Bulletins de l'Ilec

L’affaire de tous - Numéro 439

01/11/2013

La consommation raisonnable appelle une gestion raisonnée des produits alimentaires. La lutte contre le gaspillage, œuvre de longue haleine, et œuvre collective, atteste que l’on entre dans une nouvelle ère de la consommation. Entretien avec Serge Papin, PDG du groupement coopératif Système U

Le Rapport de 2011 du ministère de l’Ecologie1 n’impute que 6 % du gaspillage alimentaire à la distribution : celle-ci ne serait-elle donc pas concernée ?

Serge Papin : Pour une fois, un sujet de société n’a pas besoin d’un seul coupable pour qu’en soit trouvée la cause. Ici, point de bouc-émissaire qui serait jugé responsable du gaspillage. Tout le monde a une part de responsabilité, la production, la transformation, la distribution et le consommateur. Nous sommes tous « coupables » mais aussi victimes du modèle de la société de consommation fondée sur la massification, le volume, et faisant passer au second plan le gaspillage. Aujourd’hui, ce modèle a atteint, par certains aspects, ses limites. L’idée qui prévaut est d’agir ensemble, chacun à son niveau, aussi modeste soit-il, pour enclencher un cercle vertueux.

Le gouvernement entend réduire le gaspillage alimentaire de moitié d’ici 2025. Est-ce, selon-vous réalisable ?

S. P. : Fixer un objectif est chose normale, même si on peut s’interroger sur la difficulté à mesurer tous les gains sur des sujets comme celui-ci. Ce qui prime est que, au-delà de l’objectif, une ambition commune soit partagée par tous les acteurs, qu’une prise de conscience des enjeux soit effective.

Vous êtes signataire du Pacte antigaspi 2025. A quoi cela vous engage-t-il ?

S. P. : Nous devons, dans un premier temps, améliorer ce qui existe déjà sur le plan des mesures pour réduire le gaspillage. N’oublions jamais que l’action de jeter, surtout de la nourriture, est, pour un commerçant, antinomique et anti-économique, puisque cela vient en déduction des performances économiques de l’entreprise. Aujourd’hui, tous les groupes de distribution ont des outils de gestion informatiques des stocks, qui permettent d’avoir un état beaucoup plus précis aussi bien dans les magasins que dans les entrepôts.

Comment traduire dans les rayons la suppression de certaines normes européennes de calibrage des fruits et légumes (2009), et renoncer aux normes esthétiques qui prévalent toujours de fait chez les acheteurs ?

S. P. : C’est très difficile, car cela demande d’agir sur les comportements, les pratiques, les habitudes, et cela ne peut déboucher sur des effets attendus qu’à long terme. Il faut faire évoluer les a priori des consommateurs, leurs références de qualité. Ils ont toujours vu des tomates bien rouges, des carottes bien droites, des pommes de terre sans yeux, des pommes bien cirées ! Le consommateur est un peu schizophrène : d’un côté, lorsqu’il est interrogé, il dit ne pas être perturbé pas l’aspect des fruits, mais, quand il s’agit de passer à l’acte d’achat, les choses changent. Les distributeurs doivent eux aussi changer leur comportement, particulièrement ceux des agréeurs qui font passer un véritable casting aux fruits et légumes ! Sachez que le seul règlement européen consacré à la définition du concombre est décrit sur 25 pages ! L’excès de formalisme a ses effets pervers. Un concombre a le droit de pousser de travers, il ne sera pas pour autant mauvais. Mais on ne peut décider seul, il faut un consensus entre les différentes autorités, françaises, européennes.

La centralisation des achats pousse-t-elle au gaspillage, en négligeant les particularités de la demande locale ?

S. P. : Il est vrai qu’une des solutions pour réduire le gaspillage serait de revenir à une plus grande proximité de la production et de la distribution, ce qui permet d’éviter les approximations sur les quantités. Soulignons que le retour à la proximité correspond à d’autres aspirations, celles du consommateur qui constate des effets bénéfiques sur l’économie locale. Pour autant, on ne va pas demander à tous les fabricants de yaourts de produire localement et d’avoir des usines à côté de tous les magasins français. C’est une piste, mais ce n’est pas la seule.

Les magasins indépendants sont-ils plus aptes à mener des actions antigaspi concrètes au niveau local ?

