Bulletins de l'Ilec

Démesures tentatrices - Numéro 440

01/12/2013

Entre culpabilité et transgression jouissive, et en proie aux contradictions de nos modes de vie urbains, la demande gaspilleuse a souvent pour excuse, ou pour alibi, d’être un effet de miroir des facilités de l’offre. Par Danielle Rapoport, psychosociologue, spécialiste des modes de vie et de la consommation

Un détour étymologique nous en persuadera, le mot n’a rien pour plaire. Sa proximité avec les « déchets de paille », forme abâtardie du blé, avec le « rejet », ce qui est « gâté » (waster), la nourriture destinée au bétail (waspa en gaulois), donc l’animal(ité) non domestique, n’a rien d’appétissant. La pourriture est proche, et son corollaire, la fin du vivant. Gaspiller est « la gestion irrationnelle et mal dirigée des ressources », et la cause de cet espace délétère, voire tabou, de la dégradation, de la perte, de l’inutile. Mais la synonymie du mot, « semer, dilapider, prodiguer », nous rapproche aussi de l’hubris, de la démesure, un des critères du luxe… Les déchets ne valent-ils pas de l’or ?

Du côté de la demande

Mais allons au-delà des mots – même s’ils font sens – et creusons le pourquoi du gaspillage, notamment en alimentaire, ce qui touche au corps. En soi, il n’a rien de moral et prête à culpabilisation. Des préceptes éducatifs bien ancrés nous ont portés à ne pas jeter de nourriture ou à finir ce qu’on avait dans l’assiette – quand on a la chance d’en avoir une bien remplie ! Les « pauvres » étaient cités comme contremarque culpabilisante de nos chipotages de nantis. Il s’agissait d’obéir à une injonction familiale, admise dans ses contraintes pour son bon sens. Cette éducation nous a conduits à nous demander fort justement pourquoi les « restes » n’étaient pas redistribués, et à prendre conscience du coup d’un phénomène de classes.

Comme cette question est restée longtemps sans réponse, le gaspillage s’est ancré dans nos pratiques, à mesure des excès mal contrôlés, souvent jouissifs, de la société de surconsommation. Jeter des « restes » (dont il faudrait définir les représentations, le sens et les paradoxes) de notre assiette ou de notre réfrigérateur pourrait signifier, en contrepoint de la mauvaise gestion de nos stocks, la maîtrise de nos entrants à l’aune de la régulation de nos appétits, ou la transgression d’un interdit pour l’enfant rebelle qui sommeille en nous… Mais, plus prosaïquement, la méconnaissance de notre « part d’estomac » (les yeux plus gros que le ventre) explique que nous puissions craquer sous l’incitation de promotions volumineuses et avantageuses, acheter, alors que nous sommes seuls ou en couple sans enfants, des paquets de douze yaourts.

L’étude des effets de l’abondance sur nos comportements alimentaires et de satiété l’a montré : plus les assiettes sont garnies, plus notre appétit est sollicité. Et comme finir notre assiette est une motivation presque inscrite dans nos gènes, on peut comprendre que l’obésité des Américains s’ancre aussi dans la générosité de leurs plats. Mais présenter des portions plus petites, à surface visuelle réduite, serait aussi moins appétant et moins vecteur de satiété. Des modalités sont donc à trouver, pour articuler besoin de comblement pulsionnel et régulation de l’appétence d’une offre par trop volumineuse.

Attitudes paradoxales

Trois critères déterminent les attitudes des consommateurs face au gaspillage : la gestion de l’excès, le rapport à la fraîcheur, la gestion des lieux de conservation. L’excès est devenu un interdit, une des formes du malsain, du « mal-saint », la ripaille est malvenue au pays de la minceur et de la bienséance, chipoter à la rigueur, se goinfrer, non ! Mais tout interdit appelle sa transgression, et le gaspillage, révélateur d’un « trop », n’en est qu’une conséquence évidente. Notre attirance pour la fraîcheur, expression des bienfaits de l’hygiénisme qui est la tendance générale des sociétés occidentales, s’inscrit aussi en contrepoint et comme antidote aux représentations parfois délétères des produits transformés.

