Bulletins de l'Ilec

Un combat politique - Numéro 441

01/02/2014

En principe, la marque s’arrête au seuil de l’univers non marchand. Sauf à s’y enrôler comme arme immatérielle, dans le champ concurrentiel des politiques de puissance. Entretien avec Denis Gancel, président de l’agence W & Cie1

Depuis quand et pourquoi des pays ont-ils emprunté au privé les attributs de la marque ?

Denis Gancel : Le nation branding ou marketing des nations débute aux États-Unis quand Georges Creel est nommé par le président Wilson, en 1917, à la tête du premier office de relations publiques pour le pays. L’entrée en guerre des États-Unis aux côtés des Alliés en 1917 n’est pas populaire ; aussi faut-il expliquer les raisons de l’abandon de la neutralité, et surtout lever des fonds pour financer la guerre. Georges Creel invente les « réunions quatre minutes », temps nécessaire pour changer les bobines dans les salles de cinéma et lever des fonds tout en faisant la promotion des valeurs de l’Amérique. Il écrit en 1920 le livre How we advertize America, première initiative organisée, née d’une guerre, de ce qui sera plus tard nommé soft power. Deuxième marche vers le nation branding : la guerre froide conduit les États-Unis à promouvoir les valeurs de l’Amérique par tous les moyens. Moyens culturels avec la radio Voice of America, les bibliothèques en Allemagne et dans toute l’Europe, le cinéma avec Hollywood et les studios Disney. Moyens industriels, avec l’extraordinaire expansion des marques américaines, dont Coca-Cola ou Marlboro sont les emblèmes. Ces sagas de marques s’appuient sur l’imaginaire du pays, qui lui-même se nourrit des conquêtes mercatiques. C’est le premier exemple d’un soft power voulu et orchestré.

Aujourd’hui, des pays comme la Corée du Sud et ses grandes marques (Samsung, LG, Daewoo, Hunday) appliquent rigoureusement les mêmes méthodes. Beaucoup de pays émergents ont compris l’enjeu du nation branding. Grâce à une diaspora formée dans les meilleures universités occidentales, ils développent des stratégies de marque-pays visant en particulier à les faire progresser dans les classements internationaux, qui deviennent des baromètres de la réputation d’un pays. Ces pays, en déficit d’identité, ont compris que le capital immatériel (culture, éducation, qualité de vie, tourisme, accueil…) avait autant d’importance que le capital matériel et les infrastructures. C’est le goodwill que connaissent bien les financiers, ce qui donne un supplément de réputation et devient une source de respectabilité internationale et de valorisation en termes d’attractivité économique.

La respectabilité et la compétitivité sont, pour un pays, les deux motifs de s’engager dans la valorisation de sa marque. Cela s’applique aux pays qui se regroupent par intérêt économique bien compris, comme les Brics, créés sous l’impulsion de Goldman Sachs pour faire contrepoids au G7, ou par affinité géographique ou culturelle – les « aires linguistiques » chères à Dominique Wolton. Le partenariat lusophone entre le Mozambique, le Brésil, l’Angola, le Portugal et le Cap-Vert est un bel exemple d’aire linguistique. Cela s’applique enfin à toutes les formes de territoires, en particulier les villes et les régions. On a vu apparaître, ces dix dernières années, de véritables systèmes de marques pour des villes comme Amsterdam, Copenhague, New York, Singapour, qui montrent l’importance pour un territoire de se doter d’un cadre de cohérence pour tous ses points de contact avec les « parties prenantes ».

Votre Observatoire de la marque France, conçu avec l’institut de sondage Viavoice, fait-il apparaître, depuis sa première édition, en 2009, une évolution de la perception de la marque France par les Français ?

D. G. : L’Observatoire de la marque France est né d’une rencontre avec le regretté Jacques Marseille, ardent défenseur des atouts de la France, pour combattre le pessimisme mortifère. En 2009, il était très difficile d’accoler le mot « marque » à la France. Et nous étions peu nombreux à défendre l’idée qu’il fallait réagir au pessimisme ambiant. Aujourd’hui, plus de 90 % des Français sont favorables à la marque France. C’est devenu un sujet d’unité nationale. Cependant, la dernière vague de l’étude est alarmante : 70 % des Français se déclarent en dépression collective. Nous sommes un pays où la méfiance est devenue une compétence, où l’on juge nos voisins plus compétents et plus performants que nous, où une majorité de jeunes souhaiteraient vivre en dehors de France.

