Bulletins de l'Ilec

Tempes argentées, levier de valeur - Numéro 443

01/06/2014

Que leurs besoins soient ceux de l’ensemble de la population ou plus spécifiques, les seniors « silver » représentent de nouvelles opportunités de croissance. Entretien avec Alain Villemeur, professeur associé à l’université Paris Dauphine et chercheur associé à la chaire « Transitions démographiques, Transitions économiques » de la Fondation du risque1.

Face à la mondialisation du vieillissement, la France a-t-elle dans le domaine de la « silver économie » des avantages comparatifs ?

Alain Villemeur : La France compte quelque quinze millions de seniors de plus de 60 ans, un marché mondial qui représente un milliard de personnes. En 2050, ce chiffre atteindra deux milliards ! La question de la mondialisation du vieillissement est donc légitime. Le Japon y est confronté depuis longtemps, la Chine va l’être prochainement. La France, dans le domaine de la « silver économie », a des avantages comparatifs, dont certains relèvent de l’action gouvernementale. Ainsi a été créée, en avril 2013, une filière industrielle dotée d’un comité de filière qui réunit de prestigieuses institutions et entreprises, Caisse des dépôts, Banque publique d’investissement, Legrand… Il se réunit régulièrement.

L’objectif est de faire travailler en réseaux les entreprises, petites et grandes, pour satisfaire le marché non seulement français mais également mondial. Autre atout français : la création de la « Silver Valley » à Ivry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne, un cluster qui réunit, autour de l’hôpital Charles-Foix, un des premiers au monde pour la gériatrie, des entreprises, des laboratoires, desquels vont sortir les produits innovants de demain. Les pouvoirs publics ont également lancé une démarche avec des régions pilotes, comme la Normandie, pour diffuser les gérontechnologies, regrouper les entreprises en mesure d’y répondre.

Quels sont les types de produits ou de services à effet de levier le plus élevé, pour l’amorçage des marchés innovants ?

A. V. : Les « seniors plus » ont besoin de services pour l’aide à la vie quotidienne, aide à domicile, aide ménagère… Mais ils ont également besoin de produits qui relèvent des gérontechnologies. Par exemple la téléassistance, domaine où la France accuse du retard, alors que les pays nordiques sont très bien équipés : 80 % des personnes de plus de 80 ans au lieu de 15 % en France. Un potentiel existe donc, qui se heurte en France à un blocage culturel : il n’est pas dans les habitudes des seniors d’y recourir et le corps médical ne joue pas son rôle de conseil. Or toutes les études montrent les bénéfices en termes de santé (éviter les chutes graves) et de lien social avec les personnes isolées.

L’évolution prévisible du revenu des seniors se prête-t-elle aux incitations à épargner moins et à consommer davantage de produits et services spécifiques comme le recommande le Commissariat général à la stratégie et à la prospective2 ?

A. V. : Question difficile, car l’évolution du revenu des seniors n’est pas claire. Notre situation économique conduit au blocage des retraites. Même si cette mesure ne concerne qu’une partie d’entre eux, les retraités l’appréhendent comme une perte de pouvoir d’achat. Cela ne favorise ni la baisse de l’épargne ni la hausse de la consommation. Pour autant, les seniors ont, à côté de leur retraite, du patrimoine, qu’on estime élevé, en moyenne entre 250 000 et 300 000 euros. Ajoutons que 75 % des retraités sont propriétaires de leur logement. Aussi les économistes de la chaire Transitions démographiques, Transitions économiques s’interrogent sur les méthodes visant à inciter les seniors à consommer. On parle de « liquéfier » le patrimoine, pour le transformer en revenu.

La vieille méthode du viager peut-elle être modernisée ?

A. V. : Le viager, tel qu’il est encore pratiqué, ne fonctionne pas bien, car il a une image déplorable. On a en mémoire la plus que centenaire Jeanne Calment enterrant son notaire qui avait contracté un viager avec elle. À ce jour, on ne dénombre que cinq mille viagers. Les économistes de la Chaire proposent un viager mutualisé qui ne serait plus de gré à gré, entre un vendeur et un acheteur, mais géré par une institution financière qui prendrait à sa charge le risque. Avec ce type de viager 5 milliards d’euros pourraient être consacrés, tous les ans, à la consommation.

Quels seront les secteurs perdants du vieillissement de la population ?

