Bulletins de l'Ilec

Consommateur, responsable mais non coupable - Numéro 439

01/11/2013

Eradiquer le gaspillage passe par une action collaborative entre tous les acteurs de la chaîne d’approvisionnement. Entretien avec Rémy Gerin, directeur exécutif de la chaire grande consommation à l’Essec

Le gaspillage, un nouvel enjeu sociétal ?

Rémy Gerin : Trente à cinquante pour cent de la nourriture produite dans le monde n’est ni transformée ni consommée. Un Français jette 20 à 30 kg d’aliments par an, pour une valeur de l’ordre de 400 euros. On ne peut pas rester insensible.

Le gaspillage constitue un sujet qui mobilise, et parfois même fédère des acteurs non naturellement alliés. Il a fait l’actualité en 2013, de par certaines initiatives des pouvoirs publics comme la prise de parole de la Commission européenne visant à le réduire de moitié d’ici à 2025, le Pacte national lancé par Guillaume Garot en France, et les initiatives des acteurs économiques. Citons Danone et son pot « Kiss » offrant une meilleure « cuillérabilité », Système U et la « Chasse au vide » ou règle du « vide minimum » qui concerne aussi bien les produits, les cartons, les palettes et les camions, Auchan et le développement des ventes en vrac, sans oublier les 32 000 tonnes de produits donnés chaque année aux plus démunis par l’intermédiaire d’associations choisies. Mentionnons également des initiatives alternatives du type Disco Soupe1, ou, plus digitales, tel le service web mobile développé sous la marque « Zéro Gâchis » lancée en Bretagne.

Ce sujet sera encore à l’agenda les prochaines années, parce que les solutions à ces préoccupations environnementales, économiques et sociétales n’auront pas toutes été trouvées.

Les consommateurs sont-ils les seuls responsables de ce qui est gaspillé en bout de chaîne ?

R. G : Les ménages sont responsables de 67 % du gaspillage alimentaire en France, à comparer avec 2 % pour les industries agroalimentaires, 6 % pour les marchés, 11 % pour le commerce, et 15 % pour la restauration hors foyer. On peut donc vite stigmatiser le comportement des consommateurs. Je pense qu’ils ont été à cet égard mal élevés, et qu’ils sont encore mal informés, quand parfois ils ne comprennent pas du tout la DLC et la DLUO.

De toute façon, on ne les aide pas beaucoup, dans un monde marchand qui continue, somme toute assez logiquement, à valoriser l’innovation, la consommation et l’achat en quantité, surtout quand les volumes ne sont pas à la fête, comme c’est encore le cas dans les PGC cette année. Le consommateur est-il responsable ? Peut-être. Coupable ? Non. Et les solutions, si on accepte qu’elles relèveront de l’axe information-éducation, passeront par l’engagement, la créativité et la constance sur une longue durée du trinôme industrie, commerce, pouvoirs publics. D’où l’importance capitale de la mise en œuvre de démarches collaboratives entre l’industrie et le commerce de grande consommation pour bâtir des plans d’action et développer de bonnes pratiques visant à réduire le gaspillage. C’est ce que la chaire grande consommation de l’Essec vient de proposer à ECR France2.

Le développement des marchés parallèles d’invendus (épiceries solidaires, Panier de la mer…) pourrait-il fragiliser le marché des PGC alimentaires ?

R. G. : Il faut distinguer le circuit de « déstockage marchand » du circuit du don et du social business, au sens donné par l’économiste bangladais Muhammad Yunus. Oui, le développement des circuits de déstockage, qui se nourrit en partie de la gestion amont du gaspillage, par les IAA notamment, peut fragiliser certains marchés de PGC, même si la part de marché de ce circuit est aujourd’hui très faible.

En revanche, je ne pense pas que le risque existe dans l’autre branche, car le don aux épiceries sociales, aux banques alimentaires, permet à la marque de conserver un lien avec un certain public, de maintenir sa désirabilité, à un moment où elle n’est de toute façon plus abordable. Elle reste donc ainsi dans le champ primaire de choix de tous les consommateurs – même si redevenue accessible pour certains via un circuit « subventionné » –, ce qui est un des basiques de nos métiers de grande consommation. La Banque alimentaire a expliqué récemment à nos étudiants la force que peut avoir, pour une famille démunie, la possibilité de remettre une bouteille de Coca-Cola dans son réfrigérateur.

Sur ce chapitre, je me permets d’insister sur deux autres éléments. D’abord, la nécessité que les dons puissent se faire facilement et sans obstacle, c’est-à-dire que soit assouplie l’obligation d’endosser la responsabilité sanitaire une fois les produits donnés. Les Etats-Unis ont été les premiers à étendre au don alimentaire, en 1996, la loi du « Bon Samaritain », qui assouplit les risques pénaux et civils d’une personne portant assistance à personne en danger. La France est en retard, même si le ministère de l’Agriculture a déclaré vouloir « clarifier la responsabilité du don alimentaire et mettre à plat les lois existantes ».

