Bulletins de l'Ilec

Gaspiller pour conjuguer l’hypocondrie ? - Numéro 440

01/12/2013

Le gaspillage peut passer pour plus maîtrisé dans les cultures protestantes valorisant l’esprit de frugalité au détriment de la convivialité. Mais les écarts de valorisation de l’alimentation, sous l’empire commun de la sécurité sanitaire, œuvrent dans un autre sens. Entretien avec Claude Fischler, sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS

Le gaspillage alimentaire est-il associé à des traditions culturelles, voire religieuses, plus qu’à d’autres ?

Claude Fischler : Si l’on s’en tient à la seule histoire culturelle européenne et plus particulièrement à celle de la France et de la Grande-Bretagne, on voit que ces deux pays se distinguent par une opposition durable dans la mise en valeur des vertus de l’économie. Après la naissance de la grande cuisine française, celle de cour, au xviie siècle, la Grande-Bretagne promeut davantage, dans ses livres de cuisine, la frugalité, le « good house keeping ». Aujourd’hui encore, aux Etats-Unis, le très ancien magazine féminin, toujours dans les kiosques, qui a pour nom Good House Keeping, se singularise par un ton très économe, par ses leçons de bonne conduite du foyer. Le lien avec le protestantisme semble expliquer ce type de comportement fondé sur la responsabilité individuelle, il faut rendre compte de tout, aussi les vertus domestiques sont placées sur le même rang que les vertus plus nobles. Le catholicisme met davantage en avant, sur le plan alimentaire, le plaisir partagé, la convivialité. Aussi l’accent est-il moins important sur les vertus d’économie.

Les sociétés traditionnelles étaient-elles « zéro gaspi » ?

C. F. : Au temps des chasseurs-cueilleurs-nomades, qui représente plus de 99,99 % de l’histoire de l’humanité, les sociétés étaient par nécessité très vigilantes, car elles devaient gérer de manière permanente l’insécurité et l’incertitude alimentaire. Des règles très strictes régulaient donc la distribution de la nourriture, que ce soit du gibier ou de la cueillette. De plus, tous les membres étaient conscients de leur responsabilité, les uns vis-à-vis des autres. Au temps de la société agricole, la frugalité est de mise et parfois des soupçons naissent, au moment des disettes, comme durant la crise du blé au début de la Révolution française, où les « accapareurs » sont dénoncés, accusés de thésauriser le blé… Au sortir de la Seconde Guerre mondiale et des années noires, années de pénuries, la génération des baby-boomers a baigné dans l’éducation que leur ont donnée leurs parents qui ont connu la faim. Aussi, rien n’est jeté, gaspillé. Tout change au début des années 1970 : sur fond de montée en puissance de la grande distribution et de l’industrialisation de l’alimentation, les repères traditionnels se diluent...

Dans les sociétés industrialisées, les modes et habitudes de consommation alimentaire disposent-ils plus ou moins au gaspillage ?

C. F. : Oui, bien sûr, dans les mentalités d’abord. On ne semble pas manquer d’aliments dans la vie quotidienne, mais plutôt d’argent. Et pourtant s’est tenu récemment aux Etats-Unis un colloque où une conférence avait pour thème « Hunger in America », la faim aux Etats-Unis. On montre des banques alimentaires fréquentées par des gens obèses. Ce pays, comme d’autres, est confronté non pas au problème de la faim, mais à celui de la mauvaise alimentation, trop dense en calories. L’obésité frappe les catégories sociales les plus défavorisées. D’un côté, donc, nous n’avons plus la crainte de la pénurie, mais de l’autre le discours alarmiste sur l’avenir de la planète pose la question de savoir si nous pourrons nourrir neuf milliards d’hommes en 2050, la question de la finitude de nos ressources, soit le discours inverse. Comment concilier ces deux modes de pensée ?

L’hygiénisme, la quête d’une sécurité alimentaire toujours plus poussée, étayée par la médiatisation des crises alimentaires, poussent-ils au gaspillage ?

C. F. : Oui, et il y a là, après l’éclairage à partir des mentalités, une analyse du gaspillage sur le plan matériel. Les soucis d’hygiène, de sécurité sanitaire ou de gestion de la restauration collective favorisent un gaspillage colossal, qui est de dimension macro et micro. Sur le plan macro, tous les produits déjà emballés et qui pourraient être réutilisés ne le sont pas, en raison des mesures sanitaires, des dates de péremption. On peut ajouter le gaspillage protestataire, quand les agriculteurs déversent le lait ou des œufs sur la voie publique parce que les prix s’effondrent. Sur le plan micro, le gaspillage s’observe dans les self-services, les cantines scolaires, où les plateaux repas regroupent les trois éléments du repas traditionnel (entrée, plat, dessert) : souvent, l’un n’est pas mangé. Les questions de flux de personnes prévalent sur les économies.

Le gaspillage alimentaire contemporain entretient-il un rapport avec la dépense symbolique, le sacrifice ? Ou ne s’entend-il que comme un fait d’ordre fonctionnel-dysfonctionnel ?

C. F. : C’est principalement sur le plan fonct-ionnel-dysfonctionnel que le gaspillage s’observe, mais la dimension éthique et morale ne saurait être éludée. La disponibilité alimentaire, d’un côté, et l’impératif de penser la planète comme un jeu à somme nulle, de l’autre, doivent converger. Comment faire cohabiter l’idéologie de la création de richesse sans limite avec les limites des ressources de la planète ? Aujourd’hui, non seulement les consommateurs ne savent pas toujours ce qu’ils mangent, mais, comme le prouvent les crises alimentaires récentes, les industriels non plus ne savent pas ce qu’ils mettent dans leur produits. L’enjeu numéro un de l’alimentation est de réconcilier l’aliment et l’homme.

Nous encourageons les banques alimentaires, mais la part du pauvre a-t-elle encore un sens ?

C. F. : Il est vrai que depuis longtemps l’initiative personnelle, la charité individuelle, a décliné au profit de la socialisation des solidarités.

La perte de valeur marchande relative de l’alimentation dans les budgets des ménages ne favorise-t-elle pas le gaspillage ?

C. F. : La part du budget des ménages consacrée à l’alimentation affiche de fortes disparités d’un pays à l’autre quand ils connaissent pourtant les mêmes niveaux de développement : 5 % aux Etats-Unis, 15 % en France. Cela s’explique, en partie, par les stratégies différentes des industries alimentaires. Aux Etats-Unis, sur fond de baisse de la consommation alimentaire – on mange un tiers de calorie en moins qu’il y a un siècle –, les industries ont depuis longtemps fait baisser le prix de la calorie, pour que les consommateurs mangent plus, et ils ont augmenté la palatabilité (pas de saveur agressive, du gras et du sucré pour tous), pour que les aliments soient consommés par le plus grand nombre. En France, la stratégie des industriels fut différente, car ils misaient sur une plus grande qualité des produits en créant de la valeur ajoutée. L’alimentation demeure en France au centre de la vie sociale et collective ; aux Etats-Unis elle s’est individualisée et demeure beaucoup moins chargée socialement.

Propos recueillis par J. W.-A.

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