S. P. : Par nature, les centres de certaines décisions des indépendants sont moins centralisés, mais les groupes intégrés ont eux aussi compris les enjeux et ne restent pas l’arme au pied. La proximité a des vertus dans l’aspect commercial et économique mais également en termes d’image.

Les pénalités logistiques n’incitent-elles pas les fournisseurs à produire trop ?

S. P. : Non, je ne pense pas ; aujourd’hui les produits frais sont à vingt et un jours de date en moyenne, les industriels fabriquent sur ces marchés de tout, quasiment tous les jours.

Quels sont les produits alimentaires les moins gaspillés ?

S. P. : L’épicerie sèche, les produits qui ont les dates de péremption les plus éloignées, les conserves de légumes…

Le vrac limite-t-il le gaspillage, si on prend en compte toute la chaîne de distribution ?

S. P. : Le vrac ne peut pas s’appliquer à tous les produits. Des expériences ont été menées, chez Auchan par exemple. Mais cela ne porte que sur des produits où le gaspillage est faible, car ce sont des produits peu périssables, comme les légumes secs ou le riz. On ne pourra jamais vendre des yaourts en vrac. Il est vrai, pour autant, que son effet sur le gaspillage est positif quand on peut, soi-même, mesurer la quantité souhaitée.

Le développement des produits alimentaires saisonniers (brochettes pour barbecue l’été…) ne favorise-t-il pas le gaspillage quand la météo est contrariante ?

S. P. : Oui, bien sûr, mais c’est fort heureusement rare, et le distributeur a la possibilité de solder. Certains des magasins U travaillent avec le site Zéro-Gâchis, qui organise ce type de vente sur internet.

Qu’est-ce qui conduit les magasins à retirer des produits cinq à huit jours avant leur DLC ?

S. P. : Ce genre de pratique date d’une période ancienne, celle de la consommation de masse, celle de la super-fraîcheur, argument de vente longtemps partagé par bon nombre d’acteurs de la distribution. Le « plus frais que frais » n’a plus la même valeur argumentaire, et pour certains publics sensibilisés au gâchis, cela serait presque rédhibitoire.

Faut-il réserver les promotions aux produits en fin de validité ? S’en tenir à l’avantage différé ?

S. P. : C’est compliqué à mettre en œuvre, surtout pour une promotion nationale. Et on risque de revenir à la consommation « volumique ». Aujourd’hui, les gens recherchent une consommation raisonnable et ont tendance à délaisser les promotions inutiles.

Faut-il promouvoir des dispositions antigaspi dans les conditions commerciales (CGV et CGA) des industriels et distributeurs ?

S. P. : Je pense que le gaspillage est un sujet d’organisation, pas de conditions. Les dons aux banques alimentaires posent-ils aux enseignes de gros problèmes de logistique, de transfert de propriété (et de responsabilité) ?

Y a-t-il des catégories de produits où ils sont exclus ?

S. P. : Système U travaille avec les banques alimentaires mais aussi les Resto du cœur, le Secours populaire, le Secours catholique et les associations locales. Si les dons de produits secs ne posent pas de problèmes logistiques, il n’en va pas de même des produits frais, car ils doivent être bien traités en termes de respect de la chaîne du froid. Les associations sont pleines de bonne volonté mais ne disposent pas toujours des moyens adéquats. On a pu le constater avec l’affaire des lasagnes, dans le prolongement du « horsegate », quand les associations manquaient cruellement de camions frigorifiques.

La perte de valeur de l’alimentation (dévalorisation relative dans les budgets des ménages ; course à la baisse des prix entre enseignes) porterait-elle structurellement au gaspillage ?

S. P. : Oui, l’alimentation n’a plus la même valeur dans une société de consommation, quand les risques de pénuries ont disparu et que les gens ne sont plus habitués à ne pas gâcher. La société du consommable est devenue celle du jetable. Personne n’est coupable, mais nous avons tous à prendre ce sujet à cœur et à mener des actions. Ce sera long, car les habitudes d’hier sont encore bien ancrées, prétendûment justifiées par un certain confort. L’heure est désormais aux efforts !

1. http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/Rapport%20intermédiaire_VF-1.pdf.

Propos recueillis par J. W.-A.

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