Bulletins de l'Ilec

« Senior », statut en voie d’appropriation - Numéro 443

01/06/2014

Population hétérogène, les seniors constituent pour le marketing des cibles contrastées, mais de plus en plus enclines à accepter le statut qu’il associe à leur classe d’âge. Entretien avec Frédérique Aribaud, directrice générale associée de Senioragency

Quels seront les secteurs perdants du vieillissement de la population ?

Frédérique Aribaud : Je ne parlerais pas de secteurs perdants, car potentiellement le vieillissement de la population concerne tous les secteurs de la consommation. Je parlerais plutôt de perte d’avantage concurrentiel, pouvant être lié à plusieurs facteurs : un manque d’intérêt pour la cible seniors, avec un investissement sur les plus jeunes générations et sur un marketing de l’urgence ; un manque d’innovation et d’adaptation aux besoins des seniors, dans les caractéristiques intrinsèques du produit (ou service) ou dans son mode de distribution ; et un manque de communication : bien que ce phénomène tende à s’inverser ces dernières années, certaines marques rechignent à communiquer directement auprès de cette cible, par peur de vieillir leur marque. Les grands perdants seront ceux qui ne voient pas cette réalité démographique et économique, et qui laissent leurs concurrents leur prendre progressivement des parts de marché.

Entre les actifs occupés de plus soixante ans et les dépendants du quatrième âge, quels profils types voyez-vous dans la population senior ?

F. A. : Les seniors sont une population hétérogène. Ils n’ont pas les mêmes envies ni les mêmes besoins, n’appartiennent pas à la même génération, ne consomment pas de la même manière et ne consultent pas les mêmes médias ! Senioragency distingue trois grands segments : « masters », « libérés » et « aînés ». Les masters, 50 à 65 ans, sont aujourd’hui la « génération mai 68 », ils représentent 50 % des seniors et concentrent l’essentiel des revenus. Remboursement de l’emprunt de la résidence principale, premier héritage, enfants quittant le foyer, ils sont au sommet de leur salaire et consomment, pour eux, leurs parents parfois en situation de dépendance (aidants familiaux) et leurs petits-enfants. Ils sont plutôt hédonistes et jouisseurs. Les libérés, 65 à 75 ans, sont la « génération Libération », ils représentent 21 % des seniors. Libérés du travail et des contraintes familiales, ils ont du temps, en profitent pour voyager, se socialiser, s’investir dans des associations. Consommateurs plus prudents, ils se méfient des gadgets, se renseignent et comparent avant d’acheter. Les aînés, les plus de 75 ans, sont la « génération rationnement », ils représentent 25 % des seniors. La santé est leur principale préoccupation.

Quels sont les enjeux du vieillissement pour les industriels de PGC ?

F. A. : Les enjeux portent sur tout le cycle de vie du produit. Dans l’alimentaire, des caractéristiques nutritionnelles à l’emballage, les modes de commercialisation, les services proposés et la communication autour du produit.

Sous l’aspect nutritionnel, les produits doivent couvrir les besoins en énergie (le métabolisme des seniors étant moins efficace, il nécessite des apports plus élevés ou au moins équivalents à ceux d’un adulte plus jeune) ; les besoins en protéines (même remarque, car le métabolisme protéique de la personne âgée favorise la fonte musculaire) ; les besoins en calcium (supérieurs à ceux d’un autre adulte, car le métabolisme du calcium est altéré par le vieillissement) ; les besoins en micronutriments (les seniors ont des carences à cet égard) ; les besoins en lipides (taux de cholestérol donc consommation de graisse à surveiller jusqu’à 65 ou 70 ans). D’autres problèmes sont à prendre en compte pour cette population : déshydratation, constipation, diabète, surpoids… Il s’agit donc de privilégier des recettes « plaisir » adaptées, sans sel, sans gluten, avec les apports nutritionnels nécessaires liés à l’âge, et des portions réduites. Sensibles au bon et au bien manger, à l’impact environnemental, au bio, aux labels, à la traçabilité et au savoir-faire français, les seniors veulent savoir ce qu’il y a dans leur assiette.

En matière de conditionnement, il faut privilégier le « design universel », mais en prenant en compte le vieillissement des sens des seniors : couleurs, préhension, poids… Et adapter les portions à de petits appétits. Le Conseil de l’Europe a adopté cette définition en 2001 : « La conception universelle est une stratégie qui vise à concevoir et à composer différents produits et environnements qui soient, autant que faire se peut et de la manière la plus indépendante et naturelle possible, accessibles, compréhensibles et utilisables par tous, sans devoir recourir à des solutions nécessitant une adaptation ou une conception spéciale. »

Labelliser les services « silver économie » semble une voie retenue par les pouvoirs publics. Est-ce pertinent pour les produits courants ?