Deuxième élément : la nécessité que les industries agroalimentaires, compte tenu de la part de la pauvreté en France (entre 5 et 9 millions de personnes selon le palier pris en considération), développent aussi dans et pour notre pays une offre s’adressant à ce segment. Relisons C. K. Prahalad : The fortune at the bottom of the pyramid3.

La centralisation des achats pousse-t-elle au gaspillage, en négligeant les particularités de la demande locale ? Les enseignes offrent-elles des produits qui répondent assez à cette demande ?

R. G. : Evidemment, une trop forte centralisation des achats impacte la performance de l’enseigne, pour deux raisons a minima : l’approximation dans l’adaptation de l’offre à la demande locale, et la mauvaise anticipation des engagements. Mais ceci semble relever d’un temps révolu. Auchan, Cora ou Système U, par exemple, sont depuis longtemps engagés dans un mode de fonctionnement permettant de coller à la demande locale, à travers une initiative forte laissée aux points de vente quant à la négociation avec des fournisseurs régionaux. Carrefour s’est maintenant, fort logiquement, réengagé dans cette voie.

Les enseignes en font-elles assez ? Peut-être pas, surtout dans un contexte de LME où elles cherchent à compenser la baisse de profitabilité sur les marques leaders, et à rechercher de la différenciation à travers l’offre. Peut-être pas idéalement, dès lors que les enjeux de simplification et d’efficacité de la supply chain demeurent au cœur des recherches d’optimisation du modèle économique.

Les promotions de type différées peuvent elles réduire le gaspillage ?

R. G. : Oui, certainement. Des initiatives telles le BogofL (buy one get one free later), lancé fin 2009 par Tesco, semblent vertueuses. Mais je tiens à rappeler qu’en amont de toute réflexion sur la promotion, il y a le travail sur l’offre, sur le produit, sur le conditionnement et sur l’information produit. Et c’est là que se situent beaucoup de réponses contre le gaspillage.

Quelles actions des divers acteurs économiques contre le gaspillage vous paraissent les plus remarquables ?

R. G. : Les démarches collaboratives entre l’industrie et le commerce me semblent essentielles. Et il n’y en a que trop peu aujourd’hui en France. L’une des meilleures expériences nous semble britannique : le « Courtauld Commitment » rassemble une cinquantaine d’acteurs majeurs (industriels, distributeurs, fournisseurs), engagés depuis plusieurs années pour réduire le gaspillage, à travers un travail sur l’offre, l’éducation des consommateurs, et l’optimisation de la supply chain.

La chaire grande consommation de l’Essec a consacré avec ses étudiants un important travail au gaspillage alimentaire en 2012-2013. La question était-elle nouvelle d’un point de vue pédagogique ?

R. G. : La chaire grande consommation de l’Essec tente depuis plusieurs années de réfléchir, d’encourager et d’agir pour une consommation et une distribution plus responsables. En 2010, pour fêter les vingt-cinq ans de sa création par Daniel Tixier, elle avait réuni plusieurs de ses partenaires industriels et commerçants autour de Christine Lagarde, alors ministre de l’Economie, de l’Industrie et de l’Emploi, pour lui présenter vingt-cinq idées pour relancer la croissance. Nombre de ces idées présentant des orientations responsables, la Chaire a décidé d’en mettre concrètement en pratique quelques-unes et de renouveler chaque année ses réflexions à travers des travaux de recherche des étudiants. Ainsi sont nés les prix Essec de la Distribution responsable et de la Consommation responsable (ce dernier soutenu par l’Ilec).

Quant aux travaux de recherche, les thèmes ces dernières années ont été les suivants. 2010 : « Pourquoi le pouvoir politique doute-t-il de la capacité et de la volonté de la distribution à assumer durablement et avec ambition une responsabilité sociétale ? » ; 2011 : « Que devraient faire les enseignes en 2011-2012, seules ou ensemble, pour convaincre le grand public et les médias du fort développement de leur engagement sociétal ? » ; 2012 : « Que devraient faire les enseignes en 2012-2013, seules, ensemble ou avec les fournisseurs, pour viser en France le segment “Base of the Pyramid” ? ». Dans cette volonté de réflexion pérenne autour de la consommation responsable, la Chaire a donc choisi pour 2013 de creuser plus particulièrement le sujet du gaspillage en se posant la question suivante : « Que devraient faire les enseignes et les fournisseurs, ensemble, dès 2014, pour mieux lutter conte le gaspillage alimentaire ? » L’ensemble des travaux est consultable sur le site chaire-pgc.essec.edu.

1. Evénements publics d’épluchage de fruits et légumes disqualifiés, invendus ou de troisième main dans une ambiance festive. Les soupes, salades et jus de fruits sont redistribués à prix libres.
2. ECR France est l’organisme paritaire industrie-commerce qui traite de l’amélioration de la chaîne d’approvisionnement. Cf. p.4.
3. Cibler les populations à la base de la pyramide réduirait considérablement la pauvreté, les inégalités Nord-Sud et constituerait la plus grande opportunité de l’histoire du commerce.

Propos reccueillis par J. W.-A.

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