La marque France est devenue un combat politique majeur, au sens de l’intérêt national. Il faut travailler non plus en défense (protectionnisme) mais en attaque, créer un véhicule imaginaire (la marque) pour fédérer les énergies et faire entendre la spécificité française dans l’économie mondiale. L’étude Nation Goodwill Observer que W & Cie a menée en 2013, avec Ernst & Young et HEC, qui compare selon sept critères le capital immatériel de vingt-six pays parmi les plus importants, montre que la France est reconnue dans le monde entier, par les leaders d’opinion et responsables économiques, comme le pays de la créativité culturelle et artistique. L’étude montre notre extraordinaire capital imaginaire et dit l’urgence qu’il y a à le gérer professionnellement, dans un étroit partenariat entre le public et le privé. Je me réjouis de la création d’un haut conseil de l’attractivité2.

Qui porte le mieux la marque France ?

D. G. : À 90 % , les Français désignent les entreprises et les entrepreneurs comme les meilleurs ambassadeurs de la marque France. La France est un des pays du monde qui comptent le plus de créations d’entreprises par habitant. En France, on fait des bébés et des entreprises, et pourtant on est collectivement pessimiste ! Jusqu’à présent, il existait un fort décalage entre le sentiment de bonheur collectif et le sentiment de bonheur individuel : les Français se déclaraient malheureux collectivement et heureux personnellement. Ce décalage, du fait de la crise et du chômage, se réduit. On peut y voir une situation à haut risque, comme des raisons d’espérer une réaction forte. Les Français sont imprévisibles. C’est notre force.

Quelles sont les limites de l’analogie entre marque commerciale traditionnelle et marque d’entités publiques ?

D. G. : Tout n’est pas marque. Qui dit marque dit transaction, échange, champ économique, champ de la compétitivité. Une marque doit être connue, aimée et choisie, donc inscrite dans un champ concurrentiel. La marque s’arrête quand on entre dans le champ du politique, du diplomatique, de la démocratie, qui doivent rester des univers non marchands. Prenons les fonctions fondamentales de la marque commerciale : distinguer, clarifier, sécuriser, promettre.

En quoi une marque-pays y répond-elle ?

D. G. : La marque est un territoire. Et un territoire, c’est un emblème, un récit, un lieu et des interactions. Chaque territoire interprète à sa manière ces quatre critères : l’emblème avec son drapeau et tous les signes associés, comme l’hymne ; le lieu avec ses totems iconiques qui font image à travers le monde (le Guggenheim à Bilbao, le Louvre à Lens, la tour Khalifa à Shanghaï, la tour Eiffel à Paris…), le récit ou l’histoire propre à chaque lieu, avec sa singularité.

Il faut insister sur ce point. La mondialisation qui se déploie n’est pas exactement celle que les Américains avaient anticipée. Pour eux (Théodore Lewitt par exemple), la globalization ne pouvait être qu’une américanisation du monde. La dépendance à Google et son modèle économique en est une illustration. Mais beaucoup de forces que l’on pourrait qualifier d’identitaires sont apparues, revendiquant des souverainetés et des spécificités culturelles. Il n’y a jamais eu autant de pays dans le monde. Beaucoup de nouveaux États ont été des pays privés d’identité pendant des décennies. Tous, y compris les plus petits États du monde, cherchent à développer leur identité, leur personnalité propre. Il y a enfin les interactions entre le territoire et tout ce qui l’entoure. Le numérique est une possibilité formidable pour des pays de développer des stratégies d’émergence au moindre coût. Si l’on s’en tient au territoire européen, Erasmus est un extraordinaire exemple de brassage et d’interaction à l’échelle d’un continent.

La France aurait-elle des efforts particuliers à faire pour répondre aux fonctions fondamentales de la marque ?

D. G. : Elle doit rassembler ses forces et les mettre en cohérence. Il y a une France, mais des Français ! Il faudrait appliquer à la France la devise de la Comédie-Française, qui date de 1680 : Simul et singulis (« être ensemble et être soi-même »).

