité, la part de voix archidominante du luxe et de la mode ajoute au déséquilibre entre valeurs chaudes du romantisme français et valeurs froides de l’esprit cartésien. Le problème de fond est là. Il n’est pas à portée des seuls constructeurs de le résoudre, même si l’on peut penser que les signatures du futur pourraient mieux exprimer l’habitus français qu’elles ne le font. 1. Enquête Obsoco, novembre 2012. Le Crédoc évaluait cette population à 32 % en 2002. 2. Voir le n° thématique « La marque France », Revue française de gestion, vol.37, 2011, sous la direction de Jean-Noël Kapferer. 3. Etude Toluna pour le site Economiematin.fr (www.economiematin.fr/les-experts/item/2076-achat-made-in-france-noel-sondage). 4. Crédoc, ibid. 5. Le Monde Magazine, 10 novembre 2012 p. 102. 6. Crédoc, Consommation et Modes de vie, mai 2011. 7. Le Monde du 29/9/2012.

Propos reccueillis par J. W.-A.

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.