Mais qui dit fraîcheur dit vie et dégradation potentielle à éviter ! D’où les stratégies de DLC, qui jouent le marketing de la peur et le sceau de la preuve et peuvent susciter le geste sauveur d’ouvrir la poubelle pour jeter des produits qui n’ont qu’un ou deux jours de retard. Le troisième critère tient aux modes de vie urbains : lutter contre l’encombrement et gérer la seconde vie des déchets. A-t-on vu des paysans gaspiller leurs ressources ? Les épluchures aux bêtes, les os au chien, le pain dur aux poules, et les restes pour la semaine dans de gros congélateurs… En ville, la lutte contre l’envahissement appelle de l’organisation, des pauses et le besoin de faire du vide.

Du côté de l’offre

Voyons l’autre dimension de la propension au gaspillage, qui concerne l’offre, tentatrice et abondante, et le réveil tardif de ses acteurs. Les premières « chasses au gaspi » pétrolier des années 1970, suivies de celles des énergies non renouvelables, ont éveillé une conscience écologique et économique, déclinée, entre autres, dans la perception et la dénonciation d’un « trop », de produits, d’innovations, de choix et d’inutile. Du côté de l’offre, une ombre planant sur le merchandising du cumul a incité ses acteurs à jouer la carte de la théâtralisation et de la mise en scène des espaces de vente, comme objets de désir pour des populations en manque de manque. Mais ce détour qualitatif n’a pas annulé les promotions dont les volumes débordent l’appétit des acheteurs, ni les segmentations à l’infini, pourvoyeuses de nouveaux besoins et de confusion des choix.

Ce gigantisme, toujours présent, a comme effet délétère de dégrader la valeur en tant que telle des produits. Une femme avoue par exemple avoir jeté la moitié de sa bouteille de lait pour le corps : « C’était en promo, c’était pas cher, alors c’est pas grave… et surtout c’était trop grand, ça prenait trop de place, j’en ai eu marre. (…) Mais je me sens toujours en peu coupable. » Beaucoup est dit dans ces remarques. Ne dénoncent-elles pas la banalisation par la perte de valeur, y compris celle du prix ? Se débarrasser de ce qui encombre, pour « faire de la place », pouvoir trier et hiérarchiser les besoins, c’est la réponse à des achats souvent économiquement irrésistibles ou au clic facile.

Si ces consommateurs peuvent être irresponsables, la responsabilité s’approprie et se partage, à l’inverse de la patate chaude qui risque de finir, elle aussi, à la poubelle. Leur demander de se frustrer en achetant selon leurs justes besoins et leur offrir dans le même temps les sirènes de l’abondance et du sans-limite, c’est oublier qu’il leur faut apprendre justement à composer avec des limites, et pas toujours celles de leur pouvoir d’achat. Un travail d’information transversale est nécessaire pour tous les acteurs, et surtout sa mise en cohérence, pour l’ensemble de l’offre, sur fond de modération et de régulation. Les gens ne sont pas dénués de tout sens critique vis-à-vis de leur gaspillage, qui est une réponse en miroir à des formes de « gaspillage programmé », et comme pour l’obsolescence, repérées et dénoncées. Heureusement, des formes de consommation apparaissent, plus partageuses et mesurées, plus joyeuses aussi quand il s’agit de récupérer un produit, un projet (ou hors alimentaire de restaurer, de faire renaître). Le sens s’emplit à mesure que la poubelle se vide.

Pour conclure, je prendrais l’exemple d’une denrée rare, immatérielle, le temps. Quand gaspille-t-on son temps ? Dans la sensation de le perdre – en aurait-on trop ou pas assez ? Ou de le partager sans effet retour ? Ou dans ces temporalités sans sens, sans valeur, éclatées, inappropriables ? Nos expériences de consommation pourraient s’étayer sur les représentations de ces temporalités gaspillées. Essayer d’ouvrir un emballage, de lire un mode d’emploi, une liste d’ingrédients, et n’y rien comprendre, et ne pas l’utiliser : gaspillage… Mais se jouent, en contrepoint, des temps riches où l’on se sent exister et désencombrés, des temps pleins qui ne sont pas remplis par l’angoisse du vide et s’intègrent avec fluidité dans nos vies. Ce détour peut éclairer les dessous psychologiques du gaspillage à travers les actes de consommation, et la nécessité de trouver des moyens pour changer des habitudes bien ancrées. Pour « faire de nos restes non pas des ordures, mais de l’or qui dure ».

1. drc@rapoportconseil.com.

Danielle Rapoport

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