Quel est le territoire de la marque France, le périmètre de produits et services auquel elle s’applique ?

D. G. : Il doit être souple, agile, flexible et particulièrement large, pour accueillir toutes les dimensions de notre patrimoine imaginaire, sans exclure aucun secteur.

La segmentation de l’offre par marques-pays répond-elle à un vrai besoin parmi les consommateurs ?

D. G. : La mondialisation est un concept élitiste inventé par les classes dirigeantes. Chez nous, elle est vécue comme une menace, un ennemi de l’extérieur dont il faut se protéger. Dans les pays émergents, elle est vue comme une opportunité. Tout simplement parce ce qu’ils se sentent à l’intérieur de la mondialisation. Dans ce contexte, la marque d’origine joue un rôle de repère. L’origine n’a jamais eu autant de valeur (la réassurance, la traçabilité par l’origine), et la valeur n’a jamais eu autant d’origines (les composants d’un téléphone proviennent d’une vingtaine de pays). Or si le luxe français revendique ses origines bien françaises, l’automobile, elle, parle anglais ! Elle baisse pavillon, au moment où les Allemands, en signant Das Auto pour Volkswagen ou Vorsprung durch Technik pour Audi, ont compris que la fiabilité allemande était un avantage compétitif. Notre salut ne sera jamais dans l’imitation mais dans l’invention.

Quels sont les deux ou trois traits majeurs qui fondent la personnalité et l’imaginaire de marque de la France ?

D. G. : Selon 42 % des Français, la première valeur de la marque France, ce sont des valeurs commerciales (compétitivité, qualité des produits, puissance des entreprises). Au deuxième rang (22 %) viennent les valeurs sociales et politiques (respect de l’humain, promotion de la diversité, respect de l’environnement), et au troisième des valeurs culturelles de créativité et d’innovation. Selon moi, la première valeur à faire rayonner est pourtant celle de la créativité. Je me réjouis de la création de la « French Tech »3 qui est une première marche vers la valorisation de cette French Touch que le monde nous envie. Les Français sont les rois du prototype, ils détestent les séries. L’art du contrepied, si français, s’accommode bien de la créativité.

Si vous deviez choisir une effigie pour représenter la France et sa marque, ce serait une femme ou un homme ?

D. G. : Plutôt une femme : Camille Claudel, Marie Curie. Si c’était un homme : D’Artagnan, Eiffel, Pasteur. Et pourquoi pas le génie de la Bastille ?

Quelle langue parle la marque France ?

D. G. : Français ! Dans vingt ans, l’Afrique sera le premier pays francophone du monde. Un pays sur trois parle français à l’ONU. La francophonie est un atout stratégique majeur pour la France dans la mondialisation. C’est notre « aire linguistique » naturelle. Il nous faut sortir de l’image folklorique que nous en avons. La marque France doit être portée par la francophonie.

Si la France est une marque, qui va la recommander ? Qui sont ses ambassadeurs (des entrepreneurs, des acteurs culturels…) ?

D. G. : Les 65 millions de Françaises et Français, et sans aucune exclusive.

Si elle est une marque, comment suscitera-t-elle la fidélité, voire l’attachement transgénérationnel ?

D. G. : La marque France ne peut être construite que pour durer, et elle doit exister indépendamment du calendrier politique. Il faut agir dans la cohérence sur le long terme.

1. Auteur de La France est une chance, 12 raisons d’être français et optimiste, Denis Gancel, W & Cie et l’Atelier d’édition, 2012 – http://www.lafranceestunechance.fr/extrait-du-livre/.
2. Le « Conseil stratégique de l’attractivité », organe informel réunissant des dirigeants de grandes entreprises étrangères implantées en France, a été réuni le 17 février par le président de la République, qui a indiqué (www.elysee.fr/assets/pdf/allocution-du-president-de-la-republique-lors-du-conseil-strategique-de-l-attractivite.pdf) qu’il le réunirait « tous les six mois » (NDLR).
3. Cf. le site promu par UbiFrance www.frenchtechhub.com.

Propos recueillis par J. W.-A.

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