A. V. : Avec le vieillissement, la propension à consommer des services de santé et d’aide à domicile augmente, et la propension à consommer diminue pour les transports et les loisirs. Pour autant, le phénomène ne concerne que la tranche d’âge supérieure à 80-85 ans. En deçà, la consommation des plus de 60 ans se maintient et demeure proche de celles des moins de 60.

La « silver économie est-elle la fin de l’association entre vieillissement, rente, monnaie forte et déflation ?

A. V. : Le Japon, pays développé qui sert de référence en matière de vieillissement, est en stagnation économique depuis plus de vingt ans. Il est difficile de lier cela au vieillissement, car ce pays a connu des crises boursières et immobilières très importantes. L’heure n’est plus où l’on associait stagnation économique, décroissance et déflation avec vieillissement.

Deux processus doivent nous rendre optimistes. Une société dont l’espérance de vie augmente consacre plus d’argent à l’éducation, dont l’enseignement supérieur, ce qui induit une croissance de la productivité. Deuxième motif d’espoir : les dépenses de santé ne doivent pas être considérées uniquement sous l’angle des charges mais aussi sous celui des investissements. Les actifs en meilleure santé sont plus productifs et travaillent mieux. Le lien est démontré entre dépenses de santé et hausse de la productivité. Ce sont de telles idées qui m’ont conduit à soutenir3 que la protection sociale pouvait, par certains aspects, être un véritable investissement.

Les dépenses au titre de l’autonomie et de la santé vont-elles comprimer de plus en plus celles consacrées au panier de la ménagère ?

A. V. : Oui, mais à compter de la tranche d’âge 75 ans. Il faut relativiser l’arbitrage pour les jeunes seniors qui n’ont pas de problème d’autonomie ; 80 % des dépenses liées à l’autonomie concernent les plus de 75 ans. En outre, les dépenses de santé (dont les maladies chroniques, couvertes à 100 % ) sont mutualisées et prises en charge par l’ensemble de la société.

Y a-t-il, vis-à-vis des classes âgées, une médicalisation de la consommation qui serait plus mercatique que sanitaire ? (Le CGSP écrit dans son rapport, p. 36 : « Les dépenses de santé semblent plus le fait de comportements générationnels que de besoins liés à l’âge : les plus riches ont une consommation des biens et services de santé non remboursés beaucoup plus élevée que les autres catégories. »)

A. V. : Ce qui explique les dépenses de santé, ce sont essentiellement les besoins liés à l’âge. On constate d’ailleurs que les courbes de dépenses en fonction de l’âge sont très semblables entre les pays développés.

Les classes d’âge supérieures à 65 ans sont-elles à considérer seulement sous l’aspect de la demande qu’elles représentent pour la filière silver, ou ont-elles un rôle à jouer du côté de l’offre ?

A. V. : Oui, et le débat actuel sur l’âge de la retraite vient éclairer cette problématique. En Suède et aux États-Unis, la retraite commence à 65 ans ; en France à 61 ans. Les économistes savent que plus on retarde l’âge de la retraite, plus les seniors contribuent à produire, à cotiser et à financer la protection sociale. Cela explique pourquoi en Suède le financement de la dépendance est plus élevé et plus facile qu’en France. À long terme, la retraite à 65 ans sera inévitable en France, pour équilibrer non seulement les dépenses de protection sociale mais aussi celles liées à la dépendance.

À raisonner en classes d’âge, la « junior economy » ne serait-elle pas aussi un levier de croissance ?

A. V. : Oui, bien sûr, en termes non seulement de production mais aussi de consommation, les moins de 25 ans sont un levier de croissance. Mais pour l’heure, aucune étude n’a été réalisée sur leur impact. Pour autant, l’économiste sait que l’avenir des seniors sera d’autant mieux assuré que celui des jeunes le sera aussi, qu’ils seront mieux formés et intégrés dans la société pour assurer la future croissance. Il faudrait lier, mieux, dépenses de retraite et dépenses d’éducation.

1. http://qwt.co/ssg6j9. Alain Villemeur est l’un des contributeurs à la France face au vieillissement : le grand défi (Descarte & Cie, octobre 2013).
2. CGSP : la Silver Économie, une opportunité de croissance pour la France, décembre 2013, p. 36.
3. La Protection sociale : un investissement pour notre avenir, Seuil, 2012.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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