Bulletins de l'Ilec

Favoriser une intergénération active - Numéro 443

01/06/2014

La vieillesse n’est plus un naufrage et le vieillissement de la population dépasse la seule dimension sociale. Le champ de l’économie s’y ouvre, pour un impact quantitatif et qualitatif. Entretien avec Serge Guerin, sociologue et professeur à l’ESG Management School.

L’émergence d’une filière de l’offre « silver économie » est-elle en France une réalité tangible, et contribue-t-elle à mieux répondre aux besoins des seniors dépendants ou exposés au risque de dépendance ?

Serge Guerin : Oui, émergence est le bon terme, car si la filière existe, elle est encore loin d’avoir donné toute sa puissance. Grâce à l’action de l’ancienne ministre Michèle Delaunay, certaines entreprises ont pu se structurer autour de ce thème et rejoindre ceux qui, comme moi, ont longtemps prêché dans le désert en montrant que le vieillissement de la population n’était pas seulement une question sociale et portait des enjeux d’offre sur le plan économique. Nous avons fait un bon pas, mais il ne faudrait pas que cela se transforme en effet d’aubaine. Tout ne sera pas réglé par la technologie, car des freins à l’usage existent. Il faudra également prendre en compte la capacité financière des bénéficiaires. Les revenus des seniors ne sont pas exponentiels. Pour autant, le Japon en porte témoignage, la silver économie est un levier d’innovation, économique, technologique et social.

Dans votre ouvrage la Nouvelle Société des seniors1, vous affirmez que les seniors sont l’avenir de la France. Provocation ?

S. G. : Grande nouvelle : on vit plus longtemps et les gens vieillissent moins vite qu’avant. L’âge a rajeuni ! La France va changer en prenant conscience des besoins et de la demande des plus âgés de sa population : un monde plus adapté aux personnes fragiles, moins rapide et donc moins polluant, plus axé sur le développement durable. La silver économie est une opportunité économique, mais qui doit reposer sur une transformation sociale, culturelle, mentale… Il y a deux transitions à réussir : la transition énergétique et la transition démographique.

Vous écrivez : « Cela permettra d’inventer une société plus attentive à l’autre et plus facile à vivre »…

S. G. : Prenons un cas concret. Le réseau « Villes amies des aînés » regroupe des collectivités qui s’interrogent sur la ville de demain et qui cherchent des solutions pour et avec les seniors, sans pour autant exclure les autres populations. L’enjeu est aussi de favoriser une intergénération active et souple. Jadis, pour entrer dans les bus, il fallait gravir des marches. On les a remplacées par des plates-formes destinées non seulement aux seniors mais aussi aux femmes avec poussette, handicapés, enfants… En s’adaptant aux plus faibles, aux plus fragiles, on fait du bien à tous. C’est un vrai levier de transformation qui peut favoriser un développement qualitatif de l’économie.

Vous écrivez également qu’ « il peut y avoir des influences positives sur les modes de consommation »…

S. G. : Si les gens vieillissent plus longtemps, c’est la preuve de la pertinence du développement durable, ils ont tendance à utiliser plus longuement les équipements. Les seniors sont un frein à l’obsolescence programmée. Ils redonnent sens à la durabilité des objets, à leur dimension essentielle et non plus gadget. Ils ont besoin de choses utiles et non plus futiles.

La simulation robotique a-t-elle permis d’identifier en situation de vie quotidienne tous les secteurs concernés par le vieillissement de la population ?

S. G. : S’imaginer ce que cela représente d’être plus âgé remplace bien des discours. Un simulateur de vision permet de comprendre comment les gens voient. On se met à la place de l’autre, la simulation robotique suscite l’empathie. C’est aussi une bonne manière de proposer des biens et des services adaptés aux besoins réels et à la situation des personnes. Le Commissariat général à la stratégie écrit dans son rapport : « Les dépenses de santé semblent plus le fait de comportements générationnels que de besoins liés à l’âge : les plus riches ont une consommation de biens et services de santé non remboursés beaucoup plus élevée que les autres catégories. »2

Y a-t-il, vis-à-vis des classes âgées, une médicalisation de la consommation qui serait plus mercatique que sanitaire ?

S. G. : Oui, c’est la raison pour laquelle la prévention doit primer. C’est une révolution copernicienne principale à engager. Une grande partie des soins nécessite davantage d’accompagnement des personnes, de changements de mode de vie (nutrition, activité physique…), de protection face au dérives environnementales…

Pour ce qui concerne les produits de tous les jours, le marketing vous paraît-il en phase avec les besoins de ces seniors ?

S. G. : Pour une grande partie d’entre eux, les produits sont communs à tous. Aussi faut-il prendre en compte davantage les styles de vie que l’âge. Quand un homme de soixante ans est de nouveau père, il a un mode de consommation qui le rapproche d’un père de trente ans. Il est vrai que les entreprises n’ont pas encore nécessairement intégré les seniors dans leur stratégie. Elles ont peur de vieillir leurs marques. Ces vingt millions de consommateurs ne doivent pas être considérés comme des parias.

Faut-il tendre vers une offre de produits spécifiques ?

S. G. : Très majoritairement non, car les besoins sont les mêmes. Prenons l’exemple de douches à l’italienne qui se substituent progressivement aux traditionnelles baignoires : cela concerne tout le monde, les jeunes comme les seniors. On économise de l’eau, donc on gagne en pouvoir d’achat, et c’est plus hygiénique. C’est comme les marches dans le bus, ce nouvel usage concerne tout le monde. Ce n’est pas un marqueur d’âge. Comme les lunettes qui offrent une qualité esthétique. L’offre doit être démédicalisée.

Le personnel attaché aux résidences avec services a-t-il une formation particulière en matière de panier quotidien senior ? Faut-il former les aidants à mieux acheter pour les anciens ?

S. G. : De plus en plus, les plus âgés vont être confrontés à des problèmes d’argent. Ils vont tendre vers une consommation plus réduite et à l’autoconsommation : faire son jardin, c’est tout autant avoir une activité occupationnelle et valorisante qu’économiser sur les achats de fruits et légumes et être assuré de leur qualité.

Diriez-vous que dans les dernières décennies, pour les seniors, la vie quotidienne est devenue plus simple dans l’usage des produits ? Dans celui des services et les relations avec les administrations ?

S. G. : Pour les produits, oui globalement, ils sont plus faciles à ouvrir, plus propres à tenir dans la main. En revanche, dans les grandes surfaces, certains demeurent difficilement accessibles. Dans les services, il y a eu des évolutions positives, mais avouez que le système téléphonique « tapez 1, 2, 3 » est plutôt froid. C’est d’ailleurs ingérable quel que soit l’âge. Ici, on peut parler de régression.

Vous vous êtes félicité que « la Loi Delaunay redonne aux départements le rôle majeur de conduire les politiques d’adaptation au plus près des besoins des populations ». Leur disparition programmée sera-t-elle préjudiciable à la silver économie » ?

S. G. : Oui, car plus le monde est complexe, plus un ancrage territorial fort est nécessaire. La disparition des départements ne fera pas disparaître les pauvres, les handicapés et les vieux. Cela risque de coûter plus cher que le système actuel, car il est nécessaire d’avoir une approche adaptée au type de population qui vit sur un territoire.

1. Michalon, 2011.
2. La Silver Économie, une opportunité de croissance pour la France, décembre 2013, p. 36.

Propos recueillis par J. W.-A.

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.