F. A. : Jusqu’à une période récente, les seniors n’aimaient pas être catalogués comme tels. Aujourd’hui, ce terme est mieux accepté par la société, les médias, les publicitaires, les jeunes générations, et les seniors aux mêmes, qui voient souvent un avantage à des offres spécifiques liées à l’âge et revendiquent plus facilement ce statut. De plus en plus de produits font apparaître sur l’emballage une mention « Spécial seniors », permettant aux personnes concernées de se retrouver plus facilement dans la jungle de l’offre. Dans un contexte de marché plus mature où la notion de « bien vieillir » est partagée, labelliser les services concernés paraît une voie intéressante. Souvent, les seniors ne savent même pas qu’existe tel ou tel produit qui répond parfaitement à leur besoin ! Reste à savoir selon quels critères attribuer le label, dans quels secteurs (ne pas le réserver à de la domotique-robotique-téléassistance), et quel nom évocateur pour ces générations lui donner.

« Fonder la stratégie d’émergence de la filière silver économie sur le ciblage des seniors les plus aisés »1, comme le prône le Commissariat général à la stratégie et à la prospective, est-ce aussi la bonne méthode avec les produits de tous les jours ? Une « voie premium » ?

F. A. : Les seniors « riches » représentent 9 % des 60-75 ans (enquête Insee « budget des familles » 2006). Adopter une démarche « premium » serait risquée, car pas assez représentative du marché de masse, qui représente 73 % des seniors. Pour le lancement d’une filière sur laquelle reposent beaucoup d’attentes, un ciblage sur les plus riches serait réducteur et dommageable. Les seniors, quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle, sont consuméristes : ils cherchent le meilleur rapport qualité-prix et comparent. Il serait souhaitable d’aborder le lancement de la filière silver par le « mass market », puis de compléter l’offre pour s’adresser aux seniors les plus aisés.

Le vieillissement des consommateurs freine-t-il l’« innovation produit » ?

F. A. : Le vieillissement des consommateurs est plutôt une formidable opportunité d’innovation. Les Japonais et les pays du nord de l’Europe l’ont bien compris, et multiplient les brevets et les projets pilotes. Repenser le produit dans son ensemble pour le rendre accessible aux seniors est une démarche qui devrait être quasi systématique dans les entreprises. De plus, la demande est là : les seniors adorent la nouveauté, cela les valorise et prouve que les marques s’intéressent à eux. L’innovation peut porter non seulement sur les caractéristiques du produit, mais sur son emballage, sa communication, sa distribution (passage du catalogue au site en ligne…).

Proposer des produits valorisés à l’intention des seniors n’est pas un risque de vieillir la marque ?

F. A. : Il ne faut pas confondre la cible et le message ! Vous pouvez vieillir votre marque en vous adressant à des jeunes ! Le terme « senior » est moins tabou depuis quelques années, devient même branché. Les seniors sont partout : dans les publicités, les médias, la mode… Ils sont tendance. Les intéressés ne se sentent plus offensés et adhèrent plus facilement à cette terminologie. Tout dépend du secteur d’activité, mais proposer des produits valorisés « seniors » est plutôt une idée innovante. Dans l’approche, il s’agit avant tout de communiquer autour des valeurs d’usage, d’avoir une démarche centrée sur les besoins. Le nom est là pour faciliter la compréhension et le ciblage, ceux qui ne s’y reconnaissent pas encore auront d’autres occasions de devenir clients ultérieurement – ils seront juste plus longs à recruter. Par ailleurs, proposer un produit « senior » signifie adopter un plan médias « senior » aussi : peu de chances pour les plus jeunes de tomber sur la communication et de « vieillir » la marque !

Parmi les produits du quotidien, quels besoins seraient encore à pourvoir dans l’offre de la grande distribution ?

F. A. : Côté distributeurs, il y a de multiples opportunités, à commencer par l’accessibilité des produits en rayon, des conditionnements adaptés, ainsi que les horaires (happy hours en journée ? ), des caisses réservées, des toilettes accessibles… Côté offre, les opportunités de marché sont du côté de la nutrition, de l’alicament, du tourisme, de l’équipement de la maison, de la domotique, de l’habillement et du bien-être.

1. www.strategie.gouv.fr/blog/2013/12/dossier-presse-la-silver-economie-une-opportunite-de-croissance-pour-la-france/ (voir particulièrement p. 16, à propos de la domotique).

Propos recueillis par J. W.-A.

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